Rembrandt, la contemplation

                   

Un mot convient parfaitement pour donner le ton à ces pages : contemplation, qui allie méditation et observation. Il introduit un des chapitres de ce beau catalogue consacré aux quelques quinze dernières années de la vie de Rembrandt. Des années de plénitude, physique certes, créatrice surtout. Au long du texte, le mot s’impose de lui-même, que ce soit face à ces portraits du peintre ou de ses relations, ou devant ces moment d’alliance entre les sentiments humains les plus extrêmes, de la tendresse partagée au refus du déshonneur. Dans les premiers, ce sont les yeux qui perlent. Dans les autres, les mains sont à elles seules une leçon d’éloquence, elles devisent dans le silence de l’action, elles rendent audible un discours retenu par les lèvres. Le propos s’appuie sur deux toiles pouvant servir de repères à son déroulement, ici Le Portrait d’un couple, Isaac et Rébecca, appelé aussi La Fiancée juive, exécuté vers 1665, là Lucrèce, antérieur d’un an. La vie annoncée, la mort arrivée. Avec Rembrandt, chaque « scène est imprégnée de l’harmonie durable des émotions intérieures ». D’autres mots marquent les étapes de cette lecture dans laquelle on avance comme au long d’un chemin de lumière, par exemple intimité et réconciliation. Intimité non pas scrutée mais considérée, respectueuse pour ainsi dire. Les rides des femmes au bain ne sont ni atténuées ni cachées. « Naer het leven » ! Etendu sur son lit, éclairé par une clarté venue de haut et de loin, Jacob bénit les deux fils de Joseph. Cette fois, ce sont les joues qui conversent. Un examen radiographique prouve que Rembrandt a modifié les dispositions initiales de ce tableau, en inclinant les têtes au point qu’elles paraissent se toucher.

 

 

L’œuvre tardif de Rembrandt, bien loin de donner à penser que le talent du peintre s’est amoindri avec les années, sous la poussée d’événements contraires dont certains parmi les plus durs qui puissent arriver à un père comme la mort de Titus, ce fils aimé qu’il a pris à maintes reprises pour modèle, montre au contraire que ni sa main ni surtout sa tête n’ont faibli ou ne se répètent. Il a acquis une dextérité nouvelle, une capacité à aller là où il veut surprenante, à ce point final où il emporte notre total assentiment. Le terme spezzatura que Vasari employait pour Titien, les auteurs l’utilisent ici pour Rembrandt. Il s’agit bien de dissimuler la somme de travail qui s’étend derrière cette surface visible, les efforts constants pour donner l’impression d’un savoir faire brillant, rapide, inégalé. On reste confondu d’admiration devant ces coups de pinceaux qui, en s’approchant du tableau, semblent « grossiers », rudes, rapides mais qui de loin manifestent la délicatesse des expressions, la finesse des étoffes, la justesse d’un reflet. Les couleurs sont épaisses. Or rien n’est plus fin que ce passage d’une teinte posée sur la précédente pour traduire l’énergie, la douleur, l’affection, la surprise, la résolution. L’œil discerne la charge de la matière sur la toile, il note que « la carnation est évoquée par une superposition dense de coups de pinceaux qui semblent presque chaotiques quand on les regarde de près mais sont en réalité extraordinairement efficaces à distance », le génie de Rembrandt lui permettant de rendre toute la gamme des saisissements et des apaisements et de rendre les souffles les plus ténus de la vie intime des personnes.

 

 

A commencer par lui-même. A travers ses autoportraits, n’est-ce pas à nous-mêmes que Rembrandt s’adresse ? Pour nous dire que le temps de la jeunesse et de l’énergie passe, que la force de la maturité s’efface, que l’âge avance et les entame inexorablement. Les autoportraits se comptent par dizaines. Le chiffre de 80 est mentionné, mais il inclut sans doute des copies d’élèves. Une quarantaine assurée serait plus conforme. Quoi qu’il en soit, cette galerie qui est la sienne devient la nôtre. Elle est un miroir où se révèlent les caractères, les interrogations, les courroux, les travestissements de chacun. Rembrandt a le don, sauf quelques exceptions, de se mettre sur la tête les coiffes les plus étonnantes, turbans et toques, bonnets et bérets, que là encore, il brosse en quelques coups impulsifs, ou alors parachève afin de rendre jusqu’aux creux de la fourrure ou du feutre. Il y a dans cette exposition du moi autant d’audace que  de sincérité, un repli ou plutôt une prise de recul avec sa propre personne, prétexte non à une biographie livrée à la curiosité de tous mais à une invitation à rappeler à chacun la nécessité de saisir sa véritable identité. La lucidité est aussi un moyen de montrer que derrière l’universalité prévaut l’unicité.

 

 

Observer « naer het leven », d’après nature, c’est à dire en étant le plus proche possible de la vie, de sa banalité comme de ses splendeurs. Paysages, situations quotidiennes, épisodes bibliques, les gravures renseignent sur la volonté d’une approche réaliste de l’artiste. Il « chemine le carnet à la main ». Dans les environs d’Amsterdam, il prend des instantanés de ce qui l’attire, des arbres, des fermes au bord de l’eau, une famille vagabondant, un animal extraordinaire pour l'époque. « Revenu dans son atelier, Rembrandt utilise ces dessins comme une véritable banque de motifs ». A la pointe sèche, il les reprend en incisant la plaque à traits appuyés ou délicats et apporte « une texture veloutée au noir des lignes ».

 

 

Savant sans l’être seulement, ce qui lasserait le lecteur, précis, vivant ce qui entraîne sa lecture, prodigue en données historiques et techniques pour susciter l’intérêt, proposant des indications sur ses méthodes personnelles de travail, ce livre qui croise les angles de vue met en lumière ces années où Rembrandt progressivement transmue chaque teinte en or pur. L’or qui s’étire tel une longue coulée en fusion sur la table de Claudius Civilis, donnant au serment des conjurés le feu de la confiance et la foi dans le courage, l’or qui brille sur l’armure d’Alexandre le Grand, l’or qui éclabousse la manche d’Isaac, celui encore qui parsème les bijoux de Lucrèce, celui enfin qui irradie le front de Siméon, dernier visage, ultime lueur sur le monde, la paix qui survient, confirmation de la consécration. Ce tableau est de 1669, année de sa mort. Il clôt l’exposition qui réunit les plus belles œuvres de Rembrandt, dont Le Syndic des Drapiers, le Portrait de Catrina Hooghsaet ou Bethsabée au bain sans compter les nombreuses gravures et les dessins. Une exposition comme on en voit une fois dans l’existence. Elle est à la National Gallery à Londres. Il faut en profiter, monter dans un Eurostar, rien de plus commode. Pour une joie durable.

 

Dominique Vergnon

 

Jonathan Bikker, Gregor J.M. Weber, Rembrandt, les années de plénitude, Fonds Mercartor, 303 pages, 23x28 cm,  49,95 euros. www.nationalgallery.org.uk; www.eurostar.com 

 

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1 commentaire

quelle ironie que cet article à l'heure des immondices montrées à la FIAC, dire que j'ai failli venir à Paris pour voir ça... sans parler du plug de la place Vendôme...