"Quand j'étais nietzschéen", la généalogie de l'immoral par Alexandre Lacroix

Deux adolescents ont fait de Nietzsche une icône, leur Ché Guevara à eux, comme à beaucoup d’autres, et se confrontent avec un réel qui ne se soumet pas aussi facilement qu’ils le souhaiteraient — que ce soit dans la violence infligée ou subie, sur les choses et les animaux, dans l’attitude altière en complet décalage d’avec leurs contemporains, les blasphèmes qui ne choquent plus personne… Alexandre, le narrateur, poussé au culot par son copain Franck, passe à l’acte et vit sa crise d’adolescence comme d'autre vont au combat : la fleur au fusil !

Roman à la fois très drôle et très ironique, qui garde quand même un résidu d’affection pour ses personnages perdus dans un monde qu’ils se créent eux-mêmes mais qui est trop vaste pour eux, Quand j'étais nietzschéen est un roman d'apprentissage à rebours, un parcours de désamour que nous propose Alexandre Lacroix, ou petit à petit les certitudes et les poses éternelles vont s'estomper face au réel et, pire, avec l'âge adulte qui va transformer deux apprentis-déconstructeurs en hommes. 

Constat d’échec, l’incipit (1) poste à ce sujet tout le roman, le ton et la vanité des gesticulations :

 « Quand j’étais nietzschéen, je ne savais même pas écrire l’adjectif. […] Quand j’étais en pleine crise d’adolescence, que je vouais un culte à l’ennemi de tous les cultes, je me trompais à  chaque coup sur le nom de mon idole. Mais peu importe. Quand j’étais nitszchéain, je m’estimais largement au-dessus des règles et des conventions en tous genres. Un surhomme n’a pas besoin de l’orthographe. »

Il va devoir comprendre que les aphorismes de Nietzsche, aussi beaux soient-ils, ne sont pas des bréviaires pour une vie quotidienne, ni un mode d’emploi du surhomme, ils sont au contraire un viatique contre les pesanteurs du réel. Mais ce réel, en s'y confrontant, ils leur trouvent une substance, une matière qui manquait à leur évanescence nietzschéenne, car leur rapport au monde via le philosophe est faussée : vivre est autre chose, et c'est cette altération, ce hiatus qu'Alexandre Lacroix met en scène.

L’adolescence à coups de marteau, comme le dit le bandeau commercial, mais les coups reçus et pas donnés, les coups qui petit à petit font entrer les adolescents dans le réel et leur font sinon abandonner du moins reconsidérer l’idéalisme nietzschéen pour ce qu'il est, un idéalisme et non pas un mode d'emploi pour vivre. 

Alexandre Lacroix, rédacteur en chef de Philosophie Magazine, a su donner à son roman assez de romanesque pour porter beaucoup de philosophie sans en être appesanti, ce n'est pas une nage malhabile dans une mer de concepts mais une traversée humaine et vive. Très intelligent, très « éducation d'un jeune homme » en échappant aux pièges d'un genre, le bildungsroman, ce premier roman d'un philosophe est une belle réussite.


Loïc Di Stefano

  
(1) Renvoyons à l’écoute de Je m’voyais déjà de Charles Aznavour qui nous dit dès le début qu’il s’agit d’une histoire d’échec. D’autres textes plus grands, comme L’Education Sentimentale de Flaubert, marquent par un incipit particulièrement réussi que tout est joué et que quels que soient les efforts des personnages, ils resteront vains. Tout l'art est de donner une substance à cet échec annoncé.


Alexandre Lacroix, Quand j'étais nietzschéen, Flammarion, août 2009, 252 pages, 22 € 
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