La chronique de l'écrivain et poète Claude-Henri Rocquet.

Chronique. Images


Çà & là, la chronique de Claude-Henri Rocquet | 


Les images et les peintures sont en nous comme des rêves que nous désirons parfois déchiffrer, afin de nous connaître. Y repenser donne à des instants de notre vie, à certaines de nos années, la chance de ressurgir ainsi que le nymphéa sort au matin du sommeil de l’étang : les paupières de l’eau s’ouvrent à cette heure-là comme les corolles ; la nature à la chevelure de saule s’éveille le sein nu ; et de même que Perec, il me semble, songeait à une autobiographie qui naîtrait et se composerait au fil de ses chambres successives, de ses lits, ou de ses lectures, à commencer par la première phrase de la Recherche, –paradoxale phrase d’éveil, le passé revenant au jour, ou d’un sommeil plus vrai que la vie vécue, et défunte : la vie écrite et revécue, transfigurée, – de même, les peintures devant lesquelles nous avons avec bonheur consumé un temps de notre existence, comme se consume l’encens, ces peintures nous conduisent à travers la forêt de notre mémoire, jalons d’une autobiographie que sans doute la vie ne nous laissera pas le temps d’écrire ; en évoquant cette « forêt », en écrivant ce mot qui déborde toute « orée », j’entends, et vous aussi, certainement, chanter un vers de Charles d’Orléans, mélancolique prisonnier de guerre, à Londres, parmi quelques corbeaux sentinelles des brumes, chez les Anglais, les Anglois, qui « mal » voulaient « au royaume de France », dont ils se prétendaient les maîtres ; et c’est ainsi, musicale, orchestrale, que résonne la mémoire, ainsi que sourd et se dévide l’écriture : imaginons qu’un coup léger d’un doigt, index plié, heurte la porte ou la vitre d’un château, d’une maison, et c’est toute la demeure qui frémit, des caves aux combles, jusques aux verres et carafes de cristal dans la nuit des armoires, des buffets, cadeaux lointains de mariage, jusqu’aux lustres, leur verrerie, leurs pendeloques ciselées, jusques aux cordes du piano noir et funèbre, couvercle rabattu sur l’ossuaire d’ivoire, dans le petit salon vêtu de housses grises où l’on ne va plus jamais, ses volets sont fermés et leurs attaches rouillent. Vous dites, à la maison déserte, vide, à ses ombres, à son jardin sauvage : « J’habitais là lorsque j’étais enfant » ; et sur ce lit d’ancêtres, à l’orée du grenier que la lucarne empoussiérée éclaire d’un demi-jour du temps jadis, le temps d’enfance, il vous serait bon et reposant de vous étendre pour mourir… Les étoiles dans cette lucarne étaient les vraies étoiles, la lune était la vraie lune, la solitude de l’enfant dans ce grenier, ses odeurs d’herbe sèche, au sein de la nuit blanche, lui était délicieuse, comme celle d’un marin qui s’habitue à son île déserte entre les pages d’un livre rouge à tranche d’or couleur de lune cette nuit-là, ou d’une lune rêvée ; qui s’habitue au sable et au roc de cette île, son île, où il creusera sa tombe, s’y étendant quand un oiseau l’avertira que le livre va finir, corbeau sur la dernière branche d’un paragraphe, pour y voir s’éteindre les étoiles, la vague de la nuit recouvrir son écume, se refermer ce coffre de pirates ; cependant que dans l’abécédaire de l’écolier rimait lucarne avec licorne. L’abbé Séder, son crachotis pendant le catéchisme.…

 

Je voulais dire, ne fût-ce qu’à moi-même, mon chemin vers Bruegel, revoir en pensée les pages nées de sa peinture, savoir pourquoi j’ai cheminé si longtemps dans le pays qu’est son œuvre, entrevoir peut-être ce que nous recherchons, ce qui nous aimante, dans la contemplation des images, par quoi les musées sont des temples, et je vois, comme à vol d’oiseau, et tel une montagne survolée, se dessiner un labyrinthe. Le fil que j’allais saisir touche de proche en proche tous les fils de la trame, de la toile, tout le corps de l’étoffe ; et je ne suis plus certain de discerner ce qui est l’avers ou l’envers de la tapisserie. L’ombre et le corps sont un seul être. Le monde et le rêve sont le vin et l’eau mêlés.

 

Est-ce le revers de son ouvrage qui figurait sans que Pénélope le sût, indéchiffrable, obscure et lumineuse comme un oracle, la véritable histoire et les combats et les errances du roi d’Ithaque, autre elle-même, ou, plutôt, les songes d’Ulysse endormi, et qui étaient les heures de sa vie nomade, dessin mouvant comme le marbre des nuages et de la houle, l’écume, épisode défait par un épisode comme la nuit succède au jour qu’elle périme ? Et, cependant, image fixe comme une constellation, survivant à tous les effacements, toutes les métamorphoses, Ulysse voyait en rêve quelque chose de familier et qu’il ne reconnaissait pas, sous la traduction du sommeil, dans le travail du rêve ; quelque chose comme le métier à tisser de Pénélope, âme fidèle. Il revoyait ce métier qu’il avait bâti comme il avait construit leur lit. Connaissait-il ? revoyait-il, en songe, l’antre des nymphes, à l’orée de son île natale, au secret, entre terre et mer, et ses étranges métiers de pierre, leur étoffe de pourpre, couleur de soleil sur la mer, couleur de sang, couleur de porphyre ? – C’est en ce lieu profond qu’il se réveille, qu’il revient à lui-même, et que la Sagesse lui donne aspect d’un mendiant, d’un naufragé de la vie, alors qu’il est prince et roi.

