J'ai entraîné mon peuple dans cette aventure, Aymeric Patricot

L'une des théories les plus convaincantes pour expliquer le mystère de l'Île de Paques consiste à imaginer que les habitants ont été pris dans une manière de doute quant à leur survie sur leur île si petite, et que pour conjurer le destin ils offraient à leurs dieux ces immenses statues, et plus ils déboisaient pour construire ces statues plus la catastrophe de leur destin s'accélérait, et plus encore ils n'avaient comme réponse que le possible secours divin. Au final l'île n'eût plus de ressources, plus rien, que ces statues marquant la lutte d'un peuple contre sa fin annoncée. 
C'est un peu cette fatalité que l'on retrouve dans le beau roman d'Aymeric Patricot, J'ai entraîné mon peuple dans cette aventure. Une petite île de Micronésie, 21 km carré, 10 000 habitants qui se concassent sur la réalité d'une situation impossible où la réalité géographique et historique est aggravée par un choix politique et industriel douteux : peu après l'indépendance, la sur-exploitation du phosphate dont le sous-sol était riche créa une bulle économique, une mânes qui fit faire un bon de plusieurs siècles vers la civilisation, mais aussi la catastrophe écologique... Il faudra la "colonisation" du modèle occidental pour que Naruu se retrouve nu devant son impuissance à construire un avenir à sa portée. Les tentatives de Willie, qui dirige l'île, dont les échecs coïncident avec le délitement de sa propre famille et de sa propre demeure, resteront lettre morte : Naruu ne peut échapper à la fatalité qu'elle s'est elle-même imposée en entrant de plein fouet dans l'ère industrielle en n'y étant pas préparée. Cela rappelle forcément, car c'est l'élément extérieur qui déclenche la fin du monde, Les Immémoriaux de Victor Segalen, le grand poète et sinologue breton qui, dans ses mémoires de médecin militaire en Polynésie, s'effarait d'apporter la maladie aux peuples qu'il venait secourir, la maladie de l'homme blanc comme une gangrène invisible... Naruu est dévorée par la maladie industrielle comme la Polynésie de Segalen par les miasmes et microbes inconnus jusque là. 
Aymeric Patricot parvient à s'emparer d'une réalité historique pour en faire un très beau roman sur l'identité (celle qu'il aurait fallu préserver, contre le "rêve" occidental et la corruption des élites) et sur l'absurdité sisyphéenne du combat contre un destin annoncé. C'est en avançant face à une mort annoncée que le héros de ce beau roman, l'île Naruu elle-même, devenu son propre naufragé comme un Robinson Crusoë cité en exergue du roman en référence définitive, qu'elle offre au lecteur, avec une lenteur magistralement maîtrisée par le romancier, le très beau et paradoxale spectacle de sa lente agonie.   

Loïc Di Stefano

Aimerais Patricot, J'ai entraîné mon peuple dans cette aventure, Anne Carrère, janvier 2014, 250 pages, 18 eur
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