Blaise Cendrars, phénix et torrent


 

L’œuvre du génial manchot entre enfin dans la Pléiade, avec deux volumes regroupant ses romans autobiographiques. Une entreprise littéraire unique de reformulation du temps.

 

Et c’est reparti pour la grande cavalcade, les flots tempétueux, oh on le savait là, tout près, mais c’est un bonheur de le retrouver si vivant, la langue toujours aussi pendue, et le désir intact. Et c’est une émotion, également, de retrouver le vieux loup de mer, Cendrars, dans son nouvel habit d’homme de lettres, sous l’or fin de la bibliothèque de la Pléiade, où il avait bien sûr toute sa place, mais où on commençait à douter de le voir un jour entrer. Car on ne sait où le ranger, ce feu follet, et ça embête l’esprit français, ça, l’inclassable : poète d’avant-garde ? Après trois longs et révolutionnaires poèmes (que quelques esprits poreux de ce début de siècle s’acharnent, pour de mystérieuses raisons, à piétiner), quelques instantanés de voyage, Blaise Cendrars, de son nouveau nom de poète-phénix, raccroche son manteau de versificateur et reprend le large. Ce sera la guerre, la main coupée. Il se réinventera ensuite romancier d’aventures à succès, avec L’Or, puis grand reporter, puis conteur d’histoires vraies. Mais, à chaque fois, l’appel des rues et des larges paquebots sur les ports est plus fort, il laisse sa plume, qui l’ennuie, et repart. Jusqu’à ce que ses jambes se fassent lourdes, que son envie s’émousse, et que la guerre, la Seconde, le surprenne. Sa maison du Tremblay est saccagée par les Allemands, tous ses papiers et ses livres disparaissent… Il se réfugie à Aix-en-Provence. Là, son bras absent et le désastre imminent le tourmentent. Sa (nouvelle) renaissance a lieu le 21 août 1943. Sous le feu des balles adverses, les mots rejaillissent. Ils ne tariront plus. Vulcain dans sa caverne se penche sur sa vie et se réinvente. Un effort titanesque pour transformer sa vie, une nouvelle fois, en matière littéraire. Surgira de cette excavation une monumentale tétralogie, réunie dans ces deux volumes de la Pléiade : L’Homme foudroyé, La Main coupée, Bourlinguer, Le Lotissement du ciel. Cendrars est reconnu comme une des grandes figures de la littérature française. Mais, trop folle, trop éclatée, trop fougueuse, son œuvre demeure à ce jour sous-estimée, car inclassable, et inclassée. L’heure est peut-être venue de la lire pour ce qu’elle est, une À la recherche du temps perdu à toute berzingue, Picasso pour le trait déformant, Einstein pour la relativité du temps.

 

Car Cendrars ne s’assoit pas ce jour de 1943 pour coucher une nouvelle fois sa vie par écrit. Il l’a toujours fait, son existence est un rouleau sur lequel il ne cesse de réécrire, fantastique légende – « Je ne touche jamais aux légendes. C’est la forme sous laquelle les génies (et les dieux) communient avec l’humanité. C’est leur éthique, la seule possible… ». Non, s’il s’assoit ce jour-là, c’est dans l’idée de créer, à nouveau, un objet unique, de concasser le temps pour en faire de l’or. Il reprend le terme de « prochronie » qu’il avait lui-même inventé en 1932 dans Vol à voile, et qui désigne un traitement du temps libéré des obligations que lui imposent les faits, un temps modifié, reformulé, au profit de la recherche du véritable sens, qui ne peut se loger, chez Cendrars, que dans le mythe. Ce formidable récit que l’on peut (re)lire au début du premier tome de cette Pléiade, le premier grand exemple de ce temps cendrarsien, relate son adolescence fiévreuse et aventureuse, sa fugue, sa rencontre avec le marchand russe Rogovine, leurs voyages en Asie, sa découverte de la Russie, premières pierres de sa légende où « le rêve et la vie entrent en osmose comme chez Nerval » écrit Claude Leroy, le grand spécialiste de Cendrars qui dirige ces deux volumes et éclaire merveilleusement son œuvre, comme dans les éditions complètes publiées aux éditions Denoël. Il s’agit donc de dérégler sciemment la chronologie, d’ajouter la vie rêvée à la vie vécue, les deux n’étant finalement qu’une, dans une réinvention toute personnelle du temps perdu. Sa faconde et le sens du récit qu’on lui connaît dans les conversations (« Par une sorte de lévitation linguistique, il transférait le passé dans le présent », écrivait Alfred Perlès, l’ami d’Henry Miller), se coulent dans le texte. Ma légende est ma seule vérité, dit-il. Au diable les pingres et les redresseurs de torts ! Cendrars mange, il avale et il embellit, il a faim, on le suit.

