Les belles colères de la terre

La grandeur à la mesure de la terreur ! Volcans en éruption, tempêtes soudaines et avalanches imparables, cimes inaccessibles et glaciers immaculés, ces phénomènes sans limites d’ampleur captivent et effrayent. A travers eux, la nature souveraine manifeste sa puissance, sa liberté incontrôlée, sa beauté aussi. En s’efforçant d’exprimer ses attributs, les artistes commentent avec leurs pinceaux ce qui ressemble à une force aveugle mais dans un geste identique ils en décèlent l’âpre somptuosité. Pendant deux siècles, ils interprètent ces colères naturelles pour ouvrir un nouveau champ de connaissance, provoquer d’autres sensations, attester en faveur d’une vision souvent plus romantique, plus esthétique mais aussi plus rigoureuse. A partir d’une peur mêlée de plaisir, leurs regards évoluent vers une considération moins partielle. Ils s’étayent du savoir des savants et des voyageurs. Les manifestations matérielles que ces bouleversements brutaux génèrent ne leur servent plus seulement à des fins décoratives sinon à une approche raisonnée de ces signes chaotiques. L’art ainsi rejoint la science.

 

L

a fureur des vents et des mers est sans conteste un des sujets les plus abordés par les peintres français au cours de ces deux siècles. Diderot contribue dans ses Salons à en faire aimer les déchaînements qui de loin semblent poétiques. Joseph Vernet (1714-1789) est un des maîtres du genre, composant des scènes de naufrages toutes plus terribles les unes que les autres, avec un talent de narrateur inimaginable, fécond, brillant. Il risquera même sa vie en affrontant un ouragan afin de « l’étudier » de près ! Ses tableaux s’ouvrent en quelque sorte devant des théâtres en furie, où mugissent et hurlent sous le souffle océanique les mats, la houle, les équipages jetés à la mer.

 

La compréhension augmentant, les structures apparaissent, comme le montrent notamment les tableaux consacrés aux glaciers. Caspar Wolf, en 1778, sur une toile sobre en couleurs et volumes relate cette prodigieuse coulée du glacier du Rhône, avec la représentation « de deux moraines terminales au premier plan » sans que la force du propos n’en soit amoindrie. Un autre peintre célèbre, Caspar David Friedrich peint en 1823-1824 La Mer de glace ou Le Naufrage, rendant compte avec un réalisme incroyable des cassures et des chocs des morceaux acérés qui s’élèvent au-dessus de l’épave d’un navire pris dans le gel, au point que l’on entend pour ainsi dire le fracas des plaques arctiques. La saisissante construction pyramidale du tableau rappelle cette pointe aigue du sommet du Watzmann, chaîne de montagne en Bavière culminant à 2710 mètres, que Friedrich exposa pour la première fois en 1825 à Dresde.

 

Comme les glaciers, les volcans attirent les artistes. Le Vésuve et l’Etna sont naturellement les deux volcans qui séduisent le plus les peintres qui rivalisent d’imagination pour tenter de traduire la violence des projections de lave et de cendre, noyant tout alentour dans des lueurs de fournaise. Il est intéressant de voir comment au fil du temps, les interprétations se différencient. Observateur objectif, voyageur accompli, formé aux Beaux-arts de Rouen, excellent graveur, Jean-Pierre Houël (1735-1813) se révèle presque davantage analyste des cratères et « de ce spectacle de feu », ainsi qu’il l’écrit dans ses carnets, que peintre d’un fait récurent. Sa gouache et pierre noire de 1776-1780, montrant Le Cratère du Stromboli  est une manière de reportage précis et topographique du lieu, en raison de la vue rapprochée de la cime au moment où l’effervescence est en cours. De la lave rouge sort de la bouche même du cratère.

 

Autres preuves des fractures géologiques de l’au-delà des ères, les roches et les falaises procurent aux artistes des motifs de choix. Vers la fin du XVIIIème siècle, la redécouverte des Alpes participe, dit l’auteur avec justesse, de cette « lecture attentive des formations rocheuses. Les peintres exécutent désormais de véritables portraits de falaises et de strates, témoignant ainsi d’une nouvelle manière de voir le monde et d’une certaine conscience du passé de notre planète ». Déjà attaché aux significations des nuages et à en formuler les masses à la lente dérive, Turner est incontestablement un de ceux qui avec une grande emphase lyrique, unit le mieux à des données vérifiées ces mouvements de convulsion de la croûte terrestre, semblables à des vagues figées (le Loch Coruisk, situé dans les Highlands d’Ecosse, aquarelle sur papier de 1831) et des abimes dantesques (Le Passage du Sain- Gothard, huile sur toile de 1803-1804).

 

Plus tard, promeneur curieux et consciencieux, amoureux de sa région franc-comtoise, peignant Les Sources de la Loue, Courbet trouve dans sa palette les meilleurs teintes sombres, épaisses, maçonnées, savamment dégradées, pour évoquer « la matière karstique » de cette antre mystérieuse d’où sort en grondant la rivière blanche d’écume. Cézanne de son côté qui se consacre inlassablement à cette acropole provençale qu’est la montagne Sainte Victoire, s’applique à en évaluer les différents plans, leurs agencements, la confrontation millénaire entre végétation et pierre.

 

En Amérique, jeune nation, les sciences de la terre enchantent plusieurs peintres de l’école de l’Hudson River, comme Thomas Cole (1801-1848) ou encore Thomas Moran, « influencé par Turner dont il admirait l’œuvre », et qui se fait l’écho des décors grandioses des sites américains qui joignent justement les fastes à la démesure. Très réaliste, rythmé au premier plan par un jeu de contrastes qui pourraient sembler forcés et vont s’allégeant dans le fond comme pour en accroître les perspectives, Le Canyon du Colorado (huile sur toile de 1873-1874) met bien en valeur ces phénomènes évoluant au cours des âges que sont l’érosion, les failles tectoniques et les résurgences des eaux, sculptant sans relâche la fragile écorce.

 

 

Ainsi, servi par des tableaux dont beaucoup sont méconnus ou constituent une découverte et par un texte à la fois précis et agréable à lire, ce livre fait voir au lecteur l’importance de cette double parenté qui s’est instituée entre art et science. Elle permit aux peintres de renouveler leur vision d’une nature considérée jusqu’alors comme un modèle simple, stable, inexplicable, parmi d’autres. Cette curiosité pour les soubresauts des éléments et les chaos soudains rompant l’ordre éternel a ouvert une seconde voie à la restitution visuelle des énergies - lave, glace, mer, feu - qui troublent autant qu’elles fascinent. Un angle inédit porté sur l’environnement par un auteur qui a lui-même étudié de près ces correspondances entre art et science.

 

Dominique Vergnon

 

Alexis Drahos, Orages et tempêtes, volcans et glaciers. Les peintres et les sciences de la

Terre aux XVIII et XIXème siècles, éditions Hazan, mars 2014, 160 pages, 80 illustrations,  

27,5x31,4 cm, 40,00 €.

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