Jean-Baptiste Carpeaux, ardeur et douleur d’un artiste

Le 9 juin 1861, alors qu’il est à Rome, Carpeaux écrit à Bruno Chérier, peintre décorateur né comme lui  à Valenciennes et dont il laissera un buste très expressif : « Je suis prêt de livrer au monde artistique l’une des œuvres les plus émouvantes du siècle ». Deux ans plus tard, Garnier, nommé architecte de l’Opéra de Paris, lui demande un grand bas-relief pour la façade du prestigieux bâtiment placé au cœur de la capitale. Carpeaux lui a présenté son projet, Garnier acquiesce et en retour, par gratitude, Carpeaux fait son buste, « plus vivant que la vie » s’exclamera Théophile Gautier.


On attribue à Carpeaux le second, à droite, des quatre blocs mis en place pour recevoir les groupes décoratifs. Sans plus tarder le sculpteur se lance avec entrain dans la réalisation du projet, ajoute des figures ou les retranche, calcule les proportions ou les annule, argumente, défend ses vues, tâtonne. Les maquettes s’accumulent, dépassent les dimensions prévues, tantôt elles sont trop lyriques, tantôt trop baroques. La haute société comme le petit peuple se croisent dans son atelier d’Auteuil. L’impératrice, des princesses, Edmond de Goncourt, des élèves, des voisins anonymes tiennent à voir le maître travailler, « absorbé, les yeux dévorant le modèle, roulant une boulette de terre, son pouce faisant toujours office d’ébauchoir ». Ce sera le génie de la danse, un hommage à la grâce, la fête même du rythme, un hymne aérien à la légèreté quand elle n’est plus que suprême élégance. Tarentelle, bacchantes, farandole, amour, spirale de jeunesse, La Danse est par excellence la sculpture de la félicité, captée dans son allégresse, son insouciance, sa sensualité. En son temps, « le feu des critiques est vif » et la statue est même maculée d’encre dans la nuit du 26 au 27 août 1869, comme le montre une photo ancienne.

 

Jean-Baptiste Carpeaux est né à Valenciennes en 1827. Bien qu’il connaisse une enfance ingrate que sa constitution fragile ne concourt pas à embellir, il tisse avec sa ville natale des liens nombreux qui se retrouveront entiers au terme de son existence. Ayant éprouvé dès l’adolescence les difficultés matérielles, il doit un temps se faire maçon pour couvrir ses dépenses. Il a la chance de se faire remarquer par Rude qui enseigne à ses élèves que « l’on n’est vraiment sûr de soi et affranchi des formules que par l’observation du réel ». Obstiné, il veut entrer dans le cénacle de la Villa Médicis. Il y parviendra. Ne bénéficiant pas d’une santé très solide, Carpeaux va mettre en œuvre d’autres ressources, avant tout intérieures, plus cachées, celle de la conquête de soi, de l’opiniâtreté et s’arme de résolutions inflexibles: « Ma volonté et ma persévérance remplaceront la force physique que la nature m’a retirée ». Si la lecture de sa correspondance dévoile ses abattements, elle témoigne tout autant de sa ténacité, de sa détermination à « marcher au but sans obstacles ». Au mot malheur, il va en opposer un autre qui rime mais détruit le maléfice: ardeur. Voilà la clé, « redoubler d’ardeur », comme il le dit. Toute l’existence du sculpteur n’aura été en effet qu’une incessante bataille contre « les vicissitudes de la vie ». Malheur, le mot revient souvent dans ses écrits. « Rien ne me fera regretter une terre aussi ingrate ». Jean Baptiste Carpeaux a mené un combat continu, harassant, engagé seul contre cette infortune qui semble parfois si cruelle avec lui. « Je ne sais quelle Fatalité pèse sur moi, mais à coup sûr je n’ai pas de chance ». Il accorde un F majuscule au mot. Se bagarrer pour faire reconnaître son travail, pour triompher des cabales et des « courriers, des bataillons qu’on déploie contre moi….jamais je n’ai vu injustice semblable, c’est moi, moi que l’on rejette de parti pris », pour faire admettre qu’il possède un talent propre et unique. La parenté avec Michel-Ange, envers qui Carpeaux vouait « un véritable culte » s’établit naturellement.

