Biographies d'écrivains de tous temps et de tous pays.

Stig Dagerman : Biographie


Le jeu avec la mort


« Si seulement nous avions une lumière pour nous y cacher » écrivait Stig Dagerman (1923-1954). Jeune auteur projeté en pleine lumière à l’aube radieuse des Trente Glorieuses, il a choisi la nuit…

 

Au commencement de sa brève aventure terrestre, Stig Halvard Jansson est un « enfant de la rivière ». Il naît le 5 octobre 1923 à Älvkarleby, dans la province suédoise d’Uppland – celle des petits paysans d’avant l’Etat-Providence de la sociale-démocratie. Au bout de six semaines, sa jeune mère, Helga Andersson, disparaît de sa vie pour repartir travailler dans l’Administration des Télécommunications. Elevé par ses grands-parents dans une ferme au bord de la  rivière Dalälv, l’enfant est interpellé par les mendiants qui passent et s’interroge sur la misère humaine – déjà, l’illusion d’une fraternité des vaincus ou cette conscience aigue d’une vie sans assises...

 

Un « sombre destin »

 

A quinze ans (1938), il vend des journaux sur les bateaux de la Compagnie de Waxholm – une excellente école de la vie. En 1940, ses grands-parents sont assassinés par un dément. En 1942, il gagne à un concours littéraire organisé par le journal Stockholms-Tidningen un séjour dans une station de ski et partage la chambre d’un autre lauréat de son âge, Nils Erik Wallner, qui est emporté par une avalanche. Se croyant marqué par un « sombre destin », il écrit dans Les Mémoires d’un enfant : « Quand je revins, je savais de façon irrévocable ce que j’allais faire dans la vie. J’allais devenir écrivain. Et je savais ce que j’allais écrire : le livre de mes morts ».  

Sur les traces de son père, il s’inscrit aux jeunesses syndicalistes de Stockholm (1941) et devient, après son baccalauréat (1942), rédacteur culturel au journal Abertaren où il trouve son premier maître à penser, Albert Jensen, figure de proue du syndicalisme mondial, et à la revue Storm. Il change alors son nom en Dagerman (Dager signifie lumière du jour, issue, espoir) et engage son « credo anarcho-syndicaliste » dans « l’épopée libératrice du genre humain », comme le souligne son biographe (1).

En 1943, il épouse Annemarie Götze, originaire de Leipzig (qui lui donne deux fils) et fait son service militaire. En novembre 1945, il publie aux éditions Steinsvik son premier roman, Le Serpent, où déjà apparaît le thème du suicide gratuit… Le succès est immédiat et Ragnar Svanström, le directeur des éditions Norstedt fait au jeune auteur des propositions avantageuses (dont une avance sur honoraires de 2 500 couronnes) pour un nouveau roman, L’île des condamnés qui raconte les dernières heures de la vie de cinq hommes et de deux femmes jetés sur une île déserte. Sa parution en septembre 1946 est saluée par une critique unanime. Ces deux premiers romans dominés par le thème de l’angoisse valent au jeune ménage un confort matériel appréciable et nombre de sollicitations.

 

L’expérience dépressive

 

En cette faste année 1946, le journal Expressen charge Stig Dagerman de faire un reportage sur l’Allemagne, la patrie de sa femme. D’octobre à décembre, il sillonne un pays en ruines, à la rencontre de ceux qui ont froid et faim – et aussi de privilégiés qui lui servent le thé dans des services de porcelaine de Saxe... Outre ses reportages, il en tire la matière d’un livre, Automne allemand, paru en mai 1947, qui fait l’objet d’un projet d’adaptation au cinéma. Le Théâtre royal Dramaten de Stockholm programme sa pièce Le condamné à mort, mise en scène par Alf Sjöberg – et suivie par L’Arriviste. La famille Dagerman s’achète une villa dans la banlieue de Stockholm. La scrupuleuse tenue des comptes du ménage révèle notamment l’achat d’une machine à écrire (382 couronnes) et d’une Citroën traction avant neuve (4 545 couronnes)... Lors d’un séjour en Bretagne, il écrit L’Enfant brûlé  tandis que les maisons d’édition les plus prestigieuses s’arrachent les droits de traduction de sa pièce, L’Ombre de la Mort. Econduit par une actrice, Nancy Dalunde, il fait une tentative de suicide – sa seconde depuis l’adolescence. Dans une lettre à un ami, il s’explique : « Il est méprisable de se tuer, ne crois pas que je le fasse délibérément. Je suis incurablement malade, une maladie infernale qui se manifeste par une haine permanente envers moi-même et une aptitude permanente à faire du mal aux autres. »

En 1950, il entre à la clinique psychiatrique de l’hôpital Karolinska pour soigner une dépression nerveuse.

