André Malraux : Biographie


L’homme qui sculptait sa propre statue


André Malraux a eu 110 ans en 2011. Il se porte bien, merci, bien qu’il soit mort il y a trente-six ans. À l’époque d’Internet, des portables multifonctions, des « romans de jeunes femmes qui disent tout », du livre électronique, de feu « Carré VIIIP », du cinéma et des séries télé neurasthéniques, il est peut-être opportun de rappeler pourquoi il est présent.

 


Il conviendra tout d’abord d’écarter le buzz des anecdotes qui font bourdonner les chroniqueurs, comme des mouches autour d’un barbecue. De l’épisode des bas-reliefs qu’il tenta de s’approprier au Cambodge à la liaison ultime avec Louise de Vilmorin, on sait à peu près tout ce qu’il serait utile de savoir sur l’homme Malraux. Y compris une tendance à l’autopromotion, du moins dans la première moitié de sa vie, dont la vanité surprend. Malraux, en effet, avait tendance à s’attribuer des titres et des faits d’armes inventés. Jean Paulhan, entre autres, qui le protégea à ses débuts, n’y crut d’ailleurs pas. Et l’on réprime un sourire gêné quand on apprend qu’il prétendait lire le sanscrit, apprenait le persan et qu’il avait été commissaire du peuple à Canton. J’abrégeai ainsi, un soir, une conversation sur lui avec Clara Malraux, l’épouse qu’il avait deux fois délaissée, parce qu’à mon avis, elle ne voyait que l’homme ; mais comment le lui reprocher ? À l’époque, Malraux était encore en vie et la perspective manquait pour l’évaluer. Et les travers d’un être humain sont toujours grossis par la dimension du personnage.


La facette la plus attachante fut sans doute son côté Tintin, celle qui le mena à la découverte du pseudo-royaume de la pseudo-reine de Saba, véritable morceau d’anthologie, dont on regrettera qu’Hergé ne l’ait pas exploité.


Un personnage

 

La curiosité sur les faiblesses de l’homme ne se justifie que parce que celui-ci finit par habiter un personnage.

Pourquoi fut-il un personnage ? En raison des livres en grande, en majeure partie. La boutade de son ami Raymond Aron, en 1978, sur les propos de Malraux, « Un tiers génial, un tiers faux, un tiers incompréhensible », est juste, mais n’y change rien ; s’il n’avait écrit La Condition humaine et L’Espoir, Malraux n’aurait été qu’un comparse de ce siècle convulsionnaire que fut le XXe.


La Condition humaine est, au premier regard, un faux reportage sur un épisode de la révolution chinoise : l’échec de l’insurrection communiste de Shanghaï, écrasée par Chiang Kaï-chek. Il n’apprend pas grand-chose sur ces événements ni sur la révolution : Malraux a bâti son roman avec des éléments empruntés à son expérience indochinoise. En fait l’intérêt du livre est ailleurs : comme Les Conquérants, paru cinq ans auparavant, et qui se passe aussi en Asie, c’est un roman russe avec des personnages dostoïevskiens. Dans les deux livres, et surtout La Condition humaine, Malraux expose le dilemme qui le hante : que doit faire l’homme devant la tyrannie du destin ? Faut-il servir le passé ou l’avenir ? En dernière lecture, les deux ouvrages apparaissent comme des autobiographies : plus d’un critique a reconnu l’auteur dans le personnage du Garine des Conquérants, « un type de héros en qui s’unissent l’aptitude à l’action, la culture et la lucidité ».


Le livre parut en 1933, l’année où Hitler avait pris le pouvoir. Le prix Goncourt fut quasiment spontané. Le roman répondait aux angoisses de l’époque, et il enthousiasma le public parce qu’il optait pour la révolte et l’espoir.


L’Espoir, justement, paru en 1937, affirme la ligne révolutionnaire en prenant partie pour les Républicains espagnols, abandonnés par les pays européens. Une note tragique s’y ajoute : quand le livre sort en librairie, les Républicains ont perdu.


On pourrait aujourd’hui transcrire l’un et l’autre romans dans des contextes contemporains, comme le printemps arabe : il suffirait de changer les décors et les noms.

 

Que le personnage doive tant à ses livres n’en fait cependant pas un littéraire ni un modèle : l’écriture en est souvent épaisse, emphatique, voire péremptoire.

 

« Au centre de l’homme européen, dominant les grands mouvements de sa vie, est une absurdité essentielle. » (La Tentation de l’Occident).


