Musique, amour et nature, la fête galante

Pas de fête sans elle, pas de déclaration sentimentale qui ne soit accompagnée par elle, de jeux amoureux qu’elle n’agrémente. Chez Antoine Watteau, Nicolas Lancret, Claude Gillot ou encore Antoine Pesne, la musique est une invitée permanente! Quand on regarde leurs tableaux et leurs dessins, elle s’entend partout, dans les salons dont ils font entrevoir les fastes comme sous les frondaisons où ils pénètrent en observateurs. Elle s’accorde aux réceptions dans les demeures privées comme elle cadence les foires villageoises. Vielle à roue, guitare, tambourin et musette, flûte et violon, les instruments sont toujours de la partie. Musique veut dire aussi concerts, gammes, leçons de chant, sérénades, autant de noms qui entrent dans les titres des œuvres de ces artistes qui signent ces fêtes galantes. Celles-ci à leur tour impliquent danses, bals, guinguettes et noces. Elle donne le ton à tous les plaisirs qui se déclinent au son des notes que Pierrot égrène la nuit, devant les personnages du théâtre italien ou que l’orchestre joue lors d’un Concert dans le salon ovale de Pierre Crozat (huile sur toile de Nicolas Lancret). La musique n’est pas un élément décoratif. Elle participe à l’action, en captivant l’oreille d’une belle ou de Colombine. Elle rythme les délices d’une promenade, elle les prolonge jusqu’au retour dans les boudoirs et les chaumières.

 

Au cœur de ces réjouissances, de ces pastorales et de ces réunions champêtres, apparaît et s’impose avec grâce la femme dans l’éclat de sa beauté naturelle, habillée de robes chatoyantes ou de jupes simples, toujours avenantes et séductrices. Qu’elle soit l’amazone qui arrive pour un pique-nique dans une clairière (Fête galante avec cavalière, de Jean-Baptiste Pater, huile sur toile de 1723-1726), la bergère que François Boucher fait lire dans un jardin luxuriant (Pastorale, huile sur toile de 1760), l’amante surprise comme celle que saisit dans Le Rendez-vous à la fontaine Jean-François de Troy (huile sur toile de 1727), les Baigneuses à une fontaine dans un paysage que les hommes épient (Jean-Baptiste Pater, huile sur toile de 1730) ou l’épouse profitant du sommeil de son vieux mari pour se laisser courtiser (La Précaution inutile, de Jean-Baptiste Le Prince, huile sur toile de 1774), elle est au cœur d’une histoire dont l’amour est l’origine, le discours central, le thème unique, peut-être l’excuse ou le prétexte de ces rencontres joyeuses et ces conversations animées entre partenaires du moment.

 

Le pinceau habille ces femmes de façon somptueuse. Toute la haute couture de la Régence défile, près des fontaines, sous les portiques, dans les bosquets, le long d’une balustrade. Dans un de ses plus beaux tableaux, Les Plaisirs du bal, (huile sur toile de 1715-1717), Watteau met en scène un grand nombre de personnages, assis sur la droite, debout sur la gauche, équilibrant en quelque sorte cette femme au centre, vêtue d’une ample robe de soie, brillante et bruissante. En face d’elle, un danseur gracieux esquisse quelques pas. Le « brio pictural » de Watteau s’exprime ici dans toute son ampleur si savamment contrôlée, il concentre ici tous ses talents d’artiste. Cette œuvre, dont Watteau modifia le décor architectural, a fait l’objet de nombreux dessins préparatoires.

 

Antoine Watteau (1684-1721), on l’oublie parfois, était un extraordinaire dessinateur. A la sanguine, la pierre noire, la craie blanche, sur papier gris-brun, crème ou bleu, en quelques traits rapides, décisifs, il parvient à rendre les ondulations d’une robe, les cassures d’un manteau et la texture d’une cape ou de la fourrure de la toque coiffant le profil du persan. De même, en déployant les nuances, il interprète l’effort physique de deux violonistes en train de jouer. Chaque dessin atteint « un haut niveau d’achèvement », une aisance et une spontanéité que traduit la moindre ébauche. En dépit de l’« extrême simplicité » de certains sujets, comme par exemple la Femme au papillon (technique aux trois crayons, c'est-à-dire pierre noire, craie blanche et sanguine ; vers 1716-1717), la feuille est traitée « avec énormément d’énergie et de vivacité ». D’« un coup de crayon dont l’esprit n’a pas besoin de signature », il fait deviner les formes des chairs sous l’étoffe, il donne d’un effleurement d’estompe sa consistance à une carrure. En suivant un lacis de linéaments, les contrastes sont à leur place, sans fautes, les volumes aussi.

