La discrétion, ou l'art de disparaître

 Le philosophe Pierre Zaoui publie un essai sur la discrétion dans la collection Les grands mots des éditions Autrement.  
Le mot discrétion  peut paraître anachronique dans  notre société du paraître à tout prix et pourtant, ainsi que le dit P.Zaoui, il faut qu'il y ait des âmes discrètes pour que le spectacle du monde  puisse exister.

Mais encore faut-il savoir de quelle discrétion le philosophe nous entretient et c'est justement le propos du livre, que de définir cet art de disparaître. 

Il ne s'agit pas de la discrétion du modeste ni de celle de l'inhibé qui se mettront en retrait pour ne pas prétendre être quelqu'un,  ni celle du misanthrope qui s'extraira de la société parce qu'il ne la supporte pas , ni même celle du villageois qui ne perçoit du monde que ce que la nature lui offre, bien à l'abri des bruits de la foule. 

Ce n'est donc rien de tout cela, la discrétion dont nous parle Zaoui n'est pas un trait de caractère, ni une valeur morale. 
Cet art de disparaître  nécessite avant tout d'aimer notre monde et  de vouloir s'y fondre, tout en restant à bonne distance. Trop près on est aveuglé, trop loin on est aveugle. Et contrairement à une quête immodérée de reconnaissance et d'apparence,   l'expérience de la discrétion est une lutte souterraine, plus calme mais tout aussi tenace, pour l'anonymat et l'invisibilité, sans lâcher les autres du regard.
Ce n'est pas facile d'adopter cette posture en mettant son ego de côté sans pour autant renoncer à exister, mais c'est tout à fait passionnant de bien comprendre ces nuances. L'art de la discrétion est sacrément apaisant,  la disparition est temporaire, on laisse les autres être sans se montrer, on éprouve de la joie dans la foule, on se met en off sans être absent ; mais c'est aussi un forme de résistance, on est personne là où on nous demande d'être et on est quelqu'un là où on nous demande de ne pas être.

Zaoui convoque  des grands noms de la philosophie et de la littérature, dont  Kafka et Baudelaire interprété par Walter Benjamin, pour nous faire approcher plus précisément du concept moderne de cette discrétion. 
La discrétion baudelairienne comporte tous les ingrédients nécessaires  à cette expérience intérieure: la fréquentation des  grandes villes (les déserts c'est l'esseulement et les villages interdisent l'anonymat), le goût de la foule (multitude de la pensée, solitude peuplée), le goût de l'incognito, la flânerie et l'oisiveté vagabonde pour acquiescer au monde sans y toucher.

L'art de cette disparition intermittente qu'est la discrétion de Zaoui est finalement pratiqué par des millions de veilleurs comme le dit l'auteur, dont on ne parle jamais, discrétion oblige...Et les écrivains devraient bien évidemment s'y obliger pour dire le monde.
Posture  équilibriste, mi-réac, mi-progressiste, elle doit toujours rester sur le fil  loin des pratiques totalitaristes. Embrasser du regard le monde, avec amour et générosité ce n'est évidemment pas  faire preuve.. d'indiscrétion, on n'épie pas nos semblables, on les laisse exister. 

Un joli cadeau de fêtes de fin d'année, ce bouquin est passionnant, avec un petit quelque chose de jubilatoire, en tous cas pour moi. 

Anne Bert

Pierre Zaoui, La discrétion, Ou l'art de disparaître, Collection Les Grands Mots, octobre 2013, 157 pages, 14 €


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