Bruno Deniel-Laurent, L’Idiot du Palais : Un Prince sans divertissement

À ceux qui estimeraient toujours inadmissible de choisir un incipit aux allures parodiques tel que « La Princesse sortit à cinq heures. », l’on mettra en main le premier roman de Bruno Deniel-Laurent, L’Idiot du Palais. Ils comprendront que cette petite phrase peut, moins conventionnellement qu’il y paraît, frapper les trois coups d’une tragédie minimaliste et froide, strictement contemporaine.

 

Ce texte est aussi inattendu que son auteur. Car BDL (pour les intimes) a été d’abord agitateur de mots, d’idées et de sensibilités lorsqu’il animait des revues de la trempe de Cancer !, au début des années 2000. Il sait en outre écrire en passionné sur son enracinement angevin, pour aussitôt s’extirper du heimat familier et courir le monde, à la rencontre de quelque minorité musulmane génocidée au Cambodge, qu’il filme alors avec la grâce de la gravité authentique. Puis le voici qui prononce un vibrant « éloge des phénomènes » (entendez les trisomiques), dans un essai si peu en phase avec nos temps sans indulgence, qui valorisent la différence si et seulement si elle présente un impeccable certificat de conformité génétique. Enfin, l’œil de ce mélancolique lucide se pose sur le destin des livres abandonnés en pâture, par tonnes, au pilon, dans ce vaste mouvement consumériste, ou plutôt « compressiste », ponctuant la digestion de notre société, blasée d’avance des divertissements qu’elle produit à la chaîne.

 

La logique du Palais où se voit employé le personnage de Dušan participe à un même mouvement de luxuriance désenchantée. « Le Palais a toujours raison. Raison de vous engloutir, membre après membre, raison d’exiger votre lâcheté, votre soumission, votre méchanceté. Aux uns il demande des attentes inutiles, aux autres des tâches impossibles. »

 

Dušan. D’origine serbe. Vingt-cinq ans. Traits et silhouette fins. De tempérament réservé et discret. Rien du molosse à crâne rasé, pupille vide et oreillette vissée à la tempe comme on pourrait l’attendre d’un vigile de base. C’est pourtant ce jeune homme-là qui est investi d’une mission de la plus haute importance : contrôler l’accès au Palais haussmannien du Prince arabe d’Oukhbar.

 

Ce microcosme démesuré, stuqué, dégoulinant de fastes et d’ors, s’avère également un vivarium dont l’ordonnancement est réglé selon les seuls plaisirs et caprices du Prince, invisible mais omniprésent. Sur les castes qui composent le personnel, l’arbitraire peut s’abattre et recomposer une partie de l’organigramme en un claquement de doigt bagué ; il suffit d’une erreur, d’une maladresse, d’un regard mal posé, d’un mot de trop ou d’un supposé soupir pour que le fautif – ainsi que son responsable direct et ses collègues – paie son impudence, et ce quelle que soit la qualité de son travail ou sa longévité dans la ruche. Un univers âpre, dont le potentat, qui n’est jamais nommé autrement que « Le Prince », pourrait s’appeler Damoclès.

 

Si le salaire n’est pas faramineux, les commissions peuvent être généreuses. Comme par exemple quand Dušan, fin connaisseur des zones interlopes de la capitale, est chargé de partir en quête d’une compagnie féminine qui conviendrait à son maître, pour une nuit – ou deux si le service satisfait son Altesse. Au terme d’une errance prédatrice, après avoir flairé des grappes d’Albanaises faméliques ou d’Ukrainiennes au teint hâve, Dušan tombe sur la perle rare. Elle s’appelle Khadija, son tempérament est aussi fier que ses formes harmonieuses. C’est cette beauté des boulevards extérieurs qui va infliger à son entremetteur la leçon de choses dont il a bien besoin pour prendre conscience du misérable esclavage auquel il se soumet.

 

L’Idiot du Palais se devait de figurer au catalogue de La Table Ronde. Son style ciselé sans maniérisme aucun, sa juste coupe entre illuminations sensuelles et ombres portées, sa violence contenue, son extrême élégance même quand il s’agit de signifier l’humiliation ou la déchéance – tout cela n’aurait pas déplu aux Hussards du passé, et saura parler à ceux du présent.

 

Réalisateur, essayiste, revuiste, romancier ? Quand l’on vous demandera désormais de présenter Bruno Deniel-Laurent, dites « écrivain ». Cela devrait suffire à subsumer ses multiples talents.

 

Frédéric Saenen

 

Bruno Deniel-Laurent, L’Idiot du Palais, La Table ronde, août 2014, 140 pp., 16 €

 

1 commentaire

Cet auteur, que j'ai croisé il y a qq années, m'a contacté et voilà comment j'ai su ta critique, qui entre toutes celles que j'ai vu, me semble la meilleure, cad la plus joliment écrite.

Envoie-moi un message à l'occasion, l'Arlésienne !…