Des tableaux en pleines têtes

La diversité des noms en usage dans l’art européen, du XVIème s. au XVIIIème s. témoigne de la pluralité des approches des peintres dans leur manière de traiter les visages et d’en faire des portraits réels ou idéalisés. Appelées chez nous figures de fantaisie, fancy pictures, teste di fantasia, tronies chez nos voisins anglais, italiens et hollandais, curieuses, surprenantes, amusantes, déroutantes, amicales, convoquant le regard pour d’abord l’interroger, le séduire ou le distraire, ces faces sont toutes au point de jonction de l’imagination et de la vérité. Elles se situent entre « identité et théâtralité », quand « le spectateur fait l’expérience d’une rencontre à la fois intime et incertaine ».

 

Avec son sourire ou son rire, son silence ou sa chanson, son sommeil ou son éveil, ses rides ou ses joues fraîches, sa jeunesse ou sa vieillesse, ses pensées non dévoilées ou au contraire trop exposées, le sujet vient toujours au-devant de l’autre qui est surpris, interdit, complice, invité d’un moment où le face à face devient un instant délicieux ou un temps aventureux qui se prolonge. A travers ces visages, c’est une ample scène sociale qui s’anime, un répertoire de têtes qui se déroule, un « vocabulaire pictural de motifs et de gestes » qui s’épèle. Révélateur de l’être, de son tout visible et de sa part caché, le visage est comme on le disait en évoquant la Renaissance, « une conscience qui vient au jour ». Les émotions autant que les ironies, la culture autant que la pauvreté qui affleurent ici ou se dévoilent là plus tangibles, renvoient à une gamme de sentiments, à un jeu de conquête de l’attention, à un désir de possession ou au contraire à un refus de se livrer, tous magnifiquement illustrés au long de cette galerie signée par les plus grands peintres comme par les moins connus. Se côtoient ainsi dans cet exercice d’atteinte spécifique du personnage élu Fragonard, Tiepolo, Van Dyck, Greuze, Murillo, Christoph Paudiss, Pieter Verelst, Bénigne Gagneraux.

 

Sur ces tableaux, afin d’accroître les ressemblances et de concentrer l’attention sur la psychologie qui émane de l’attitude, les détails le plus souvent disparaissent au profit de quelques objets ou attributs - livres, instruments de musique, fruits, fleurs, animaux - qui contribuent à expliciter le pourquoi du portrait, sa finalité, la commande passée. Les figures, sauf exception, en buste, sont de ce fait au cœur de la recherche de cette « matière humaine ». Les yeux qui les découvrent sont aussitôt sollicités par ces gros plans qui saisissent la physionomie dans sa totalité, mais sans que les nuances d’un tempérament, c’est-à-dire le versant mystérieux de l’être et la complexité d’un caractère, soient oubliées. Les peintres doivent faire montre de leur dextérité et de leur inventivité. Chacun a ses domaines, ses thèmes de prédilection, comme Rubens qui exécute en une dizaine d’années une cinquantaine d’études de têtes ou Rembrandt, qui s’était pris à maintes reprises, on le sait, pour modèle. Au XVIIème siècle, en Italie, les Bamboccianti, formés aux critères esthétiques en vigueur au nord de l’Europe, choisissent plutôt leurs sujets chez les gens du peuple, optant pour un naturalisme appuyé tandis qu’en France des artistes comme Jean-Baptiste Santerre représentent la classe bourgeoise. Les costumes, somptueux ou miséreux, interviennent directement dans cette élaboration de l’individualité. Jacques-François Courtin peint une jeune femme d’une grande élégance dans sa tenue bleue alors qu’Antonio Carneo, ajoutant aux haillons les rapiéçages, décrit dans sa complète pauvreté le giramondo, le vagabond qui se repose de sa marche perpétuelle.

 

Réparties en sept chapitres, les 83 œuvres que compte cet ouvrage rappellent et mettent en valeur l’intérêt et le goût envers ces figures de fantaisie qui se sont manifestés en Europe. Les textes, écrits par des spécialistes analysant ce courant pictural et leurs commentaires des tableaux, confèrent à ces pages une valeur d’anthologie. Un livre de qualité qui accompagne la riche exposition actuellement à Toulouse.

 

Dominique Vergnon

 

Melissa Perceval, Axel Hémery, Figures de fantaisie, du XVIe au XVIIIe siècle, Somogy Editions d’art-Musée des Augustins, 288 pages, 144 illustrations, 21 x 24 cm, novembre 2015, 35 euros. 

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