Parler le corps : Maud Franklin

Maud Franklin (aka Aurélie Denis) dit l’atroce dans lequel elle fut sur le point de perdre la vie pour cause d’ »aveuglement ». L’accident fait passer pour rien d’autres sévices. Il a un ascendant et un « prestige » que tout engin automobile offre hélas facilement. L’auteure en est sortie après de longs mois de rédemption physique et intellectuelle.  La satisfaction des besoins les plus simples s’est transformée : ceux-là deviennent  aussi sacrés que (pour le temps de rémission et de mise en forme) presque impossibles. De quoi remettre les idées et bien des perspectives en place. Le sens est d’autant plus évident que les femmes généralement sont sur ce point plus mature que les mâles.

« Revenue sur terre » l’auteure règle des problèmes. Ce n’est plus le sol dont elle avait l’habitude. Jusque là elle nourrissait des semences qui germaient à la va comme je te pousse. La terre comme la narratrice elle-même sont soudain plus charnelles, tendres, pulpeuses. La vie remonte à la tête, descend dans le ventre, retrouve la pulsion du sang - le temps bien sûr que l’élasticité des tissus  comme celle de l’âme moule autre part que dans l’étroit de l’existence antérieure.

La vue (de l’intérieur comme de l’extérieur du corps) reste dans le livre un sens premier. Elle est la faculté mère d’un être mobile et propice aux déplacements et à leurs appétits incessants. Cette réflexion sur la vue amène à réanimer les rapports de l’être à la lumière. Celle-ci telle une baguette magique  le rappelle à jouir s’il est capable de renaître et de porter non l’œil mais le regard sur une exubérance vitale considérée - avant l’accident de parcours - comme misérable, atrophiée. Cela vaut largement une psychanalyse, apprend à se servir des pieds pour se déplacer et de la tête comme du cœur pour faire un choix, aimer de façon inédite. L’amour  ne naît plus d’une contemplation de soi mélancolique mais du sentiment d’une présence toujours fugitive. Déblayant les miasmes affectifs l’auteure dresse la table de l’écriture pour les sensations qui se dégustent. Dans un tel menu fragmenté, en toute candeur, la créatrice se situe d’emblée dans le rang des indociles et des irrégulières.

Vivre devient une façon d’être en glissant sur la pente de pensées où la distance qui sépare l’arbre de l’étoile n’est pas très grande. C’est aussi apprendre à obéir à des lois auxquels nul ne peut se distraire. « Le taxi »  prouve aussi que l’intelligence est moins une donnée immédiate de la conscience qu’un mouvement. Se retirant ou se donnant elle peut faire de chacun de nous des coques incertaines prêtes à couler sur le flot de l’évènement ou un vaisseau du salut.

Ajoutons que par ce livre une auteure surgit. Elle ne se quitte plus. Son livre « cassé » est un enchantement paradoxal et plein d’humour. Il n’a rien d’onctueux ou de gélatineux. Il est cru, incisif. En surgit l’émotion la plus nue par points sensibles. La vie n’est plus l’intruse mais la nouvelle amie. Comme l’auteure elle-même. Si bien qu’elle devient déesse à sa manière. Du sensuel au lyrique, du drame à l’humour avec parfois un zeste de raccourcis « romantiques » qu’il ne faut pas méconnaître, elle invite à partager sa lumière par une langue personnelle qui relègue bien loin les autofictions coutumières où ceux qui s’y mêlent n’ont comme seul souci d’astiquer leur blason.


Jean-Paul Gavard-Perret


Maud Franklin, Nathalie Trovato, « Le Taxi », Editions Esperluète, 120 pages, 16,50 €, Noville sur Méhaigne, Belgique


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