Bu, Bud, Bird, Mingus, Martial et autres fauteurs de trouble : la quintessence de Gerber

Pour quiconque s’intéresse peu ou prou au monde du jazz et à l’exploration de son passé, le terme « quintessence » revêt une connotation évidente. Surtout lorsqu’y est associé le nom d’Alain Gerber. C’est le titre générique d’une collection consacrée aux grands musiciens, chez Frémeaux & Associés. Une somme qui s’enrichit périodiquement et doit une bonne part de sa réputation aux livrets que signent Gerber et son complice Alain Tercinet. Des modèles du genre. Il m’est arrivé à plusieurs reprises de louer ici même la qualité de la documentation jointe à chacun des disques. La complémentarité des commentateurs qui leur permet de balayer de fond en comble un sujet.  Le sérieux méticuleux de l’un, le lyrisme et la fantaisie de l’autre.  Je n’y reviendrai donc pas une fois encore, préférant renvoyer mes lecteurs aux albums eux-mêmes.

 

En revanche, le titre du dernier ouvrage de Gerber a de quoi en déconcerter plus d’un : Bu, Bud, Bird, Mingus, Martial et autres fauteurs de trouble. Voilà qui demande au moins quelques gloses. Et d’abord une élucidation. Bu, c’est le diminutif de Buhaina, l’un des noms adoptés par le batteur Art Blakey, fondateur des Jazz Messengers. Bud et Bird sont plus évidents et chacun aura reconnu le pianiste Bud Powell et le plus célèbre des pionniers du bop, Charlie Parker. De même pour le contrebassiste Charles Mingus. Quant à Martial, que l’on n’aura garde de confondre avec le poète latin, lequel ignorait sans doute la note bleue, c’est bien de notre Martial Solal national qu’il s’agit. Inutile de préciser.

 

Reste l’expression « fauteurs de trouble », mais il en faudrait plus pour désarçonner un exégète averti (on devine les variations auxquelles se livrerait le tandem de critiques cité plus haut !).

 

 De quel trouble s’agit-il ? De trouble à l’ordre public ? Sans doute, dans certains cas dont l’histoire garde le souvenir. Le jazz est, certes, une musique dérangeante, voire subversive. Nombre de ses héros se rangèrent et se rangent toujours volontiers, et pour maintes raisons, dans la catégorie de ceux qu’on nomme marginaux. Ou rebelles. Ou révoltés. Cependant, le terme « trouble » est polysémique. Le jazz peut aussi  semer le trouble, mais délicieux, celui-là, dans l’oreille et le cœur de celui qui l’entend ou le joue. Dans le cœur et dans l’esprit. Trouble in Mind. C’est le titre d’un blues composé par le pianiste Richard M. Jones, dans le premier tiers du siècle dernier. Un standard enregistré depuis lors par une pléiade de musiciens.

 

Quoi qu’il en soit, restons sur l’ambiguïté volontaire d’un mot aussi polyphonique que le style de son auteur. En témoigne ce recueil de textes parus ici et là, notes de disques, articles de revues, extraits de romans et d’émissions de radio, préfaces, voire inédits. Nullement des fonds de tiroir, mais, à l’inverse, un florilège très représentatif de l’art d’un auteur dont la lyre a des cordes multiples. Il en joue en virtuose. En témoigne du reste son œuvre, abondante et diverse. La preuve en est ici, une fois de plus, fournie. Voilà pourquoi le mot de quintessence n’est nullement usurpé, puisque le recueil pourrait prétendre aux vertus d’une anthologie représentative.

 

Sagement rangés dan l’ordre alphabétique, voici donc une bonne cinquantaine de musiciens de jazz, contemporains ou disparus, célèbres ou moins connus. Tous ont inspiré, à un titre ou un autre, le spécialiste dont l’émission Le Jazz est un roman fit, des années durant, les délices des auditeurs de Radio France. Il les scrute, ces musiciens, et les interroge tour à tour, de mille manières. Celle du romancier et celle du poète. Celle de l’amoureux et celle du théoricien. Du mémorialiste. Ils nourrissent son lyrisme, stimulent son imagination aussi bien que sa réflexion. Il force la musique à livrer ses secrets (j’ai failli écrire ses clés, mais le calembour eût semblé trop facile). Au besoin, il les invente, et le résultat est encore plus beau.

 

Il y a chez lui un philosophe dont les réflexions sur l’amateur et le musicien eussent inspiré un dialogue platonicien, et  aussi un portraitiste apte à saisir et à traduire l’essentiel en une image. Ainsi le pianiste Jean-Pierre Mas devient-il, ô merveille, « le scaphandrier de lui-même ». La chanteuse Virginie Teychené, définie comme « une musicienne  de la voix », expression qui, replacée dans son contexte, devient  moins banale qu’il n’y paraît, « se promène dans son petit musée imaginaire sans craindre que la porte se referme sur elle ».  Ailleurs, Chet Baker lui inspire un des plus beaux poèmes lyriques qui soient.  Signé, les lecteurs du roman éponyme (Fayard, 2013) s’en souviennent,  d’un nom d’emprunt, celui d’un poète imaginaire de la beat generation.

 

A quoi bon poursuivre ? Partout, toujours, la surprise et l’émerveillement. La fantaisie. L’humour sous-jacent. La finesse de l’analyste. Les pirouettes d’un enchanteur au style éblouissant, qu’il s’agisse de prose ou de poésie. Du reste, chez lui, si l’une et l’autre forme sont gorgées de sève, la frontière entre elles demeure incertaine. Tout un univers où se côtoient musique et littérature. Il en sait mieux que nul autre les détours. Il le dévoile à petites touches, avec une tendresse gourmande. En somme, une manière de concentré d’un talent aux mutiples facettes. Et c’est ainsi qu’Alain est grand, comme eût pu conclure le cher Vialatte. 

 

Jacques Aboucaya

 

Alain Gerber, Bu, Bud, Bird, Mingus, Martial et autres fauteurs de trouble, Alter Ego, coll.  « Jazz Impressions », novembre 2014, 224 p., 19 €

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