Biographie. André Gide, génie unique et multiple






Où se cache le vrai André Gide ? Dans la poésie sensualiste aux accents nietzschéens des Nourritures terrestres ? Dans les tréfonds de ces personnages, masculins ou féminins, qui hantent, la tourmente chevillée à l’âme et au corps, des récits tels que L’immoraliste, La Porte étroite ou Geneviève? Dans la compassion fervemment désirante du pasteur de La Symphonie pastorale ? Dans la main de Lafcadio, près de commettre son geste fatal ? Dans le vertige farcesque qui s’ouvre avec la mise en abyme de Paludes ? Ou encore dans cette confession, blindée de références scientifiques et de citations platoniciennes, qu’est le Corydon ?

Partout et nulle part, André Gide, à l’instar du centre et de la circonférence du cercle divin défini par Blaise Pascal. Un « auteur impossible», comme l’annonce d’emblée Pierre Masson en tête de son introduction à la nouvelle mouture dans la Bibliothèque de la Pléiade des œuvres en prose. Alors quoi ? « André Gide, hélas ! » devrait-on s’exclamer en parodiant sa célèbre répartie à propos de Victor Hugo ? Plutôt : « André Gide, pour sûr ! » Entrons donc sans plus attendre dans cet univers complexe et foisonnant, qui accessoirement fut celui d’un seul homme, pour comprendre dans quelle mesure nous avons bien affaire ici à un monstre sacré.

 

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Catherine Gide rapportait, au cours de récents entretiens, une anecdote révélatrice à propos de ce père qui la reconnut si tardivement : lorsqu’il habitait dans l’appartement de la rue Vanneau, André avait pour habitude de lancer ses lames de rasoirs usagées par la fenêtre de la salle de bain. Rien que de très banal à ce geste, à un détail près cependant : le vandale nobélisé savait qu’elles tomberaient droit dans la cour du Ministère de l’Intérieur jouxtant l’immeuble ! On se plaît à imaginer ainsi le « Contemporain capital », une mine narquoise se dessinant sur ses lèvres fines au moment de se livrer, sans avoir l’air d’y toucher, à cette savoureuse subversion.

Gide, dont la longue existence et l’œuvre protéiforme enjambent deux siècles, fut un acteur autant qu’un moteur de la littérature de son temps. À ce titre, il demeure sans conteste un « classique ». À condition d’entendre par ce terme ingrat, fleurant la moisissure et la sinistrose, un auteur au charme toujours renouvelé, et dont le mystère se voit transmis par une stylistique sans faille.

Il fut le premier à figurer dans la collection de la Pléiade de son vivant : ses récits, romans, soties, textes autobiographiques, carnets de voyage, souvenirs de cours d’assises, journaux intimes, y forment à eux seuls une impressionnante colonne érigée aux paradoxes de l’Art. Mais cet ensemble, si massif soit-il, reste en mouvement, près de soixante ans après la disparition de Gide. Comme il s’est agi il y a quelques années de proposer une version non expurgée du Journal en deux tomes, voici que les œuvres à caractère littéraire se dédoublent à leur tour. Un pincement au cœur saluera le départ de son prédécesseur, ce si délicat objet, vieux de plusieurs décennies, qu’il fallait manipuler avec précaution, dans son emballage de carton, sous sa jaquette transparente protégeant les deux pans amovibles de la couverture. Gide s’y présentait en chapeau, saisi de profil, les yeux mi-clos derrières des lunettes rondes ; Maurice Nadeau en signait la longue introduction et seuls Yvonne Davet et Jean-Jacques Thierry se chargeaient des notices. Cette édition, numérotée 135, tint lieu référence jusqu’en ce début de mois de mai 2009.

Place désormais au travail d’édition critique collectif de Jean Claude, Alain Goulet, David H. Walker et jean-Michel Wittmann, sous la supervision de Pierre Masson. Toute révérence gardée au fondateur de la Quinzaine littéraire, on n’y perd pas au change, puisque sont enfin livrés des titres qui n’avaient jamais figuré au sommaire des précédents recueils – ainsi de Corydon, pour ne parler que du plus retentissant… Et puis, Gide méritait bien, l’année même où la NRF soufflait ses cent bougies, une part du gâteau un peu plus généreuse que ses confrères.

