Vladimir Maïakovski, "À pleine voix", une anthologie militante !

La vision du monde de Maïakovski est d’une extraordinaire actualité. Quand le monde se délite, les oripeaux s’affichent comme autant de miroirs aux alouettes. La politique a démissionné au profit du commerce. Se drapant dans le manteau du libéralisme pour que le règne de l’OMC - qui a supplanté l’ONU - ne se remarque pas trop. Alors les vieux idéaux qui ont la vie dure refont surface. Arlette va briguer un nouveau mandant sur le sol français. Aragon vocifère depuis son mausolée des Yvelines. Maïakovski confirme ses impatiences, ses ferveurs, ses exaltations et son sens inné du drame. Propre acteur de ses poèmes, trublion des lettres soviétiques et admirateur de Lénine, il aura puisé dans son (in)expérience d’amant tragique les raisons de sa fidélité bolchevique. 


Amoureux fou de Lili, la sœur d’Elsa Triolet, il vivra de douloureux épisodes personnels, inconciliables avec ses idéaux moraux. C’est en lisant ses poèmes que l’on parvient à deviner le fil qui l’a ainsi tenu dans la droite ligne de sa foi révolutionnaire à toute épreuve. Qui a fait de lui, dès 1919, le non-conformiste le plus intolérant à l’égard de la médiocrité bureaucratique. En particulier dans le domaine esthétique et moral. Il a toujours affirmé être - n’être - (qu’)un poète et intéressant essentiellement en tant que poète. On lira ici pour la première fois en intégralité ce grand poème de trois mille vers, "Vladimir Ilitch Lénine", conçu dès 1923 mais écrit en 1924, très probablement "déclenché" par le choc provoqué chez Maïakovski par l’annonce de la mort de Lénine à la séance du XIe Congrès des Soviets et par ses funérailles sur la Place Rouge.


Approcher de la sorte la totalité organique et le système global que constitue cet ensemble de textes offre la clef indispensable pour percevoir la véritable dimension littéraire de Maïakovski. Cette force qui lui ouvre la langue polyphonique d’une construction visionnaire trop souvent ignorée. Celle aussi de son parcours spirituel si communément déprécié par ses détracteurs qui ne voyaient en lui qu’un homme aigri par la politique. Alors que Maïakovski est un amoureux transi, un amant martyr. Et que toute son œuvre montre une réelle homogénéité. Maïakovski n’est pas une pirouette aux multiples facettes tenues par sa seule personnalité. C’est malheureusement dans ce cadre-là que l’on décrypte bien souvent la politisation du poète alors que son premier combat est l’esthétique. 


Votre pensée
rêvant dans votre cerveau ramolli,
comme un laquais repu se vautre au gras du lit,
je la taquinerai sur un morceau de cœur sanglant,
j’en rirai tout mon saoul, insolent et cinglant.

("Le nuage en pantalon", Prologue)


La grandeur de Maïakovski tient, bien au contraire, à l’extraordinaire cohérence de son univers poétique. Une cohérence assidue, réfléchie, déterminante pour la structure de son œuvre. Une manière aussi d’impulser une tonalité lyrique et idéologique sans la subordonner. Sa poésie fait donc apparaître cet horizon fondamental sous la forme de grands ensembles de vers réalisés autour d’un axe à la fois orienté sur la mythologie et le narratif.


Cette manière d’être en poésie porte Maïakovski sur un rythme d’écriture. Une série de charnières ou de focales qui vont incarner de la manière la plus pointue le contenu de toute une période de son évolution. Ces poèmes mettent en lumière la structure cyclique de la démarche du maître. Chaque cercle aura pour matériau un nombre précis d’éléments personnels, historiques, politiques qui iront se projeter sous la forme primitive de la parole proclamée. Fragmentaire. Éclatée. Cette voix unique marquera le lecteur par sa forme narrative. Court poème d’humeur, pièces dites "de circonstance". Acte militant. Satirique.
Puis une deuxième lecture donnera le degré second du poème universel érigé en système lui-même rattaché aux grandes lignes constantes de l’univers poétique de Maïakovski.


Outil d’ouverture et acte de foi, le poème de Maïakovski est instruit d’une matière anecdotique. Soudée à la racine narrative elle sera transfigurée en argument symbolique. C’est alors que la trame fantastique ponctue l’envol. La narration versifiée est donc le seul espace où Maïakovski peut faire la démonstration de son aptitude à élaborer un sujet poétique majeur. Toute son aventure fantasmagorique - synthèse sublime des symboles - sera la source intellectuelle de sa vision permanente et essentielle du monde. 

Une musique bien contemporaine que l’on appréciera à sa juste (dé)mesure.


Annabelle Hautecontre


Vladimir Maïakovski, À pleine voix - Anthologie poétique (1915-1930), préface de Claude Frioux, traduit du russe et annoté par Christian David), Gallimard, "Poésie", novembre 2005, 452 p. - 11,50 €    

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