Le portrait, une conscience qui vient au jour

Au cours du XVe siècle, dans les deux grands foyers de la culture européenne d’alors que sont les Flandres et l’Italie, les artistes se mettent à peindre des portraits, genre à la fois nouveau et autonome qui manifeste leur talent et place le modèle au devant de la scène sociale. Auparavant, reconnaître sur les tableaux un personnage autre que biblique ou antique était relativement difficile. Il y avait comme une uniformité des traits et une volonté de ne pas désigner au-delà de certains repères les personnes. Désormais, en s’approchant au plus près du sujet et de sa ressemblance, le peintre isole le visage dans sa singularité, impose une identité, celle-ci à son tour prouvant une conscience. Puisant dans les sources anciennes comme les sculptures et les monnaies, les peintres italiens vont d’abord adopter le profil qui, ne retenant qu’une partie du visage, en est comme la synthèse. Filippo Lippi, Pollaiolo, Piero della Francesca portent au sommet ces contours aristocratiques dont le nez, le menton, le front constituent les premiers éléments de l’affirmation de soi. 

Mais progressivement, en même temps que le corps, le visage tourne aussi et révèle sa face sinon entière du moins de trois quart. Ce qui parle d’abord ce sont les yeux qui attirent le regard de l’autre et expriment la part ignorée ou méconnue de l’être encore caché ou en retrait. Lorenzo di Credi, Antonello da Messina, Carpaccio livrent en direct ce double foyer d’existence qui pénètre en profondeur dans la mémoire, tant leur intensité est vive. D’autres peintres choisissent un regard qui se détourne, s’abaisse, dévie. Sous les paupières de l’admirable vieillard de Ghirlandaio, s’éternise un regard de tendresse. Au-dessus de son somptueux vêtement, le regard digne et autoritaire du doge Leonardo Loredan de Bellini cèle sa sensibilité. La difficulté de percer jusqu’à sa réalité le mystère de l’âme est éprouvé comme une limite parfois douloureuse. Comme tant d’autres, Ghirlandaio la ressent et inscrit sur son tableau, à la droite de l’admirable portrait de Giovanna Tornabuoni qui date de 1488 et se trouve au Musée Thyssen-Bornemisza à Madrid, la fameuse phrase du poète latin Martial : ARS UTINAM MORES ANIMUM QUE EFFINGERE POSSES PULCHRIOR IN TER RIS NULLA TABELLA FORET (Art, pourquoi ne pourriez-vous représenter le caractère et l’âme ? Il n’y aurait pas de peinture plus belle sur la terre).

Une dizaine d’années plus tard, au nord de l’Europe, un peintre se livre en quelque sorte publiquement et met à jour ce moi que les autres tentent de cerner et capter chez autrui. Albert Dürer se peint à plusieurs reprises, avec un chardon dans la main droite (musée du Louvre) ou revêtu d’un manteau rehaussé d’un col de fourrure. Dans ce dernier tableau, daté de 1500 et que l’on peut voir à la Alte Pinakothek de Munich, il s’est même représenté comme un autre Christ. Il se présente également en buste, avec derrière lui, cadré par la fenêtre, un paysage montagneux (musée du Prado). Le tableau est saisissant de vérité. « Il est vêtu d’un pourpoint blanc rehaussé de bandes noires et d’une chemise ornée de dentelle dorée ; il porte les cheveux longs et un bonnet à rayures blanches et noires à gland ainsi que des gants de chevreau gris. Le choix de vêtements élégants et aristocratiques et le regard sévère porté sur le spectateur, avec une sérénité hautaine, indiquent la volonté du peintre de faire ostentation de sa position sociale. »


Les évolutions de la société modifient les rapports entre les artistes et leurs commanditaires. On note une lente démocratisation du portrait. Les grands maîtres des portraits officiels et d’apparat qui triomphent en Italie comme en Flandres vont tout autant dominer et parfaire les commandes plus ordinaires ou sans lien avec les cours régnantes. Titien peint le pape Paul III et le roi Philipe II d’Espagne mais aussi l’Arioste. Le Parmesan peint le comte Galeazzo Sanvitale presqu’au moment où Joos Van Cleve, après avoir exécuté celui de François 1er, peint aussi le portrait d’un inconnu et de sa femme. Holbein immortalise Erasme et Henri VIII, de même que Charles de Solier, Sieur de Morette, dont la notoriété n’est pas tout à fait la même ! Royale, princière, bourgeoise, chacun attend le moment de fixer son effigie qui le fige pour la postérité. Mais comme indifférent à la fortune et au grade, les pinceaux abordent avec un goût égal et des dispositions similaires ces visages et rendent à tous comme une dignité foncière. Eviter les différences de traitement, aborder le modèle comme un thème indivisible, traduire « ce feu de la vie » dont parle Delacroix, voilà le seul but qui légitime la suprématie des mains qui les tiennent. En parallèle, les améliorations techniques permettent d’obtenir des effets nouveaux et réalistes et d’offrir « une peinture attentive au rendu de l’espace et de la lumière ». Les détails concourent à la progression de l’analyse psychologique. On sait combien cette recherche fascinera Rembrandt, aboutissement le plus achevé et le plus absolu de l’observation du moi le plus irréductible.  


Cet ouvrage apporte parmi d’autres découvertes, celle de voir que le portrait, « imitation plus que composition », longtemps considéré comme un genre inférieur, est en fait le plus difficile et le plus éclatant témoignage de l’art face à l’homme créateur, reflet du divin. Pas de texte explicatif  mais des citations choisies et une introduction de l’auteur qui est historien d’art, pour guider la réflexion au long du temps. Tous les visages apparaissent d’autant plus fascinants que la taille de ce livre autorise un examen attentif. Bien sûr au cœur de cette noble galerie, quelques images fondatrices, comme Mona Lisa, la Belle Nani de Véronèse, Baldassare Castiglione de Raphaël, Lucrezia Pucci de Bronzino, le Jeune Femme de Petrus Christus ou encore Elisabeth d’Autriche de Clouet et le Chevalier à la main sur la poitrine du Greco. A chaque page, la beauté se révèle dans son unité et la diversité des approches qui la célèbrent.

 

Dominique Vergnon

 

Guillaume Kazerouni, Portraits de la Renaissance, Editions Place des Victoires, octobre 2012, 34 x 40cm, 320 pages, 300 illustrations, relié sous jaquette / tranches dorées, 59.95 €

  

 

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