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Barnaby, Enfantaisie en noir et blanc

Enfantaisie en noir et blanc

 

Barnaby ? En France, même parmi les amateurs de bandes dessinées, bien peu nombreux étaient ceux à qui ce titre disait quelque chose. Il est temps de découvrir ce classique du comic strip américain dû au dessinateur Crockett Johnson.

 

Enfin ! La parution chez Actes Sud du comic strip américain Barnaby vient mettre un terme à une injustice française longue de trois quarts de siècle. Étant donné le maquis que constitue l’édition de la bande dessinée — rappelons que plus de cinq mille titres sortent chaque année en France —, on ne saurait être péremptoire, mais il semble que cette œuvre poétique étonnante et attachante n’avait jamais fait à ce jour l’objet d’une publication dans notre pays. La v.f. de Wikipedia ne nous aidera guère dans nos recherches : point d’article sur Barnaby ; et point d’article non plus sur son auteur, David Johnson Leisk, alias « Crockett » Johnson.

            

Il est vrai que, même dans son pays d’origine, Barnaby n’a jamais connu un énorme succès ; rien à voir, par exemple, avec les Peanuts de Charles Schulz. Disons que, en termes de popularité et de célébrité, Barnaby est aux Peanuts ce que Woody Allen est à Steven Spielberg. Mais s’arrêter là, c’est mentir par omission, car Barnaby fait partie de ces œuvres qui, tout en étant relativement peu connues, ont eu une influence décisive sur d’autres œuvres universellement saluées. Schulz, par exemple, qu’on vient de citer, adorait Barnaby. Jules Feiffer aussi. Et l’on pourrait ajouter que, quoi qu’en pensent certains, la ligne claire en bande dessinée n’est pas née en Belgique, en tout cas pas seulement. Elle est aussi née aux États-Unis, et Crockett Johnson a été l’un de ses premiers représentants.

            

C’est peut-être d’ailleurs son extraordinaire économie de moyens, à tous égards, et son apparente simplicité qui ont empêché Barnaby d’enthousiasmer ou d’impressionner les foules. Dessin en noir et blanc, limité aux tracés, pour les personnages comme pour les objets. Nombre de personnages, au moins au départ, extrêmement limité. Le classicisme à l’état pur. Mais qu’on ne s’y trompe pas : ce classicisme, comme tout vrai classicisme, n’exclut pas une infinie subtilité.

            

Barnaby est apparu pour la première fois dans les journaux américains en 1942 [1]. Comic strip quotidien composé de quatre vignettes, formant chaque fois une espèce de petite histoire complète, mais qui n’était pas pour autant autonome, le même thème se développant de façon très fluide sur une dizaine de strips différents, lesquels, mis bout à bout, finissaient par former un chapitre substantiel. Le héros ? Barnaby, petit garçon de quatre ou cinq ans, flanqué, comme dans les contes du vieux temps, d’une bonne fée, à ceci près que cette fée est ici de sexe masculin — ce n’est pas une marraine, c’est un(e)  « fée-parrain ». Question : ce Mr O’Malley (dont l’apparence physique n’est pas sans rappeler celle de notre Achille Talon, avec des ailes en plus) existe-t-il vraiment ou n’est-il, comme le pensent les parents de Barnaby, qu’un fantasme enfantin de Barnaby ? Eh bien, il n’est pas sûr que nous ayons jamais une réponse claire à cette question, Crockett Johnson s’amusant à solliciter tout à la fois notre cœur et notre raison. Bien sûr, notre raison nous incite à adopter le point de vue des parents, qui ne voient jamais ce Mr O’Malley (celui-ci n’est visible que pour Barnaby et que pour les enfants), mais le désir d’avoir un ange-gardien est si ancré en chacun d’entre nous, lecteurs, que nous ne tardons pas à vouloir que ce Mr O’Malley existe. Comme le dit l’un des multiples pré- et post-faciers de l’album, l’affaire est constamment sous-tendue par deux principes : 1. « il faut le voir pour le croire », certes, mais aussi 2. « il faut le croire pour le voir ». Et l’existence réelle de Mr O’Malley est d’autant plus plausible que, le plus souvent, cet ange-gardien, loin d’aider à résoudre des situations difficiles, provoque des catastrophes et, dans certains cas, se montre à l’égard de Barnaby aussi buté et aussi sourd que les parents de Barnaby. Il y a d’ailleurs, au sens fort du terme, et même si on voudra bien imputer la chose au destin plutôt qu’à ses agissements personnels, une mécanique profondément tragique autour de ce personnage : quand le père de Barnaby offre à Barnaby un train électrique avec l’espoir que ce jouet lui fera oublier son absurde « fée-parrain », c’est surtout Mr O’Malley qui vient jouer avec ce train électrique… et qui fait sauter les plombs. Même chose quand le père offre à son fils un cerf-volant : seul Mr O’Malley est en mesure de faire voler ce cerf-volant.

            

Tragique, venons-nous de dire ? Ne serait-il pas plus simple et plus juste de voir dans ces retournements une mécanique comique ? Nulle part après tout, il n’y a mort d’homme. C’est vrai, mais, outre le fait qu’on pourra voir dans ce qu’on vient de décrire comme un meurtre du père, il ne faut pas oublier la date à laquelle ce comic strip a été créé. En 1942, pour les États-Unis aussi, c’est la guerre, avec les menaces, les restrictions, les inquiétudes qu’elle entraîne, même si la guerre reste assez « lointaine ». Mr O’Malley finira par se présenter au Congrès, ce qui semble prouver qu’il existe réellement. Mais est-ce si sûr ? Crockett Johnson, qui était liberal, c’est-à-dire de gauche, et qui ne cachait pas ses opinions, n’a-t-il pas voulu montrer ainsi que même les hommes politiques sont de grands enfants, tout simplement parce que tous les hommes restent de grands enfants, dans la mesure où aucune existence humaine n’est entièrement satisfaisante et où le seul remède possible est le rêve ?

            

Comme l’ont justement souligné un certain nombre de commentateurs enthousiastes, dont l’éminent spécialiste italien de fumetti Oreste del Buono [2], le miracle de cette bande dessinée Barnaby est que, tout en étant assez précisément située dans l’espace et dans le temps, elle échappe sans effort à ce cadre. Telle allusion à tel poète anglo-saxon dans la v.o. ne dira rien au public français et le traducteur, nous précise un avertissement, ne s’est pas interdit à l’occasion de « parisianiser » les dialogues. Cette transposition n’a pas dû être toujours facile, et un judicieux cahier final est là pour nous éclairer sur les différences entre la v.o. et la v.f., mais la v.f. ici sonne aussi juste que la v.o. Barnaby, son « fée-parrain », et leurs amis le chien qui parle ou le fantôme geignard ne sont pas made in USA. Ce sont des citoyens du monde — de ce monde intérieur que nous portons tous en nous, nous les enfants que nous étions et que, redisons-le, nous sommes restés, même si nous ne voulons pas toujours l’admettre.

 

FAL

 

Crockett Johnson, Barnaby, traduit de l’anglais par Harry Morgan, Actes Sud-l’An 2, septembre 2015, 35 €

 

 

[1] L’essentiel de Barnaby, réuni dans ce recueil, a été publié en 1942 et 1943. Le comic strip eut par la suite différents prolongements (avec la collaboration d’un scénariste ou, plus tard, avec reprise en main totale par un autre dessinateur-scénariste), mais ces prolongements ne furent jamais que de brefs hoquets.


[2] Plus avisés que les Français, les Italiens avaient publié dès 1970 une anthologie de Barnaby (Arnoldo Mondadori Editore).

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