 

Une tombe dans le désert

 

Le rapport à l’écriture se fait douloureux et les comptes avec son éditeur accusent désormais un déficit de plus de 54 000 couronnes. En 1951, il se sépare de son épouse et officialise sa relation avec l’actrice Anita Björk qui triomphe dans Mademoiselle Julie d’Alf Sjöberg et lui donne une fille, Lou. Ce nouvel amour ne préserve pas de l’angoisse celui qui demeure un enfant abandonné par sa mère. Dans une lettre adressée à son éditeur, il joint un autoportrait éloquent : « Je quitte quelque cent mille mots, certains écrits avec plaisir, la plupart avec ennui et pour de l’argent. Je quitte une situation financière exécrable, une position irrésolue face aux problèmes de notre temps, un doute qui a déjà bien servi, et l’espoir d’une délivrance. J’emporte dans mon voyage une connaissance inutile du globe… et la vision d’une pierre tombale qui s’élève dans le désert, au fond de la mer, avec cette inscription :

 

Ci-gît un écrivain suédois

tombé pour rien.

Son crime était l’innocence,

Oubliez-le souvent. »

 

En 1952, invité chez  l’écrivain norvégien Tarjei Vesaas (1897-1970), il travaille à une pièce, Le dernier jour, un sombre drame paysan où il revit l’assassinat de ses grands-parents. Pour la revue Husmodern, il écrit un texte capital, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, qui commence ainsi : « Je suis dépourvu de foi et ne puis donc être heureux, car un homme qui risque de craindre que sa vie ne soit une errance absurde vers une mort certaine ne peut être heureux ».  Sa compagne est invitée à Hollywood par Alfred Hitchcock (1899-1980). Il l’y accompagne mais le couple n’est pas marié, ce qui pose problème. D’autant plus que Stig Dagerman ne s’est guère occupé de divorcer de sa première femme… Stig et Anita assistent au séisme qui secoue la région – « les tremblements de terre sont mes seuls amis » note-t-il dans son carnet…

 

La Tentation du garage et la liberté suprême

 

Le jeune auteur à succès sent grandir son angoisse devant la page blanche. La mort le hante – tout comme l’humiliation des destins étriqués. Le ménage (ils se marient en juin 1953) fait partie du Tout-Stockholm et vit surtout des cachets d’Anita. Ils s’installent dans une villa romantique au milieu des bois. Alors que nombre de ses textes sont adaptés à l’écran et qu’il bénéficie d’une bourse d’Etat de 3000 couronnes, Stig Dagerman joue avec « la tentation du garage » : installé au volant de sa voiture, il attend l’effet des gaz d’échappement comme une libération… Il multiplie ces séances avant de remonter, titubant, vers sa villa : « La mort a joué au garage » note-t-il dans son carnet. L’année 1954 s’annonce bien remplie : Anita (à qui l’on prête une liaison avec le romancier quinquagénaire Graham Greene) tourne La sorcière et Stig travaille à des scénarii de films comme Une nuit à Glimmingehus et Mariage à Berlin. Mais il peste contre ces basses besognes alimentaires.

Dans la nuit du 3 au 4 novembre, une fois encore, il calfeutre les fenêtres du garage, s’installe dans sa voiture. Cette fois-ci, il fait durer le jeu avec la mort jusqu’à s’accorder cette liberté suprême : celle de devancer le jour de sa mort... Son dernier livre, Dieu rend visite à Newton paraît le 26 novembre. Quelques textes posthumes paraissent, dont L’homme qui va mourir dans la revue Vi, le 21 janvier 1955 : « L’homme qui va mourir tient tout dans sa main, et lorsqu’il sombre dans le néant, tout sombre avec lui ».

 

Michel Loetscher

 

1) Georges Ueberschlag, Stig Dagerman ou l’innocence préservée, L’Elan, 1996

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