Quand Paris accueillait l’art juif

Deux dates encadrent ce que Claude Lanzmann appelle dans sa préface un ouvrage mémorial. Elles couvrent cette bonne trentaine d’années au cours desquelles, aimantés par le rayonnement de Paris, des artistes par centaines ont quitté leurs racines, c’est-à-dire leurs pays soumis à l’oppression, pour en créer d’autres en France où la première inspiratrice était la liberté. Odyssées dramatiques et aventures esthétiques souvent incroyables que celles de ces créateurs qui, quel que soit leur domaine - peinture, poésie, sculpture, gravure - ont emporté avec eux le meilleur de leurs savoirs pour les confier à leur terre d’accueil en espérant les y faire éclore. Ils arrivaient de Russie, de Pologne, de Lituanie, de Hongrie, de Galicie voire de régions souvent ignorées comme la Podolie. Certains sont devenus célèbres comme Chagall, Soutine, Kisling, Pascin, Max Jacob, Zadkine, Lipchitz, d’autres disparus trop tôt n’ont pas eu le temps de s’exprimer pour accéder à une notoriété suffisante. L’histoire les a enlevés dans ses convois de la mort dont les numéros, à côté d’une dernière date de vie, marquent la violence, au-delà de la brutalité et de l’horreur, du nazisme. Ce sont parmi tant d’autres Ismak Kogan, Julius Graumann, David-Michel Krewer, Savely Schleifer, Alexandre Riemer, Erna Derm, Zelman Utkes. Il faudrait tous les citer ; le lecteur les retrouve tous, classés par ordre. Ils ont laissé quelques preuves de leurs talents, dessins, peintures, bustes, intégrés plus tard dans des expositions collectives organisées à titre de rencontres avec leur souvenir et pour que la postérité ne les gomme pas irrémédiablement du patrimoine. La lecture de ces notices biographiques, forcément plus ou moins longues, a quelque chose de poignant en ce sens que ce sont autant de destins que les événements font dévier vers la fuite, l’exil, l’armée, les engagements de fortune voire le suicide pour échapper à l’enfer des camps ou du dénuement. Beaucoup ont réussi à s’ouvrir une seconde carrière et ont eu des parcours artistiques reconnus. Pour d’autres, leurs noms et leurs visages ayant été effacés, leurs œuvres ayant en partie été détruites ou brûlées, l’absence aurait été totale et définitive si, sans la volonté assidue de l’auteur, leurs existences n’était pas maintenant tirées d’une sorte de néant, état sans doute pire que l’oubli. « Ces traces, recherchées, exhumées » sont entrés dans une seconde histoire, celle de l’art du début du XXème siècle.

 

A l’époque, dans Paris, un territoire attire plus particulièrement ces étrangers rapidement intégrés à la vie locale. Cet aimant possède trois pôles, les cafés, les académies et La Ruche. Ce que l’on nomme l’Ecole de Paris, terme créé en 1925 par le critique  André Warnod, est au départ « un fait historique » avant de se transformer peu à peu en ce que l’on considère maintenant comme un mouvement artistique en soi. Entre tous ces artistes nouvellement débarqués, la solidarité est le premier réseau qui fonctionne. Creusets d’amitié et de fantaisie, berceaux des plus belles créations de l’époque dont « l’écriture hébraïque » constitue, dans l’inconscient de la plupart d’entre eux, le socle sur lequel se construit leur style d’artistes juifs, ces lieux deviennent leur domaine, pour la fête, le partage, l’invention, le labeur. 



Par vagues, ils sont arrivés jusqu’aux tables de La Rotonde, du Dôme et de La Coupole, rivages qui sollicitent les imaginations, jusqu’aux salles où ils se forment, chez Julian, Ranson ou Colarossi, jusqu’à La Ruche, ce curieux phalanstère né « de la générosité du sculpteur Alfred Boucher », comptant environ 140 ateliers. Les consignes y sont « improvisation générale » et «recherche intensive». On sait quelle sera la magnifique éclosion de chefs d’œuvre qui germera dans ce foyer où lumière rimait souvent avec misère. Sur ce mont Parnasse, c’est «l’art sur les sommets » selon les mots d’Apollinaire. Ces lieux autour desquels  gravitent les galeries  sont ouverts à tous les courants et brassés par toutes les richesses de l’esprit. La tradition croise les audaces, la modernité fermente, le génie éclate.

 

A la fois dictionnaire et récit d’une épopée, l’auteur qui connaît de surcroît le marché de l’art signe une véritable anthologie dans laquelle figurent 178 artistes. Entreprise d’envergure qui fait se recouper ces deux lignes fondamentales qui structurent la civilisation, l’art et l’histoire. L’essentiel de ces pages bénéficie en outre d’une traduction en anglais et en russe.

 

Dominique Vergnon

 

Sous la direction de Nadine Nieszawer, Artistes juifs de l’Ecole de Paris, 1905-1939, Somogy Editions d’art, 568 pages, 103 illustrations, 20 x 34 cm, mars 2015, 49 euros.

 

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