La chronique de Claude-Henry du Bord.

Chronique. Robert Seethaler, Une vie entière : Leçon de simplicité


À mon avis, la chronique de Claude-Henry du Bord | 

Né à Vienne en 1966, Robert Seethaler vit aujourd’hui à Berlin où il est acteur, scénariste et écrivain. Son précédent roman, Le Tabac Tresniek (2014) rencontra un bel accueil en France aussi bien de la part du public que de la critique. Une vie entière surprend, et c’est peu dire, par la minceur du propos : il ne se passe presque rien dans la vie d’Andréas Egger, un homme de peu, de très modeste origine, fou de sa montagne, de son coin de terre, mais dans ce rien l’humanité, est contenue avec une force rare. Rien de lyrique, une écriture sans gras, « l’os de la réalité » dirait Pavese et rien que l’os. Pas d’envolée, une sobriété à l’image de cette vie plus que humble, plus que modeste. Un sentiment de nudité qui traduit à merveille le silence de ce héros sans histoire.

 

Tout commence par une scène de sauvetage, Andréas découvre, un matin de février 1933, le chevrier Jean des Cormes agonisant sur sa paillasse, il le relève, l’installe dans une hotte arrimée à son dos, le porte au village sous des rafales de neige, quand le chevrier, libre et sauvage, s’enfuit dans le brouillard et les frimas, après avoir seulement lâché quelques paroles… Que deviendra-t-il ? Épuisée, Andréas fait une halte dans une auberge, le corsage de Marie, la serveuse, une fille charpentée aux mains calleuses, effleure son bras alors qu’elle lui sert un verre de schnaps, une petite douleur tenace l’envahit. Il l’invite à quelques ballades, elle accepte et grâce au concours d’un collègue de travail d’une entreprise de construction de téléphérique, lui fait une des plus belles déclarations d’amour qui soit : il a fait installer (pour l’équivalent d’une de ses journées de salaire) de petits sacs de lin imprégnés de pétrole qui, une fois enflammés, dessinent sur le flanc de la montagne, à la nuit tombée, la déclaration d’amour minimaliste suivante : Pour toi Marie, en lettres de feu vacillantes… Elle accepte de l’épouser et meurt peu de temps après victime d’une avalanche. Même brisée comme peut l’être une jambe, la vie reste la vie.

 

Journalier, sans le sou, jouissant de la beauté de ce qui l’entoure, Andréas continue de construire son existence sans lustre apparent au jour le jour, avec une détermination tranquille, sans parler ou presque. Celui qui fut cet orphelin maltraité, copieusement fouetté au moindre faux pas par un père adoptif qui le tance à coup de baguette de coudrier, au point de le rendre à jamais boiteux, décide tout simplement d’« élever son regard, pour voir plus loin que son petit bout de terre, le plus loin possible ». Il fera carrière dans cette entreprise rude en forant la montagne de milliers de trous, pour y introduire d’énormes bâtons de dynamites, puis poncera l’acier rouillé en assurant la maintenance des téléphériques. Rien de glorieux. Mais la gloire, il ne sait même pas ce que cela recouvre et s’en fiche. Il vit, il a de l’air dans ses poumons, un toit de fortune et ce rien lui suffit. La guerre le happe, il se retrouve dans les montagnes du Caucase, puis prisonnier en Russie, connaît la faim, le travail forcé, s’en sort, sans plus en tirer d’orgueil que de joie. Le monde change, sa montagne est bientôt envahie par des hordes de touristes, Andréas s’adapte, presque par hasard ou en suivant des circonstances pour le moins occasionnelles, et devient guide. Cela lui suffit et même s’il ne décroche pas la mâchoire en promenant ses clients, il est apprécié pour sa connaissance de lieux où le danger rôde, où la mort, la « Femme froide », vient chercher celui qui ne s’y attend pas.