Plus tard, peut-être lucide, peut-être poseur, il qualifiera ce dernier ouvrage de « navet ».


Un homme d’action

 

Le personnage Malraux reste vivant grâce à l’homme d’action qu’il fut. Comme maints autres, il projeta la littérature dans l’action, et en ce sens, il fut l’un des premiers écrivains engagés, n’en déplaise à Sartre et à Simone de Beauvoir, laquelle trouvait l’attitude de l’écrivain depuis1945 « dérisoire et scandaleuse » et qu’il escamotait « le monde terrestre au profit de notions et de concepts mystificateurs » ; l’un des jugements les plus superficiels de cet écrivain. En fait, la bande des Temps Modernes reprochait à Malraux son ralliement inconditionnel à de Gaulle. Dans une polarisation mentale qui les avait menés à l’aveuglement pathologique au service de l’URSS, Sartre & Co. ne pouvaient pardonner à celui qui avait été un compagnon de route du communisme naissant de les avoir « lâchés ».


L’engagement de Malraux avait commencé tôt : en 1934, il avait été s’entretenir longuement avec Trotsky, exilé en France et pour lui, véritable héros de la révolution soviétique. Il fut l’un de ceux qui s’insurgèrent publiquement quand le piteux gouvernement Doumergue expulsa le révolutionnaire. En 1934, il eut le culot – quel autre mot ? – d’aller à Berlin avec André Gide demander à Hitler la libération de Georgi Dimitrov, secrétaire de la IIIe Internationale, arrêté par la Gestapo. Qu’Hitler ne les reçût pas n’y change rien.


En 1936, il s’engagea à corps perdu dans la Guerre d’Espagne et il tenta vainement d’obtenir une aide de la France aux Républicains. Il finit quand même, grâce à ses démarches personnelles, par obtenir une vingtaine d’avions de chasse des constructeurs de l’époque (Bloch, futur Marcel Dassault, et Dewoitine), qui constituèrent l’escadrille Espana. On s’est moqué, non sans facilité, du fait qu’il ne connaissait rien aux avions ; mais il avait quand même obtenu ceux-là.




La participation à la Résistance de « l’étrange colonel Berger » (l’expression est de Pierre Viansson-Ponte) n’est pas discutable : en 1944, il coordonnait l’action de trente-sept groupes de partisans. Elle fut même héroïque et faillit s’achever dans l’arrestation par la Gestapo : Malraux fut sauvé in extremis du peloton par la fuite des Allemands. Le ralliement à de Gaulle s’inscrivait dans la ligne de quelque dix années d’action. De Gaulle était pour lui un héros, donc il avait raison, point barre. Les bavures et enflures occasionnelles n’y changent rien non plus.

 

Mais Malraux ne fut pas un homme politique. Son dévouement à de Gaulle avait revêtu les formes d’un culte qui finit par étouffer l’analyse.

 

Ainsi, lors d’un entretien en 1971, Bernard Tricot, ancien secrétaire général de l’Élysée, observe que le gaullisme est devenu une grande machine conservatrice, Malraux lui répond que le gaullisme « prend de la pureté, la pureté de la mort (1) ». Formule creuse autant qu’emphatique. À l’évidence, Malraux ne comprend rien à la politique : il a ses amitiés et ses aversions (comme pour Pompidou), mais sa connaissance des forces sociales qui s’affrontent en France est nulle. Aussi son rôle sur le destin de la France est-il inexistant.


Il rencontra Mao, Nehru et bien d’autres : rencontres littéraires.


À la cinquantaine déjà, il éprouvait l’irrésistible besoin de retourner à son premier pôle magnétique, l’obsession esthétique.


Un amateur d’art

 

Nul n’est « simple », même les simples. Et le besoin de fixer une image à peu près nette, ne fût-ce qu’à peu près, de la personne Malraux réserve une rude frustration quand on aborde son obsession esthétique.


Car c’en est une. Malraux a toujours été fou d’art et, en 1929, il a persuadé Gallimard de fonder… une galerie marchande. Ce voyageur obstiné parcourait le monde à la recherche d’objets antiques, surtout des sculptures. Cette année 1929, par exemple, lui et Clara ont sillonné l’Orient, d’Istamboul à Ispahan et au-delà, achetant des pièces « gothico-bouddhiques » (termes dénués de sens). Ils en ramènent quarante-deux têtes exposées à la Galerie NRF. Ces objets laissent perplexes : d’abord, ils ont été visiblement détachés à la scie, ce qui indique une totale absence de scrupules archéologiques, ensuite, ces pièces viendraient du Pamir, où les Malraux n’ont pas été. Une querelle s’ensuit, alimentée par de forts soupçons : cinq ans plus tôt, Malraux avait été condamné à trois ans de prison pour avoir tenté de dérober à la scie d’imposants bas-reliefs du temple de Banteai-Srei, à Angkor. Notre amateur-marchand ressemble furieusement à un pillard impénitent. Là n’est cependant pas la vraie question.


