L’astre Hergé

Sans doute ignoriez-vous que, entre Mars et Jupiter, il existe une petite planète d’une quinzaine de kilomètres de diamètre et qui porte le nom de « Hergé ». Ainsi fut-elle baptisée en tout cas, en 1982, par la Société belge d’Astronomie qui tenait à honorer le père de Tintin… De telles anecdotes, il en regorge dans le très bel ouvrage Musée Hergé, qui mérite doublement l’appellation d’album. Le terme s’applique en effet autant à une bande dessinée  qu’à un recueil de souvenirs : ces deux dimensions se trouvent ici confondues, et aboutissent à un objet raffiné, instructif même pour le connaisseur, passionnant pour le profane.

Autant prévenir d’office les esprits procéduriers, qui aborderaient ce volume avec, par-dessous la houppe, des intentions de procureur : les sempiternels débats sur « le fond idéologique suspect à dégager avec précaution », « les relents et les clichés », « les fourvoiements et les repentirs », se tiendront ailleurs que dans ces pages. À travers son commentaire, Michel Daubert a choisi le niveau de la ligne claire, préférant éluder les zones obscures du personnage. Un parti pris pudique, qui se maintient à une surface en rien synonyme de superficialité. Daubert ne fait pas non plus pour la cause œuvre d’hagiographe béat : l’homme Hergé est dépeint dans sa complexité, avec ses failles et ses faiblesses, mais jamais dans l’intention de le condamner par contumace. L’idée est plutôt de faire déambuler le lecteur dans la foisonnante production de ce travailleur acharné (et, via de magnifiques photos, dans certaines des plus belles pages de son existence), un peu comme on le ferait au fil des salles du somptueux musée qui lui est consacré depuis 2009 à Louvain-la-Neuve.

Forcément, ce pavé dense dérangera les puristes qui se piquent d’arrêter le dénombrement des Arts majeurs à cinq, au mieux à sept. Mais, s’ils prennent la peine de le feuilleter en laissant tomber leurs œillères, les plus féroces détracteurs du ketje Georges Remi devront se ranger à l’attitude d’un Gide face à Victor Hugo, et finir par prononcer un « Hergé, hélas » si on leur demande de citer quelque créateur majeur du XXe siècle…

Hergé est incontournable et inépuisable. Avec lui, les « petits Mickey » se sont définitivement hissés à un firmament. Qu’il s’agisse de croquis, de planches inachevées, de cases agrandies, de dessins non destinés à la publication, toutes les illustrations reproduites en pleine page méritent un suspens, une observation prolongée. Le trait affirme d’un même mouvement sa finesse et sa fermeté ; les ombres se découpent et les formes s’agencent, pour composer une esthétique au dynamisme fluide, à la maîtrise parfaite. Au-delà de cette délectation oculaire, la soif d’érudition se fait sentir pour être aussitôt étanchée. Car – l’examen de la vaste documentation dont il se fourbissait l’atteste – chaque aventure conçue par Hergé reflète autant sa conscience propre que l’époque et le monde dans lesquels elle est inscrite.  Alors oui, les pérégrinations de Tintin et de ses amis, les gags des chenapans Quick et Flupke, les silhouettes naïves de Jo, Zette et Jocko, sont datés. Comme le sont les romans de Simenon ou de Dumas. Comme Don Quichotte ou l’Odyssée. Comme ces œuvres immortellement jeunes que l’on appelle des classiques.  

Avec Hergé, on rêve, on voyage, on apprend. Après, bien sûr, pourront venir le temps du doute, l’envie de ne plus y croire, la tentation de rejeter le legs. En attendant, ce Bruxellois offre à chaque génération qui le redécouvre le privilège de fréquenter, par imaginaire interposé, un esprit dégagé de tout cynisme ; on dirait même plus : la dose de magie nécessaire au réenchantement du réel.  

Frédéric Saenen

Michel Daubert, Musée Hergé, Éditions de la Martinière / Éditions Moulinsart, 480 pp., 39 €.
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