Alberto Manguel, La Bibliothèque, la nuit : Le refuge des sages

Le rapport qui unit le lecteur à Alberto Manguel, ressemble à celui qui l’unit à Umberto Eco ou Marc Fumaroli, dans des domaines différents : il est certain en ouvrant un nouvel ouvrage de ces écrivains de découvrir une foule de petites merveilles qui viendront égayer son quotidien, resteront dans un coin de sa mémoire et surgiront à des moments divers : rangement de bibliothèque pour le cas qui nous occupe ici, regard sur la politique ou les chiens pour Eco, anecdotes littéraires avec Fumaroli. Avec ses trois écrivains, le lecteur est invité à entrer dans un univers où tout est culture et savoir, mais sans pédanterie, fausse modestie ou pédagogie pour les nuls. Ces auteurs attendent de leur lecteur qu’il entre dans l’aventure, l’esprit et les mirettes grands ouverts, avec une curiosité qui jamais ne se dément. Ces auteurs ne se lisent pas aisément, ni perdu dans une plus ou moins heureuse rêverie. Ils aiment la douceur d’un jardin abrité, la chaleur d’un bureau et le doux crépitement du feu, le délicat murmure de l’onde claire. Avec Manguel, le lecteur-voyageur est entraîné dans une quête de l’art merveilleux de constituer un monde étranger peuplé de la pensée des autres figée sur des pages plus ou moins blanches, de papier, de vélin, de parchemin, de peaux diverses. Babel en perpétuel mouvement, la bibliothèque accueille toutes les langues, toutes les nations, toutes les idéologies, toutes les hypothèses dans un défi permanent à ce dieu qui, précurseurs des vils esprits pourvoyeurs de meilleur des mondes, brisa l’union sacrée d’un langage unique, garant d’une paix universelle. Du mythe du savoir universel, au désir intime d’un monde intérieur à la fois ouvert et fermé, la bibliothèque de Manguel convoque les plus grands et les plus improbables : Shakespeare ou Dante, Carnegie ou Hitler.

 

Qu’est-ce qui rend une bibliothèque si propice à une visite nocturne ? Pourquoi convoquer les déesses de la nuit pour visiter ces lieux si familiers à notre regard diurne ? Qu’elle soit privée ou publique, la bibliothèque prend alors des allures de chambre mortuaire, réceptacle de la pensée d’hommes et de femmes depuis longtemps disparus dans les limbes. Elle devient aussi le lieu privilégié pour abandonner le masque de l’homme social et redevenir cet homme de Babel avide de savoir, tout savoir, tout connaître, dévorer le savoir universel, s’en gorger comme un vampire se gorge de sang dans un désir fou d’immortalité : ce n’est pas anodin si le comte Drakula de Bram Stoker est toujours représenté entouré de la somme du savoir des siècles. C’est sans doute également au cœur de la nuit que le lecteur, ou le bibliophile averti, se rend le mieux compte de l’absurdité de ce système de conservation du savoir. Prenons le système de rangement des livres dont nous souffrons tous chaque fois que nous allons traîner nos guêtres sous les arcades plus ou moins laides des bibliothèques nationales ou municipales. Comment imaginer que ce système métrique puisse avoir le moindre rapport avec la beauté des livres ? Et pourtant, ce système pondu il y a une centaine d’années par une Américaine, préside aujourd’hui à notre souffrance de lecteur chercheur : ordre alphabétique et numérique mêlé, ordre administratif grossier et sans imagination, bref le cauchemar de tout lecteur.

 

Manguel nous invite également à découvrir que ces bibliothèques-monde, que nous voudrions ouvertes à toutes les influences et prêtes à offrir à chacun d’entre nous la somme merveilleuse d’un savoir livre, sont depuis leur « création » du côté de Babylone, le siège et le vecteur de tous les arbitraires et d’une sélection non naturelle. On y place ce que désire le prince ou le mécène, ce qui répond le mieux aux régimes en place, chassant inlassablement les ouvrages « dangereux ». Mais la pensée et l’écrit étant plein de ressources, bien des bibliothécaires pourtant parfaitement dressés par le système, laissent échapper des œuvres étonnantes porteuses d’interdits et de formidables ouvertures sur le monde. Les témoignages de Chalomov, de Lévi ou de Manguel lui-même disent toute la difficulté pour les censeurs de tout voir, sans compter qu’on peut gloser sur le degré d’intelligence de ces grouillots de régime.

 

La bibliothèque, la nuit, est le domaine de celui qui aime les livres, comme objet, comme vecteur, comme passeur, comme source, comme refuge. Placée sous la juste protection de la déesse Ishtar, c’est un espace de calme, de douceur, de saveur étonnante, mais également un lieu de la permanence : « Veille, lecteur, à remettre à la place où tu les as trouvées, les plaquettes que tu as empruntées. » Lieu hors du temps par les secrets et les merveilles qu’elles renferment, elles sont aussi le reflet de l’époque, du politique, du social, de la culture ambiante. Il faut une force hors du commun, du courage et un certain élitisme pour y accueillir ceux qui ne sont pas en odeur de sainteté, de même qu’il faut une infinie curiosité pour y découvrir les secrets dérobés aux yeux des simples. Espace-monde savamment orchestré pour décourager les moins épris, elles sont et demeureront le refuge des sages. Manguel nous offre un merveilleux voyage dans ses bibliothèques et un voyage étonnant dans ces paysages façonnés par l’homme.

 

Adeline Bronner

 

Alberto Manguel, La Bibliothèque, la nuit, traduit de l'Anglais par Christine Leboeuf, Actes Sud, octobre 2006, 335 p., 23 €, Babel, février 2009, 372 pages, 8,70 €

 

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