 

Tout commence donc avec L’Homme foudroyé et cette idée de rhapsodie, de suite / fuite musicale sur laquelle viendraient se greffer toutes les associations d’idées, les visions, les couleurs, dans un grand méli-mélo de la mémoire, le tout porté par la musique d’une langue qui se libère et se retrouve. Car Cendrars ne peut écrire une phrase plate, fade, il n’y parvient pas, tout sonne, rebondit, éclate, chaque phrase déborde d’humanité et d’une énergie solaire, faisant de son écriture un événement unique et une voiture en marche qu’on ne peut quitter en route. Il y va, et on part. Le seul fil est sa mémoire.

 

L’Homme foudroyé est salué comme un événement, le retour de l’Homère du Transsibérien, comme l’avait surnommé John Dos Passos.

 

L’année suivante, changement de décor. Cendrars prend tout le monde à contre-pied, et, sous les bombardements allemands, raconte sa guerre à lui, celle des tranchées, des amis emportés par les obus, de tout sauf de sa main amputée, qui demeure le point central et le point absent de son œuvre. La Main coupée est écrit, dit-il, « à coups de pioche », sec comme un coup de trique, émouvant dans sa retenue, poignant par la limpidité de son récit, là où L’Homme foudroyé flamboyait de mille feux. L’accueil est réservé.

 

Il faut attendre l’année suivante pour voir arriver la quintessence de ces autobiographies en marche sous le titre, vite associé à son auteur, de Bourlinguer. Et quelle bourlingue, bon Dieu ! Quinze ans après l’avoir découvert, la fascination est toujours aussi grande. La lecture est le pire des poisons, comme le savaient bien Don Quichotte et Emma Bovary, qui vous ensorcelle l’âme et vous jette sur les chemins, sûr d’y trouver les merveilles annoncées. Las, vous saurez bien vite à quel point les images étaient belles, à quel point les paysages sont vides. Mais revenons en 1947 : Cendrars reçoit la proposition de l’éditeur d’art René Kieffer de participer à un album en écrivant des textes sur dix-huit ports, dont la liste le sidère et le transporte : de Naples à New York et Anvers, ce sont ses villes, et ses souvenirs qui se logent là, entre les quatre lignes de noms accolés. Alors c’est dit, il attaque ses textes, qui, bientôt, deviennent évidemment tout autre chose, autant de points de départ à des courses vers l’avant / l’arrière. La commande sera finalement abandonnée, mais le livre, lui, se fera bien, et c’est une merveille, saluée par la presse et le public. On y trouve le meilleur exemple de cette reformulation du temps que recherche Cendrars dans cet écheveau de la mémoire réinventée qu’il dévide à tour de bras. Ici, le temps n’est pas ressuscité, il est déformé, concassé, disloqué, aboli et réinventé. L’auteur se déplace librement et sans entraves dans cette matière nouvelle. L’aboutissement en est peut-être le merveilleux chapitre intitulé Gênes, où Cendrars est d’abord, enfant, à Naples, jouant devant la tombe de Virgile, puis adulte ivre dans les rues de Paris au bras de Modigliani, marin arrivant à Gênes, porteur de l’épine d’Ispahan, sans qu’il n’y ait besoin de transition ou de pont. L’auteur est roi, qui nie l’inflexion du temps et en fait une roue où courir comme un dératé, un hamster nietzschéen. Il y a également l’extraordinaire chapitre sur Anvers (« Rij était une pouffiasse, une femme-tonneau qui devait peser dans cent dix, les cent vingt kilos. Je n’ai jamais vu un tel monument de chairs croulantes, débordantes. Elle passait sa journée et sa nuitée dans un fauteuil capitonné, fabriqué spécialement pour elle et qu’elle ne cessait d’ornementer, d’enrubanner, lui tressant des faveurs, des nœuds, des lacets d’or et d’argent, des borderies, des dentelles… »), l’immense rixe de Rotterdam et ce piano tombant du troisième étage et venant s’éclater contre le sol – il y a le monde entier, le Brésil, Paris, toutes les liqueurs, Blaise, ce gros plein d’histoires – et partout cette énergie contagieuse, cette fabuleuse envie de vivre et de tout avaler, doublée d’une mélancolie et d’une paresse de « brahmane à rebours », qui agitent le livre comme un shaker et vous jettent à votre tour dans le maëlstrom, soudain magnifique, de la vie. Merci Blaise – et ne fais pas semblant de ne pas m’entendre.