 

Tout cela pourrait n’être qu’anecdotique voire d’une platitude sans nom si Robert Seethaler n’avait le génie de l’essentiel. Sa phrase est plus que simple, les répétitions abondent qui passent presque inaperçues tant est fluide son phrasé ; les verbes, parfois pauvres, mettent ce qu’il faut de mouvement dans la présence massive d’une nature rocheuse, âpre, mais fleurie qui devient au fil des pages une espèce d’épouse symbolique pour ce cœur non pas sec, mais simple. La sobriété du style colle à la vie fruste et rude d’Andréas, chaque mot est pesé, chaque regard de cet homme ordinaire dont les émotions, les pensées, les souvenirs sont livrés avec une émotion bouleverse durablement. Rien de trop. Ni plus ni moins. J’avoue avoir été fasciné par une telle économie de moyen au service d’une sensibilité aussi manifeste que discrète. Ainsi : « Enfant, Andréas Egger n’avait jamais crié de joie, voire crié tout court. Jusqu’à sa première année d’école, il n’avait même jamais parlé. Il s’était constitué non sans peine un petit pécule de mot qu’il se disait tout haut en de rares moments et assemblait au hasard. Parler voulait dire attirer l’attention, ce qui pour le coup ne présageait rien de bon. » (p. 18) ; « Dieu endurcit l’homme fait à son image, pour qu’il règne sur la terre et tout ce qui s’affaire dessus. L’homme accomplit la volonté de Dieu et dit la parole de Dieu. L’homme donne la vie à la force de ses bras. L’homme est la chair, il est la terre, il est le paysan, et il se nomme Hubert Kranzstocker » (lequel est le bourreau d’Andréas) (p. 19) ; « Alors il pensait à l’avenir, qui s’étendait à l’infini devant lui, justement parce qu’il n’en attendait rien. Et quand il restait couché assez longtemps, il avait parfois l’impression que la terre sous son dos se soulevait et s’abaissait tout doucement, et, à ces moments-là, il savait que les montagnes respiraient » (p. 31) ; « Il ramassait les pierres et, pour tromper l’ennui, il leur donnait un nom. Quand il n’eut plus de noms, il leur donna des mots. Et quand, un beau jour, il réalisa qu’il y avait plus de pierres sur la terre qu’il ne connaissait de mots, eh bien il reprit au début » (p. 32) ; « Il n’avait personne, mais il avait tout ce qu’il lui fallait, c’était assez. De la fenêtre, la vue était étendue, le poêle était chaud, et, au bout d’un hiver de chauffage, l’odeur tenace de bouc et d’autres bestioles se serait définitivement dissipée. C’était surtout le calme qu’Egger appréciait. » (p. 141) et enfin, ce passage, presque au terme de ce roman très court et d’une beauté frappante : « Il avait tenu plus longtemps qu’il l’eût jamais cru possible et, somme toute, s’estimait satisfait. Il avait survécu à son enfance, à une avalanche et à la guerre. Il n’avait jamais rechigné à la tâche, avait percé un nombre incalculable de trous dans le rocher et abattu probablement assez d’arbres pour entretenir un hiver entier le feu des poêles de toute une bourgade. Il avait suspendu sa vie à un fil entre ciel et terre plus souvent qu’à son tour et, en ses dernières années de guide de montagne, il en avait plus appris sur les gens qu’il ne pouvait comprendre. Autant qu’il sût, il n’avait pas commis de forfaits notables et n’avait jamais succombé aux tentations de ce monde : les saouleries, les coucheries et la goinfrerie. Il avait bâti une maison, dormi dans d’innombrables lits, dans des étables, sur des plates-formes et même, quelques nuits, dans une caisse en bois russe. Il avait aimé. Et il avait pressenti où l’amour pouvait mener… » (p. 148-149). Rien de plus vous dis-je. L’os, pas le gras qui suinte, pas les fanfreluches. Deux fois, cet homme, ce simple, regarda la télévision et fut retourné comme un gant : la première par le sourire de Grace Kelly, la seconde par les premiers pas d’Armstrong sur la lune. Quoi de plus pour se sentir vivant ? Il mourut sans rien dire, après avoir perdu la tête, une joue collée à sa table de cuisine, sans doute après avoir regardé le ciel de sa fenêtre.

 

Cette leçon de simplicité devient leçon de vie, quand le reste n’est que leçon de ténèbres, désenchantement, étroitesse, complaisance. Une vie entière fait presque regretter de n’avoir pas les moyens de ce genre d’existence pour être avalé tout cru par la modernité et sa logorrhée chronique. Il ne parlait pas Andréas, il vivait.

 

Claude-Henry du Bord

 

Robert Seethaler, Une vie entière, Roman traduit de l’allemand par Elisabeth Landes, Sabine Wespieser éditeur, octobre 2015, 158 pages, 18 €


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