Les dessins de la passion

Cinq siècles d’un art d’exigence - le dessin - réunis en trente ans par une passion également exigeante! De la collection qu’il a constituée dans sa demeure genevoise, Jean Bonna extrait pour le bonheur de ceux qui s’intéressent au dessin les joyaux pour lesquels il a eu dans sa vie des coups de cœurs, soit 151 feuilles très exactement qu’il accepte de montrer au public, toutes réunies dans ce volume qui accompagne la présentation actuellement en cours à Lausanne. Choix éclectique sans nul doute, facilité par l’ampleur de la collection qui, comme le souligne Pierre Rosenberg dans sa lettre adressée au collectionneur, raconte une histoire du dessin des origines presque jusqu’à nos jours. Elle a l’ambition d’être encyclopédique, si on donne au mot son sens d’universalité du savoir. Tous les genres et toutes les écoles y sont en effet représentés, le XXème s. excepté. Une collection qui se rapporte autant à l’Italie renaissante et vénitienne qu’à la France classique et romantique ou à la Hollande du Siècle d’or. Sous le double thème de la grâce et l’harmonie, se côtoient Peruzzi, Andrea del Sarto, Stella, Vignali, Avercamp, Callot, Puget. Des noms que l’on pourrait jugés secondaires ! A tort, ils sont à (re)découvrir et le disputent en intérêt aux maîtres célèbres. Le plaisir de moissonner dans ces dessins de haute qualité est largement offert. Le hasard peut être un guide, ou alors les périodes, ou les thèmes. Chacun puise à loisir et avance ainsi peu à peu vers le désir d’examiner la totalité de ce parcours artistique. 

 

Du florentin Baccio Bandinelli(1493-1560), on est frappé par ce sourire à peine souligné, sorte d’acquiescement muet à quelque chose qui dépasse l’instant que la sanguine rend dans sa suavité au moment même où la tête tourne dans une légère torsion du cou. Autre visage, exécuté à la pointe de métal et rehauts de gouache blanche sur papier préparé en beige, provenant du cercle de Giovanni Bellini, également d’une subtilité pour ainsi dire palpable dans son rendu psychologique, l’homme coiffé d’un turban ayant les yeux baissés et la bouche close encadrée par une barbe très fine. Les visages sont en effet nombreux dans la sélection qui est faite, tous d’un attrait évident non seulement en raison du soin extrême de l’exécution mais surtout du poids de vérité humaine qu’ils portent en eux, telle cette Etude d’homme à mi buste de Giovanni Agostino da Lodi, artiste lombard, marqué par la venue de Léonard de Vinci à Milan vers 1482 ou encore ces deux têtes de jeunes femmes réalisées au fusain, sanguine et pastel de Barocci, l’une fermée dans un doux silence, l’autre à l’inverse s’épanchant dans un regard de tendresse. Dans un registre assez proche, formé auprès de Simon Vouet, Claude Mellan signe vers 1637-1640 un charmant portrait de Mademoiselle d’Effiat, jolie figure aux yeux bien ouverts et doux, quelques passages de sanguine donnant du relief à la peau diaphane. Connu pour son tableau L’Accordée de village et ses peintures de genre, Greuze à son tour s’émeut devant cette tête de jeune fille dont il traduit avec virtuosité par un jeu d’ombres et de hachures à la fois l’innocence et la mélancolie. Plus près de nous, Odilon Redon, grâce à son immense talent de pastelliste, place le délicat visage de la petite Geneviève de Gonet, ses yeux bleus et ses cheveux bouclés sur un « fond de fantaisie, méandres comme illusion d’un vitrail ». Clouet, Prud’hon, Dante Gabriel Rossetti, parmi d’autres, montrent combien à travers la durée et dépassant les modes, le visage se renouvelle sans cesser d’exprimer les sentiments de toujours. 

 

L’avantage de la liberté de tourner ces pages et d’y revenir est de rencontrer les génies insurpassables, qui donnent des airs de majesté et de vie ordinaire à la moindre de leurs esquisses. Ce sont eux qui apprennent à l’amateur comment contempler dans la réalité ce qu’eux-mêmes ont observé auparavant et reportent sur leurs dessins. Voici Le Pérugin, Watteau, Poussin, Rembrandt, Dürer, Le Lorrain, Delacroix, Tiepolo, Ingres, Chardin, Goya. A la sanguine, au fusain, à la pointe noire, à l’encre, tous se livrent à l’exercice le plus ardu qui est de dire la beauté la plus achevée et fugitive en un faisceau de traits concis et justes non sans être parfois agrémentés de fantaisie, quelques modelés efficaces, de délicats rehauts, des lavis adroits. Portraits, paysages, scènes mythologiques ou galantes, voire animaux comme cet extraordinaire marcassin de Hans Hoffmann (1578), ces artistes livrent le meilleur de leur savoir et de leur pensée que la main prolonge jusqu’à la perfection esthétique. L’éventail des thèmes est large. 


On arrive jusqu’à Vallotton, qui appartint au groupe des Nabis et se révéla un expert dans l’art de la xylographie, maniant habilement les contrastes absolus entre les noirs et les blancs, s’appuyant sur l’ironie pour accroître le sens de son message, comme on le voit sur cette œuvre de 1911, Le bibliophile (crayon graphite et encre de Chine). L’idée est simple, l’ambiance oppressante : un homme prend un livre sur une étagère, la pièce est sombre, éclairée par une lampe qu’il tient à la main. Mais elle cache délibérément sa tête !

 

Jean Bonna, en répondant à une série de questions, relate comment, « de contours en détours »,  entre séduction et réflexion, il a constitué ce formidable trésor, avec ses préférences avouées - Parmigiano notamment, mais il n’est sans doute pas le seul - et ses récusations consenties, Le Tintoret ou Daumier. La grande tradition l’intéresse, le classique tout autant, les innovations ou ce qui pourrait être jugé tel aussi. Guardi, Fragonard, Johann Füssli, Goltzius, Boucher, si éloignés qu’ils soient dans leurs styles, obéissent à cette unique logique du goût du collectionneur : l’amour des œuvres qui proposent « une vision raisonnée et équilibrée du monde ». En plus, comment ne pas éprouver une légitime fierté quand on sait que certains de « ses » dessins ont été entre les mains de Vasari, Mathilde Bonaparte ou des Goncourt, des illustres possesseurs qui ont partagé avec lui cette part de l’histoire de l’art.

 

Dominique Vergnon

 

Nathalie Strasser et al., De Raphaël à Gauguin, trésors de la collection  Jean Bonna, La Bibliothèque des Arts - Fondation de l’Hermitage, 256 pages, 29x24 cm, 158 illustrations, février 2015, 46 euros.

 

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