Masson annonce d’emblée la couleur : « C’est Gide vivant qui apparaît, maître souriant d’un univers contradictoire dont la vertu première et de continuer à nous déconcerter. » Dans sa présentation – car oui, on présente encore Gide, cela paraît même un exercice indispensable et salutaire – Masson insiste sur les fondamentaux d’une œuvre dont les avatars, si disparates qu’ils paraissent, sont organiquement liés entre eux. Il distingue en l’occurrence trois lignes de force : la tension permanente vers la conquête du « roman pur » ; l’exploration des mécanismes de la construction du moi dans son rapport au monde et la persistance du saugrenu.

Qui plus que Gide envisagea le roman comme un véritable vivarium ? Ses récits, souvent minimalistes et dont le personnel se réduit à quelques personnages centraux, apparaissent comme autant de mises en relation diégétiques. Y importent les ressorts intimes d’une conscience, ses réactions (prévisibles ou non), ses élans (spontanés ou guidés), ses interrogations et ses affirmations. À rebours du réaliste intégral qui s’infiltre dans toutes les dimensions de ses créatures, analyse jusqu’aux moindres radicelles de leur arbre généalogique, les traque dans les serres chaudes où elles copulent ou les soupentes où elles agonisent, Gide, lui, envisage ses personnages comme autant de coup de dés, lancés au hasard.

C’est dans les Faux-Monnayeurs, sous les traits d’Édouard, que s’incarne le mieux le projet romanesque gidien en butte à l’école naturaliste. Présentant son travail en cours, ce double de l’auteur se distingue à propos d’une notion bien précise : « “La tranche de vie”, disait l’école naturaliste. Le grand défaut de cette école, c’est de couper sa tranche toujours dans le même sens ; dans le sens du temps, en longueur. Pourquoi pas en largeur ? ou en profondeur ? Pour moi, je voudrais ne pas couper du tout. Comprenez-moi : je voudrais tout y faire entrer, dans ce roman. Pas de coup de ciseaux pour arrêter, ici plutôt que là, sa substance. »

La « substance » de l’acte créateur est unique, insécable selon Gide, et Pierre Masson souligne d’ailleurs cet aspect selon lequel cette œuvre semble bien former un tout. Le travail de l’écrivain est de rendre au roman sa pureté originelle. Quête illusoire, sans doute, mais qui repose sur un pari tenable, comme l’explique à nouveau Édouard dans ce passage : « Dépouiller le roman de tous les éléments qui n’appartiennent pas spécifiquement au roman. De même que la photographie, naguère, débarrassa la peinture du souci de certaines exactitudes, le phonographe nettoiera sans doute demain le roman de ses dialogues rapportés, dont le réaliste se fait souvent gloire. […] Le romancier, d’ordinaire, ne fait point suffisamment crédit à l’imagination du lecteur. »

Fonder la création sur l’expérience qu’en procure sa réception, tel semble bien le défi lancé par Gide en ce début de XXe siècle. Cette démarche repose sur un questionnement fondamental, posé des décennies avant les existentialistes, à savoir le rapport de l’être à la liberté. Ce concept, qui chez Gide implique autant l’auteur que le lecteur et, audace rare, les entités imaginaires peuplant le récit, se situe à la charnière du rapport qu’il établit entre l’art et la vie : « Est-ce parce que, de tous les genres littéraires, discourait Edouard, le roman reste le plus libre, le plus lawless…, est-ce peut-être pour cela, par peur de cette liberté même (car les artistes qui soupirent le plus après la liberté, sont les plus affolés souvent, dès qu’ils l’obtiennent) que le roman, toujours, s’est si craintivement cramponné à la réalité ? » Sous ses détours sinueux, la question est oratoire, on l’aura compris. Au coeur du dilemme se trouve l’écrivain, en tant que témoin objectif, Deus ex machina et personnage dédoublé à travers ses propres créatures : « Je m’échappe sans cesse et ne comprends pas bien, lorsque je me regarde agir, que celui que je vois agir soit le même que celui qui regarde, et qui s’étonne, et doute qu’il puisse être acteur et contemplateur à la fois. »

Gide parviendra à résoudre l’angoisse provoquée par cette position inconfortable en multipliant les points de vue et les angles d’attaque des situations qu’il décrit. Car, comme le signale justement Pierre Masson, il a compris que « À l’ambiguïté du réel, une parole unique ne peut correspondre. »