 

La tétralogie s’achèvera quelques années plus tard, en 1956, avec le plus étrange et le plus singulier des quatre ouvrages, Le Lotissement du ciel. Cendrars se livre à une hagiographie des pionniers de l’aviation, éloge de la vie dangereuse et des oiseaux sauvages. L’ouvrage, une nouvelle fois, déroute. Il reste, aujourd’hui encore, un diamant mystérieux, insaisissable.

 

« C’est peut-être un des traits les plus caractéristiques du génie que ce besoin de se créer une légende » écrit, en 1910, le jeune Freddy Sauser à propos de son maître en littérature, Rémy de Gourmont. Blaise Cendrars prendra la place de Freddy, et ne s’emploiera, à partir de cet acte fondateur du changement de nom (« Je suis le premier de mon nom puisque c’est moi qui l’ai inventé de toutes pièces. ») dans la rougeur des braises et des cendres, qu’à l’édification de sa propre légende, sur les routes, dans les livres.

 

Si Cendrars renaît enfin dans la Pléiade, c’est aussi le cas aux éditions Zoé, qui a eu la belle idée de lancer une collection entière du nom de Blaise en toutes lettres, et qui regroupera l’ensemble de la correspondance de l’écrivain. Le premier tome ne pouvait que nous réjouir puisqu’il réunit deux mains amies, celles de Blaise Cendrars et d’Henry Miller, les deux astres flambants du XXe siècle (Où est donc passé Miller ? À quand sa sortie du purgatoire littéraire ?). Un jour de décembre 1934, Cendrars, saisi par la force de Tropique du Cancer (« Livre royal, livre atroce, exactement le genre de livres que j’aime le plus », écrit-il en 1935) rend visite à Henry Miller à la Villa Seurat, à Montparnasse. « Quelle nuit ! écrira Miller à Anaïs Nin. Ce fut le plus magnifique hommage que j’aie jamais reçu d’un homme – d’un écrivain, veux-je dire. » Miller est littéralement subjugué par la personnalité de Cendrars. De ce jour naît une amitié profonde entre les deux hommes, sur un mode peut-être inégal, Miller faisant preuve d’une admiration sans bornes pour celui qui apparaît comme son maître, Cendrars étant un peu plus discret. Leurs échanges sont magnifiques, émouvants, notamment lors de ces retrouvailles, en 1947 – ils s’étaient perdus de vue pendant presque dix ans. Henry Miller ne cesse de lire et de recommander Cendrars à ses éditeurs américains, à ses amis, toujours fervent. Cendrars, s’il est très occupé par l’écriture de son œuvre, répond toujours aux lettres de son lointain ami de Big Sur.

 

Il y a chez ces deux Hercule une même énergie, un même élan, et une œuvre-vie comparable, qui les unit. Tout est énorme et furieux, puissant.

 

À la fin, comme il fallait s’y attendre, ils meurent tous les deux – Blaise, d’abord, en 1961, puis, des années plus tard, en 1980, Henry.

On relève les yeux, il faut bien, et on se dit qu’ils manquent terriblement à notre monde si étroit.

 

Pierre Ducrozet

 

Blaise Cendrars, Œuvres autobiographiques complètes, tome I & II, coll. "Bibliothèque de la Pléiade n°589 & 590", édition publiée sous la direction de Claude Leroy, avec la collaboration de Jean-Carlo Flückiger, Christine Le Quellec Cottier et Michèle Touret, Gallimard, mai 2013, 1088 p. & 1184 p. - 52,50 € jusqu'au 31 août 2013, puis 60,00 €

 

Lire également la critique de François Xavier.

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