 

La sculpture est un art tout de relief et la statuaire est un appel total à la lumière. Elle ne prend vie qu’avec le regard qui en la plaçant dans l’espace lui décerne par le jeu des ombres et des clartés sa densité, son épaisseur et la valeur de son mouvement. Les contours définissent dans la conjonction de leurs lignes des surfaces où s’accroche précisément cette lumière. Ces surfaces deviennent à leur tour chaleur, palpitation, chair, relief de tendresse ou abîme de dureté. Face à la terre glaise, Carpeaux se retrouve lui-même. Devant la matière opaque, résistante et malléable à la fois, il connaît le bonheur. Il recoure au « modèle à la boulette » pour donner au matériau brut ce grain merveilleux qui sera celui de la peau. Il frémit et se passionne, recule pour juger des effets, cisèle, ajoute, brise l’épreuve qui ne le satisfait pas, recommence, s’épuise, triomphe et pleure. Il n’a pour lui que sa pensée qui ordonne et ses mains qui obéissent. Elles expriment les sentiments les plus extrêmes en y joignant la tendresse la plus délicate. La science de la facture, sous ses doigts, se change en pureté de la forme. Carpeaux, c’est la vie vraie et chaude qui bat et respire entre deux mains !

 

Jean-Baptiste, sculpteur ardent, est aussi un peintre fougueux, emporté, traitant le thème par taches rapides et chatoyantes que l’obscurité placée délibérément autour des sujets amène jusqu’à la fulgurance. Il consigne avec sûreté les valeurs, place les volumes en toute assurance mais efface les détails, pour que l’effet d’immédiateté soit évident, préservé. Il dirige ses orchestrations tel un chorégraphe réglant son ballet. La pâte est parfois lourde, en attente de reprise, les contours sont dilués, les « couleurs posées en éclair ». Mais le miracle est que la vélocité de cette architecture transmet au pinceau une émotion intense, véridique, qui déborde son simple traitement. Carpeaux sculpte et peint, il dessine également, avec un envol du trait qui n’oblitère pas la précision. De nouveau, la structure principale de son propos est appréhendée sur-le-champ. Son crayon hache et façonne à la fois, élague, ondule, se fait aussitôt incisif, force un galbe pour s’apaiser soudain. Quelques linéaments lui suffisent pour résumer une action. Les Goncourt, plus admiratifs que méprisants, diront que « c’est un homme capable de faire un croquis dans un omnibus ». Carpeaux écrit enfin avec une pénétration et une conviction singulières! Ses lettres ont une saveur étonnante. Il a indéniablement un style à lui, pétulant, impétueux, inégalé.

 

Après des mois d’une maladie térébrante qui l’a « enchaîné » mais au cours desquels il continua à travailler, griffonnant  toujours, Carpeaux s’éteignit. « J’ai brisé mon cœur, il faut rompre mon corps ». Enterré d’abord à Auteuil, il fut transporté dans sa bonne ville de Valenciennes, sur les bords de l’Escaut. Les affiches collées à certains endroits précisaient quel serait l’ordre du cortège. Le jour de ses funérailles, « il y avait deux pieds de neige ». Les tenues noires des amis de l’artiste, les drapeaux en berne et le grand crêpe posé sur la façade de la mairie dont il avait décoré le fronton tranchaient sur ce parterre de blancheur. Ses trois enfants, l’aîné âgé de cinq ans, marchaient devant la foule.

 

Il y a peine moins de quarante ans, une exposition avait été consacrée à Carpeaux. Celle qui s’est récemment ouverte au musée d’Orsay met en pleine valeur le vaste éventail de ses immenses dispositions. Produisant avec autant de facilité que de douleur, Carpeaux jamais ne se réfugia dans le banal, le conventionnel, l’utilitaire. Même ses bustes de commande sont empreints de dignité, d’authenticité. Il est bien ce « génie protéiforme » que présentent en introduction à ce magnifique ouvrage les deux auteurs qui, avec quelques autres éminents spécialistes de l’artiste, l’on rédigé. Carpeaux a laissé « à sa mort un vide que seul Rodin pourra remplir ».

 

Très documenté, abondamment illustré, cet ouvrage permet de suivre dans le détail toute la démarche créatrice de Carpeaux, notamment en mettant en parallèle les études préparatoires et les sculptures achevées. La statue de Watteau est un bel exemple parmi d’autres, du travail considérable que Carpeaux exigeait de lui-même, tenaillé par cette « fièvre créatrice », titre du livre qui accompagne judicieusement le catalogue publié pour l’exposition du musée d’Orsay, qui le consuma.   

 

Dominique Vergnon

 

Edouard Papet, James David Draper, Carpeaux, 1827-1875, un sculpteur pour l’empire, Gallimard-Musée d’Orsay, 24x28 cm, 364 pages, 347 illustrations, juillet 2014, 49 euros

 

Laure de Margerie, Carpeaux, la fièvre créatrice, Découvertes Gallimard/RMN-Grand Palais, 12x17,8 cm, 128 pages, 150 documents, juin 2014, 12 euros.   

 

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