L’écriture tout autant que l’existence sont de permanents exercices d’émancipation. Émancipation vis-à-vis des contraintes sociales, par exemple lorsque le Michel de « l’immoraliste », en rupture de ban avec la société du travail, confie : « Je rêvais pour chacun ce loisir sans lequel ne peut s’épanouir aucune nouveauté, aucun vice, aucun art. » Émancipation des valeurs inculquées, « tout ce que le couvercle des mœurs atrophie ». Émancipation du carcan familial, dont on ne rappellera que cette affirmation, moins citée que la fameuse « Familles, je vous hais » mais tout aussi puissante : « L’avenir appartient aux bâtards. » Émancipation totale enfin de l’être, non pas par le recours à la dénudation vers l’intime, mais au contraire à la projection vers l’autre : « Mon cœur ne bat que par sympathie ; je ne vis que par autrui ; par procuration, pourrais-je dire, par épousaille, et ne me sens jamais vivre plus intensément que quand je m’échappe à moi-même pour devenir n’importe qui. »

Cette dernière citation d’Édouard apporte une clef essentielle à l’œuvre, mais aussi à la personnalité, de Gide. À l’encontre de l’aphorisme sartrien, elle semble proclamer : « Le paradis, c’est les autres. » Non pas en termes angéliques et béatement humanistes, mais bien parce que seul le lien à l’autre permet, par un jeu constant entre dons et dérobades, sincérité et insécérité, de créer la vérité toute relative du moment. Soit, donc, de s’adonner pleinement à l’art.

Cynisme ? Non : lucidité quant aux limites de la conscience individuelle. Dans le Journal des Faux-Monnayeurs, Gide s’en explique ainsi : « Un caractère arrive à se peindre admirablement en peignant autrui, en parlant d’autrui – en raison de ce principe que chaque être ne comprend vraiment en autrui que les sentiments qu’il est capable lui-même de fournir. »

Dans L’immoraliste, Michel remarque : « Savoir se libérer n’est rien, l’ardu c’est savoir être libre. » Et il est bien clair que cet idéal comporte lui aussi ses marges dangereuses aux lisières desquelles Gide a, en précurseur encore, osé s’aventurer. Revenons brièvement sur le personnage le plus controversé de Gide, Lafcadio, et plus encore sur l’« acte gratuit » qu’il pose en 1913 dans Les Caves du Vatican, en faisant basculer sans motif le malheureux Amédée Fleurissoire d’un train en marche. La nouvelle édition de la Pléiade offre, en marge du roman, un ensemble de notes préparatoires de Gide, dont d’intéressantes « Réflexions sur le crime gratuit ». Gide note ceci : « Lafcadio : actions qui prennent source encore dans l’égoïsme, j’y consens, mais dans ces régions de mon égoïsme, du moins ou votre pure curiosité jamais ne va savoir atteindre. » Étonnante transition menant de « l’égoïsme » à « mon égoïsme », comme si l’on touchait là, par le biais du dépouillement romanesque, au centre inavouable et inaccessible de l’être. Mais de quel être au juste ? Est-ce là une parole de Lafcadio ou sur Lafcadio ; auquel cas, les propos seraient imputables à Gide… L’équivoque laisse songeur et participe en tout cas de cette tendance que Gide avoue à Jacques Copeau, dans sa lettre dédicatoire aux Caves du Vatican : « Récits, soties… il m’apparaît que je n’écrivis jusqu’aujourd’hui que des livres ironiques – ou critiques, si vous le préférez – dont sans doute voici le dernier. »

 

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Pour reprendre à son actif un terme qu’une actualité rien moins que littéraire a récemment réactivé, on pourrait dire que Gide est le romancier du « décloisonnement » intégral et assumé jusqu’au bout.

Décloisonnement par rapport à la notion de genre tout d’abord. Car qu’écrivait Gide au juste ? Des impressions personnelles et des souvenirs passés par l’athanor de la littérature, de faux traités de savoir-jouir contrevenant à la morale, des narrations-pièges sans objet réel qui ne cessent de proclamer qu’elles sont en train de se faire. En tout cas, d’après ce qu’il affirme dans ses interviews imaginaires, « Le genre “roman” reste de contours trop élastiques pour prétendre à la perfection. » Alors, autant inventer autre chose…

Les Cahiers et Poésies d’André Walter (1891) reposent déjà sur un ambigu jeu de prête-nom en présentant une œuvre en chantier dont l’auteur est cruellement absent. Outre ses qualités littéraires, ce texte jette les bases du rapport problématique que Gide entretiendra longtemps avec le livre en tant qu’objet réalisé, fini. Jusqu’au succès des Caves du Vatican en somme, Gide se bornera en effet à une audience de « happy few », ce dont il est si conscient qu’il se contentera, par prudence, de fixer le premier tirage de son Immoraliste à 300 exemplaires.