 

A remarquer aussi que sur une feuille, le dessin unique est rare. Le plus souvent, chauffés par l’exercice, les doigts « se font » graduellement, progressent en cohérence, et l’un poussant l’autre, deux, trois ou quatre croquis remplissent la feuille, avec « une liberté de la main » totale, avec un entrain qui ne se dément pas, sans plan préconçu, au gré des observations qu’il peut faire. Un bel exemple de cette habileté se trouve dans ce rapprochement dans la Femme debout tenant une quenouille et Etude d’une tête de femme, qui souligne en plus les différences sociales auxquelles son métier d’artiste le confrontait. Il faut noter avec quelle virtuosité Watteau traite le drap assez fruste de la première et la gracilité de la nuque que dégage le chignon de la seconde. Il lui arrive aussi de dessiner debout, dominant ainsi le modèle, comme on peut le voir sur un autre dessin, Femme assise tenant un éventail, offrant un angle de vue inhabituel. Si au bout du compte ses toiles semblent si équilibrées et si vivantes, c’est parce que Watteau s’entraîne sans cesse sur des feuilles et que son pinceau prend le relais du crayon et en transpose la magie.

 

Pratiquement tous contemporains de Watteau, à quelques années près, beaucoup d’autres peintres ont abordé le thème de la Fête galante, parmi eux Antoine Pesne (1683-1757), très connu pour les portraits qu’il exécuta à la cour de Prusse,  Nicolas Lancret (1690-1743) et Jean-Baptiste Pater (1695-1736), sans doute le plus proche de Watteau et considéré comme son seul élève. En reprenant les pièces du répertoire qui reposent sur la même idée et en en respectant les codes, - décors extérieurs de fontaines, bosquets, sculptures, courtoisie et coquetterie, élégance et nonchalance - chacun pourtant se l’approprie et innove afin d’en faire comme de petits moments bucoliques ou plus théâtraux, par exemple autour d’un repas de chasse, d’une réception ou d’une fête organisée dans une clairière.  

 

Sans musique sinon celle des mots d’amour qu’ils se chuchotent, les amoureux de François Boucher (1703-1770) se découvrent plus libertins, se retrouvent dans des cadres également pastoraux, mais auxquels son pinceau ajoute des statues, une rivière, des édifices rappelant l’Italie, détaillant davantage les vêtements et la flore, introduisant des animaux, ici un épagneul, là des brebis.

 

Vien le renouvellement de la fête qui gardant son raffinement acquiert de la fantaisie voire de l’espièglerie avec l’auteur de la célèbre toile Les Hasards heureux de l’escarpolette, Jean-Honoré Fragonard (1732-1806). Dans des scènes à la fois charmantes, vives, enlevées, il choisit le jeu - de la palette, de la main chaude - pour décrire ses instants qui s’éternisent autant qu’ils disparaissent, quand de jeunes couples se font la cour au milieu d’une nature  splendide, quandl’air qui se respire est léger, propice à la rêverie, au bord de paysages dont « on dirait que la musique seule peut exprimer les effets fugitifs, comme le vent du matin ». L’amour prend tour à tour le visage de La Poursuite et de La Surprise, ou l’inverse ou les deux confondus, comme le prouvent avec tant de finesse deux esquisses où « se rassemble une panoplie de symboles et d’indices visuels pour étayer les différentes étapes du cycle de l’amour », que celui que l’on appelait Frago réalise vers 1771.   

 

Ce XVIIIème siècle où le génie pétille et la poésie est une autre galanterie va se clore au seuil de la tourmente révolutionnaire. Il pourrait aussi connaître son apothéose avec ce véritable chef d’œuvre que constitue le grand tableau La Fête à Saint-Cloud, de Fragonard, œuvre qui devient de ce fait la conclusion de l’ouvrage et de la magnifique exposition qu’il accompagne au musée Jacquemart-André, dans un décor raffiné et parfaitement adapté au propos. Une soixantaine des plus remarquables œuvres de ces ordonnateurs des fêtes se croisent ici, offrant une lumineuse relecture du bien nommé, dans ce cas, siècle des Lumières. Double plaisir à vivre.  

 

Dominique Vergnon

 

Christoph Martin Vogtherr, Mary Tavener Holmes, Nicolas Sainte Fare Garnot, De Watteau à Fragonard, les fêtes galantes, Culturespaces, Fonds Mercator, 224 pages, 24x28 cm, nombreuses illustrations, 39 euros.  

 

 

 

 

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