Des ponts vers la Porte

« Oh ! Stamboul ! De tous les noms qui m'enchantent encore, c'est toujours celui-là le plus magique. Et ces rues, ces places, ces banlieues de Constantinople, il me semble qu'elles sont un peu à moi, comme aussi je leur appartiens ». Pierre Loti, charmé par cette ville « d’où monte une clameur de Babel » écrit ces mots de poésie et de nostalgie en repensant à ses séjours en Turquie. Le Bosphore est pour lui comme pour tant d’autres, écrivains, voyageurs, marchands, à la charnière de l’Occident et de l’Orient, ces deux mondes qui se côtoient autant qu’ils s’opposent avec une curiosité et dans une rivalité réciproques. En marge des échanges commerciaux, aussi nécessaires qu’eux sinon plus, interviennent les relations politiques et culturelles. La richesse et l’amplitude de la pensée islamique trouve, en face d’elle, dans le savoir européen autant de diversité et de compétence. Les connaissances résistent et finalement s’aimantent. Longtemps, les guerres sur terre et les combats sur mer - la bataille de Lépante, la prise de Tunis, la chute de Constantinople, le siège de Szigetvàr - malgré les accords de paix de Vienne et de Zsitvatorok, ont été des événements qui confrontant les peuples, n’appartenaient à l’histoire qu’en fonction du pouvoir et de la place que chaque camp leur attribuait. A parts égales, les humiliations et les souffrances avaient été trop vives, les victoires et les conquêtes trop proclamées. Un esprit nouveau commença à souffler à partir de la fin du XIVème siècle.  

 

Des idées sont venues qui ont fait avancer cette découverte mutuelle. Elles se sont mises à  circuler, comme les marchandises. « L’autre » désormais ne se limite plus à être uniquement l’adversaire. Il est plus éloigné des cœurs que de la réalité géographique. Les pèlerins ont rapporté quelques informations, les diplomates d’autres, et  l’ignorance pesante se transforme en reconnaissance acceptée. Les préjugés relatifs à l’existence ordinaire comme les vêtements et l’alimentation autant que ceux touchant les domaines plus complexes comme la langue ou les plus hauts comme la vie spirituelle s’effacent s’ils ne tombent pas totalement. Accompagnant les délégations officielles qui négocient les traités, les artistes signent les œuvres qui participent à cette mise en valeur de chacun. Jusqu’alors assimilé au Barbare, le « Turc » n’a pas seulement une tête, il a un visage. Le sultan et l’empereur - pour caractériser ces titres, disons le turban et la couronne ou encore le croissant et l’aigle - s’ils représentent l’un l’univers musulman, l’autre l’univers chrétien, mesurent le besoin de dépasser ces frontières mentales. Venise est le seuil incomparable de cette porte qui ouvre sur l’Asie et en sens inverse, fait entrer celle-ci en Europe. Dès le Trecento, la République du Lion noue des liens essentiels qui facilitent ces croisements. En 1618, « le palais Palmieri da Pesaro, sur le Grand Canal, fut remodelé pour devenir le Fondaco dei Turci ». Une ambassade turque se rend au couronnement de Maximilien et emportent des cadeaux précieux qui entretiennent cette amitié nouvelle. C’est un ambassadeur flamand, qui ayant « la surprise de voir des fleurs sauvages s’épanouir en plein hiver », achète des bulbes à Constantinople et introduit le tulipan chez nous. Le Suisse Conrad Gesner en 1559, reproduit à l’aquarelle avec délicatesse cette tulipe qui fleurira partout. Gentile Bellini qui peignait d’habitude les doges se rend à Constantinople et réalise en 1480 un portrait d’une grande finesse de Mehmet II.

 

A la plume et encre noire, il dessine également un de ces janissaires que l’Empire recrutait dans les familles allochtones des nations voisines pour en faire l’élite de son armée. Dürer grave un couple tzigane, Pieter Coecke van Aelst fait aussi le voyage et compose sur ses carnets de croquis cette longue et spectaculaire frise de sept scènes où avec minutie et non sans quelque fantaisie, il décrit les sites et les populations qu’il rencontre entre les Balkans et la Sublime Porte. L’atelier de Véronèse ne résiste pas non plus au plaisir de faire les portraits des sultans, sans doute enrichissant à l’italienne les costumes et leurs atours. Quant à l’iconographie chrétienne, elle incorpore sans difficultés les mages, qui arrivent en cortège sur un magnifique tableau datant de 1500 environ, réalisé par un artiste de Vérone, peut-être Francesco dai Libri. 

 

Pièce essentielle de l’art du bien vivre ottoman, le tapis conquiert aisément sa place dans les tableaux des peintres, comme Memling et Holbein qui s’en servent d’éléments de décorations en insistant sur la géométrie des motifs. Les fastes sultanesques vus à travers le prisme de l’exotisme inspirent progressivement les artistes occidentaux, dans tous les domaines, textiles, céramiques, orfèvrerie, mobilier et les sciences. L’expérience et le talent de Sinan (1489-1588), le fameux architecte dont le nom reste attaché en particulier à la somptueuse mosquée de Süleymanyie, commande de Soliman le Magnifique, sont si grands qu’il sera comparé à Michel Ange, pratiquement son contemporain.

 

 

Plus de vingt auteurs ont contribué à l’enrichissement historique de ces pages, ce qui en fait un ouvrage de référence en raison des différents angles d’approche de la question, qu’il soit politique, sociale, économique et bien sûr artistique…Les illustrations, reprenant les œuvres exposées au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, - cartes, armes, sculptures, monnaies, céramiques - permettent de voir que ces reformulations de part et d’autre ne réduisaient pas les niveaux de compréhension et de sensibilité, bien au contraire et servaient en dehors d’une volonté de propagande et d’une mise en valeur des particularismes propres, à des rapprochements qui progressivement, conduisent à davantage de respect envers l’étranger. L’apport majeur de ce travail est d’inclure, à côté des confrontations habituelles, ce qui n’avait pas ou alors peu été pris en compte auparavant, le rôle fondamental joué par les peuples considérés à l’écart des courants habituels, comme les Hongrois, les Polonais, les Tchèques. Une lecture remarquable, agrémentée d’anecdotes souvent savoureuses, pour comprendre comment pendant environ 150 ans, Européens et Ottomans ont tenté de dépasser les antagonismes et de faire que leurs  singularités deviennent plurielles.  

 

 

Dominique Vergnon

 

 

Robert Born, Michal Dziewulski, Guido Messling, L’empire du Sultan, le monde ottoman dans l’art de la Renaissance, Bozar Books-Lannoo, 296 pages, 31x 24 cm, nombreuses illus., février 2015, 49,99 euros.

 

 

 

 

 

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