Malraux ne cessera jamais de se mêler d’art. Son initiative la plus retentissante sera la commande à Chagall d’un plafond pour l’Opéra de Paris. Mais il parlait déjà d’art dans ses romans.


Le volume – dans les deux acceptions du terme – de ses écrits sur l’art est impressionnant. Depuis Le Musée imaginaire (1947), il ne cesse de multiplier les albums, plus somptueux les uns que les autres. Est-il un nouvel Élie Faure ? Le grand historien de l’art du XXe siècle ? Le philosophe de l’art ? La lecture de ces monuments laisse perplexe autant que sa fameuse formule, « l’art est l’anti-destin » (il ignorait à l’évidence les œuvres d’art des civilisations primitives qui, justement, représentent le destin). L’érudition semble prodigieuse, mais le concept d’« art », fumeux. Il semble ignorer que la notion d’art qu’il utilise est exclusivement moderne et qu’un sculpteur égyptien d’il y a quarante siècles ou indien d’il y a vingt-cinq n’y eussent sans doute rien compris.


Un exemple, tiré de L’Irréel : parlant de Donatello, Malraux écrit, à propos de La Déposition de croix, que l’artiste « avait retrouvé l’équivalent de cette incisive brisure dans les statues de Sienne, la Judith et la Marie-Madeleine (pour comprendre pleinement son art, il faudrait oublier le David de bronze) ». Or, c’est du pur verbiage, et l’érudition se révèle pédantisme creux. Quelle « incisive brisure » ? Que signifient ces mots ? Comment pourrait-on « ignorer » l’une des œuvres les plus célèbres de Donatello, le David, pour comprendre son art ?


Et force est, à regret, d’admettre que l’essentiel des textes de Malraux sur l’art consiste en incantations fantasmatiques, vaticinations habillées de langage savant et anachronismes systématiques. Totalement schématique, sa représentation de « l’art nègre » omet l’art de cour du Bénin, par exemple, et pour lui, les natures mortes de Chardin accéderaient au même titre que les sculptures mexicaines au « premier monde de l’art universel ».


Certains historiens d’art s’y méprirent et furent violents, d’autres haussèrent les épaules avec un petit sourire. Ils les avaient bien lus, mais d’un angle faux : ces textes n’apprennent rien de sérieux sur l’art, mais beaucoup sur Malraux. Dans un mysticisme personnel, il identifiait « l’œuvre d’art », concept douteux, à la Révolution.

 

Il élevait son idée de l’artiste au rang du héros et s’il avait été peintre, on peut imaginer qu’il aurait peint Delacroix nu dans une nouvelle version de La Liberté guidant le peuple.

 

On eut tort, parce qu’il était écrivain, de chercher en lui un maître à penser : il se voulait héros, Byron à Missolonghi. Il sculptait sa statue depuis des décennies ; celle d’un génie littéraire. « Je leur montrerai que je suis le plus grand écrivain du siècle », avait-il déclaré à son neveu Alain. Erreur, il fut un aventurier qui écrit, comme T.E. Lawrence.

Depuis Rimbaud, en France on est sensible à leur séduction. Surtout lorsqu’ils savent se servir des mots.


Voilà pourquoi André Malraux se porte bien à 110 ans.

 

(1) Rapporté par Olivier Todd dans l’opus critique majeur sur Malraux, André Malraux, une vie (Gallimard, 2001).

 

Gerald Messadié

© Photo : Louis Monier / © Illustration : Innocent



> Lire, entre autres : Pierre Poujade, Retrouver Malraux, Pierre-Guillaume de Roux éditions, novembre 2011, 292 pages, 23 €











(1) Rapporté par Olivier Todd dans l’opus critique majeur sur Malraux, André Malraux, une vie (Gallimard, 2001).

 

Par Gerald Messadié

 

> Lire, entre autres : Pierre Poujade, Retrouver Malraux, Pierre-Guillaume de Roux éditions, novembre 2011, 292 pages, 23 €

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