Dufy, les motifs du plaisir

Il est sans doute l’un des artistes les plus éclectiques de son temps, à la fois peintre et dessinateur, céramiste et illustrateur, décorateur et graveur. Pour comprendre cet homme, il faut « faire appel à un tissage (et le terme lui convient particulièrement) entre toutes ces différentes disciplines ». Quel que soit le domaine qu’il aborde, au moyen de cette « écriture inimitable » comme disait Cocteau pourtant aussitôt identifiée en raison de sa légèreté, de ses arabesques transparentes, de ses correspondances de couleurs inouïes, de cette plastique qui est musique et poésie unies, il met partout ces touches de bonheur et de lumière qui à la fois distinguent et rapprochent chacune de ses compositions. Mais une telle facilité supposée cache beaucoup de travail. Les thèmes récurrents se renouvellent au terme d’un processus de pensée complexe. Après les périodes fauve et cubiste, affirmant sa veine par un travail assidu, Dufy (1877-1953) s’engage en parallèle à son œuvre purement pictural dans « l’aventure textile ». Sa rencontre en 1910 avec son contemporain Paul Poiret (1879-1944), audacieux et extravagant couturier, marque un jalon fondamental dans sa carrière. « Dufy le plaisir et Poiret le magnifique » ! A eux deux ils révolutionnent la mode et font de Paris la capitale du goût à la française. Dufy crée en effet ses fameux motifs floraux, végétaux et animaliers qui sont repris sur les tissus et donnent le ton des vogues qui vont non pas habiller les femmes de cette époque d’extravagance mais les transformer « en pivoine, en capucine, en anémone….et les empêcher de se faner ».

 

Dufy qui a illustré le Bestiaire ou Cortège d’Orphée d’Apollinaire séduit par son imagination Poiret qui ouvre à Paris La Petite Usine. Les motifs qu’il lance apparaissent par rapport à la tradition insolites, novateurs, élégants, d’une esthétique sans égale valorisée par l’usage de tissus haute gamme, soie, satin, velours, damas. Les sujets qui sont la marque caractéristique de l’artiste se déclinent avec enchantement, fleurs, régates, chevaux, se reproduisent à l’infini sans jamais se répéter. Quand on regarde ces accords, on peut dire qu’il y a une ligne Dufy comme on parle de ceux d’une ligne de parfums, tous différents, toujours reconnaissables.

 

Un jour de mars 1912, la concurrence, en l’occurrence Charles Bianchini, vient proposer à Dufy de travailler pour lui et lui offre des conditions avec lesquelles Poiret ne peut rivaliser. Dufy passe alors au stade industriel sans rien perdre de son exceptionnelle capacité créatrice. Les robes de Dufy sont de toutes les festivités que les années Belle Epoque inventent. Lui-même fait partie des fêtes ; une photo le montre en 1924, en smoking, devant la tenture La Réception à l’Amirauté. Son talent et son expérience se déploient naturellement dans les arts appliqués et sous son impulsion, « les frontières entre arts majeurs et arts mineurs sont définitivement ouvertes ». En huit ans, Dufy imagine environ 250 projets. Il note: « grâce à Poiret et à Bianchini-Férier, j’ai pu réaliser cette relation de l’art et de la décoration, surtout montrer que la décoration et la peinture se désaltèrent à la même source ». Une gouache sur papier de 1935, Présentation de mode chez Schiaparelli, réunit les éléments du répertoire visuel dans lequel puise l’artiste à cette période, un décor de salon et ses dorures, la fenêtre ouverte sur le ciel où flotte un drapeau tricolore perché au sommet d’un bâtiment officiel tandis que sur une musique devinée, cinq mannequins, minces et ondulants, portant de longues robes et des vestes de fourrure, déambulent devant des spectateurs assis à droite. Se fondant parmi les tons pastel, des silhouettes crayonnées s’agitent. Des nappes de teintes douces et horizontales approfondissent le lieu. La souplesse et la vélocité de la main prennent en quelque sorte sur le motif lui-même la réalité de ce défilé, lui assurent un côté diaphane et vivant, donnent à l’instant  « cette fausse naïveté, ce charme, cette gaieté, ce style Dufy » si caractéristique.

 

Agrémentées par les reproductions des gravures sur bois conçues pour le livre d’Apollinaire, de croquis de tenues ultra chic et de dessins publicitaires, de tissus et de vêtements que l’exposition de Troyes expose dans un brillant parcours scénographique, plusieurs de ces pages sont consacrées aux tableaux de Dufy et notamment à ceux de la collection de Pierre et Denise Lévy. A propos de la longue huile de 1930, Ascot, Marcelle Berr de Turique, amie du peintre, écrit des mots qui reflètent et résument l’art de Dufy à ce moment de son existence, « ce point de charme et de désordre apparent merveilleusement organisé…ces dames dans leurs jolies robes d’étés…la pelouse est bien verte, l’air circule, la croupe des alezans lustrés flamboie au soleil…c’est la main du démiurge Raoul Dufy qui les a placés et les maintient là où ils sont. Mais ce que l’on ne décrit pas, c’est le génie ».

 

Dominique Vergnon

 

Collectif, sous la direction d’Eric Blanchegorge, Raoul Dufy, tissus et création, Snoeck Editions, 216 pages, 28x 24,5 cm, nombreuses ill., février 2015, 28 euros.

 

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