La question de la définition générique se pose aussi pour Corydon, enfin disponible – charmant sacrilège – sur papier bible et assorti d’un appareil critique digne de ce nom. Comme l’explique Alain Goulet : « […] cette œuvre polarise toute une partie des autres selon un réseau souterrain qui aboutit à son apparition publique en 1924, au terme d’une lente préparation, associée à Si le grain ne meurt et aux Faux-monnayeurs, qui forment avec elle le manifeste gidien de l’homosexualité, plus exactement de la pédérastie, considérée comme objet d’un traité argumenté, d’une histoire personnelle, et comme élément crucial d’une fiction romanesque. »

Le texte est aussi court que singulier. Partant, il intrigue et, un peu plus de quatre-vingts ans après sa première édition, il n’a rien perdu de son pouvoir subversif.

Le texte est une manière de dialogue socratique mené comme une interview : d’un côté, le narrateur, jeune homme désireux d’éclairer son jugement sur la question de l’uranisme, et de l’autre, une façon d’érudit de ses connaissances qui pourrait, si on lui demandait à quoi il s’occupe, s’écrier à l’instar du Ménalque de Paludes : « J’écris Corydon. » Les propos échangés se situent à l’intersection de considérations d’ordre culturel, nourries notamment de références à l’antiquité, et d’invocations aux recherches en sciences naturelles et psychologiques les plus récentes pour l’époque.

Outre son particularisme formel, le mystère Corydon repose à la fois sur le drame qui présida à sa rédaction et au secret dont il fut entouré. Le drame, c’est celui de son ami Émile Ambresin, qui se donne la mort en juillet 1891, au lendemain d’une ultime conversation durant laquelle il avait confié à Gide ses penchants homosexuels réprouvés. Le traité viendra réparer la part de responsabilité dont s’investit le jeune auteur dans cette disparition et, dans le même mouvement, la maturation de cet écrit accompagnera la révélation progressive de sa propre identité sexuelle. Alain Goulet a su décrire avec minutie et intelligence les étapes de la révélation gidienne, de son éveil au désir masculin et, plus encore, de son combat contre le sentiment de honte et l’hypocrisie. Il raconte aussi très bien la discrétion qui entoura le scandaleux projet. Selon le conseil des rares amis qui sont dans la connivence, Gide change le ton de son œuvre, procrastine sa rédaction puis sa publication, hésite, s’en déprend puis la publie clandestinement. Proust en sera l’un des lecteurs privilégiés, qui lui souffle en guise d’encouragements : « Vous pouvez tout raconter, à condition de ne jamais dire : Je » puis qui le doublera en quelque sorte, en publiant Sodome et Gomorrhe. Gide sautera enfin le pas. Publié par Gallimard, divulgué selon une « stratégie de prudente audace » comme la définit Goulet, Corydon se verra accueilli par un quasi silence complet. Si ce n’est le médiocre pamphlet du Dr François Nazier, pas de procès, pas de remous, aucun écho à l’étranger. Et dire que dans ce fiasco éditorial, dans cet opuscule qui aura irrigué sourdement sa production pendant un peu plus de trois décennies, réside la clef première de toute une œuvre ! 

 

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Il faudrait encore parler des heures de Gide, de ses conceptions sur l’Art, de son style, de la question du Mal qui l’obsédait et qu’il contrebalançait avec une vision claire du bonheur, de ses rapports avec la morale, la jeunesse, la religion protestante, etc.

De même qu’il serait inconcevable, dans le cadre d’un article si long fût-il, de décrire par le menu les richesses que proposent ces volumes à la Pléiade, accessibles séparément ou sous coffret et, quoi qu’il en soit, difficilement dissociables. Signalons, en vrac, qu’y sont présentées, dans leur ordre chronologique, œuvres en prose et œuvres théâtrales, quand ce n’est l’adaptation pour la scène des Caves du Vatican et de multiples inédits, en annexes. Qu’en dehors des titres les plus connus, on y trouvera des perles absentes de la première édition telles que Le récit de Michel, le Journal des Faux-Monnayeurs ou l’énigmatique L’Art bitraire. Enfin, que la qualité du travail déployé par Pierre Masson dans sa présentation générale et par son équipe dans les notices est tout bonnement époustouflant.

Si donc l’on vous repose la fatidique question de savoir quel livre vous emporteriez sur une île déserte, vous vous verres désormais dans l’obligation de répondre : « En fait, il y en aurait deux… »

   

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Au-delà de ses productions de romancier ou de diariste, Gide fut aussi un infatigable épistolier. Ainsi ses lettres à Simenon, reprises chez Omnibus en 1999, permettaient-elles de découvrir l’indéfectible admiration qu’il nourrissait envers le père de Maigret, en particulier pour l’art de l’immédiateté mise en œuvre dans ses « romans durs ».

La réédition récente (complétée et révisée) de sa vaste correspondance avec Paul Valéry laisse entrevoir les entrelacs d’une relation plus purement intellectuelle, certes, mais également fondée sur le bonheur partagé, chez ces deux tempéraments si différents, de se deviner mutuellement.

C’est dans l’une de ses premières missives, à l’aube de leur échange, que Gide affirme sa position dans le courant symboliste : « Mallarmé pour la poésie, Maeterlinck pour le drame – et, quoique auprès d’eux je me sente bien un peu gringalet, j’ajoute Moi pour le roman » (19 janvier 1891). De son côté, Valéry adressera à son interlocuteur des poèmes tels que Sur le minuit futur (jamais repris en recueil) ou la version originelle de Nuit d’Idumée, initialement intitulé Nuit de Prière.

La complicité des deux hommes se poursuivra ainsi « sans défaillances, sans heurts, sans failles », émaillée de confidences toujours transmises par le biais d’une écriture de très belle eau chez Gide, plus macaronique encore du côté de Valéry.

Amusante, cette page envoyée de Bruxelles la 31 juillet 1891 par Gide qui, en parfaite empathie avec sa créature de papier, signe « André Walter » et s’adresse à son « Cher Ambroise »… Éclairante, cette déclaration au plus près de l’intime, émanant de Gide encore, la même année : « Je comprends que l’intimité n’est désirable et possible qu’avec un très petit nombre (moi qui la voulais avec tous !) L’intimité est-elle même désirable ? Qu’est-elle ? » Déroutante, l’analyse que Valéry livre de son caractère le 16 octobre 1899, et qu’il conclut sur un péremptoire : « Enfin, il n’y a rien à faire sur ce point : je suis un être qui tangue ». Douloureuse, la confession du même sur son départ impromptu de Paris, en septembre 1920, lié à la dégradation de son état physique : « […] ce sont brusquement des sensations profondes d’inexistence, des chaleurs insupportables aux mains, de l’accélération du pouls, de la faiblesse. Tout cela, créé, orchestré, déclenché par un estomac désastreux et par un système de nerfs qui est dada. Vraiment mal, mal. […] je paye bien des mois de fatigue, de dîners, de prose, de vers, de notes et de conversation. Je blanchis comme un chocolat. » À quoi Gide répond « consterné » et s’excusant de « prêter une oreille si peu concave et attentive » aux maux de son correspondant...

Cinquante ans d’échanges de haut vol, comme on le constate à la lecture de ces fragments, et que seuls viendront suspendre les tourments de l’auteur du Cimetière marin, se sentant devenir « un vieux fou avec tous les tracas que cela veut » (dernière lettre de Valéry datée du 4 juillet 1942).

Surnagent, à la surface du temps, les feuillets immortels et les mots toujours incandescents de ce que Peter Fawcett appelle joliment « une amitié qui fait rêver »…

 

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En 1949, au fil d’une prose truffée d’amphibologies ensorcelantes comme lui seul en avait le secret, Maurice Blanchot donnait dans son essai La Part du feu l’une des meilleures définitions de l’apport gidien à ce que le critique nommait « la littérature d’expérience ». Autant conclure sur un tel passage, difficilement égalable : « Œuvre d’excès, œuvre d’extrême mesure, toute donnée à l’art et cependant accordée à un dessein d’influence, non pas esthétique, mais morale, œuvre qui ne compte plus que l’homme et qui, pour l’homme qui l’a formée, n’a été qu’un moyen de se former, de se chercher, enfin œuvre immense, d’une extraordinaire variété, mais aussi éparpillée et étroite et monotone, ouverte à la culture la plus riche, tournée vers la spontanéité la moins livresque, naïve par goût de l’effort, libre par souci de la contrainte, discrète dans la franchise, sincère jusqu’à l’affectation et comme poussée par l’inquiétude vers le repos et la sérénité d’une forme à laquelle rien ne saurait être changé. »

 

Frédéric SAENEN

  

André GIDE, Romans et récits (deux volumes), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Édition dirigée par Pierre Masson, 2009.

André GIDE – Paul VALÉRY, Correspondance 1890-1942, Nouvelle édition établie, présentée et annotée par Peter Fawcett, Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 1000 pp., 2009.

Catherine GIDE, Entretiens 2002-2003, Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 160 pp., 2009.

 

1 commentaire

Bonjour, je bensoin un résumés de La symphonie Pastoral ( mis en abyme)