 

Pénélope tissait et détissait comme la vague à la vague succède, vague de jour, vague de nuit, main qui s’ouvre et qui se referme, balancement du bouclier de la pendule. Pénélope entendait les Sirènes. Parfois les servantes en percevaient l’écho, très faible, et certaines songeaient que pour elles tout finirait mal, telle se voyait, l’orteil balayant la poussière, osciller, au vent marin soudain levé, comme le battant de l’horloge, elle se rêvait pendue comme une truie. Un arc de bronze avait fléchi comme un roseau, une herbe, entre les mains du maître. Pourquoi faut-il que le parchemin d’une vie admirable soit scellé d’un cachet de cire rouge sang ? Lecteur, ne vois-tu pas le sang des chèvres sous les mots ? N’entends-y pas bêler sous l’encre le troupeau écorché, égorgé ? Ne vois-tu pas, lorsque l’arbre sous la hache craque et s’abat, le sang des nymphes qui sont cachées dessous la dure écorce ? Le bûcheron travaille pour le feu et la charpente, le mât et la rame, la barque. La sève et la chair de l’arbre, sa tendresse, ne l’émeut pas. Forêt, carrière de la flotte…

 

Avers et revers de la tapisserie sont inséparables, notre existence est l’ombre de notre vraie vie, le songe est passage et seuil entre ces deux versants, et lorsque nous désirons saisir l’un des fils de notre vie, ce fil est toute la trame, toute l’étoffe de nos jours, mais notre main ne retient qu’un peu de sable, qui s’écoule.

 

Le poème est parfois le miroir et l’écho du futur.

 

Dans mon adolescence, à Bordeaux, lors de mes premières rencontres avec Jean Cayrol, peut-être la première, Cayrol m’a dit avoir croisé le personnage qu’il venait d’inventer dans un roman, son personnage principal. M’a-t-il raconté, dans ce même café d’un angle du Triangle, velours rouge et chrome étincelant, cuivres, lampadaires laiteux, près du cours de l’Intendance, ou l’ai-je lu dans un livre de ses souvenirs, que, développée, la photographie d’un groupe d’amis ne portait pas l’image de celui qui, entre le déclic et le tirage, était mort ? Emportant avec lui son image comme telle figure d’un roman, peut-être celui de Chamisso, ou comme le diable acheteur d’âme serre une ombre roulée sous son bras comme une toile, vierge ou peinte, un caillot de sang scellant le pacte. Rimbaud se peint au futur dans Le bateau ivre. Il s’est vu infirme de retour au pays. Peut-être certaines peintures sont-elles prémonitoires.

 

Le peintre qui représente Pénélope assise à son métier a dessiné dans le coin droit de la tapisserie, par un lacis de fils, un diamant, une coquille, une rose, une étoile, un bourgeon, un jardin : le Labyrinthe ; comme une signature. Icare plonge dans le soleil, ou bien étreint l’image du soleil sur la mer. Icare, aux semelles de vent.

Icare comme une roue tournant sur lui-même et descendant de spire en spire comme l’ailette des tilleuls vers le royaume des crabes et des pieuvres.

 

*

 

La Grande Vague d’Hokusai n’est pas une peinture, une aquarelle, un lavis, mais une estampe, un dessin, un jeu de lignes autant que de surfaces. L’artiste a pris pour motif ce qui n’est pas moins bref qu’une étincelle, un clin d’œil, un éclair : la vague, qui est et qui n’est pas, apparition aussitôt défaite et disparue, corps dont la crête s’éparpille à peine s’est-elle constituée. Je ne sais comment peut se traduire « éternité » en japonais, mais nous dirions qu’il éternise l’instant qui n’est pas même un atome de temps. C’est par le néant de l’instant, sa fugacité, qu’il a trouvé son chemin vers ce qui n’est en rien de la nature du temps ; de même que le peintre chinois, au dernier coup de pinceau, à la dernière caresse d’encre, ou d’ocre, s’enfonce et disparaît dans le paysage qu’il vient de peindre sur le mur, disparaissant dans le miroir de l’image sans le plisser et l’émouvoir de la plus mince ride. Vers quel plus céleste paradis ? Caillou qui pour ne pas troubler le ciel qui s’y reflète se glisse dans la profondeur liquide, limpide, comme s’il était moins que le plus léger souffle, plus mince que le plus mince fil de soie.



La vague est immobile pour toujours sur le papier, immobile comme la coquille d’un coquillage, sa nacre, sa vulve couleur de perle. Immobile comme à l’horizon la forme pure et céleste du mont Fuji, cette montagne de neige que Vincent van Gogh contemple par-dessus l’épaule du père Tanguy, marchand de couleurs, très brave homme dont il fait le portrait, dont il peint l’icône, cette neige du Japon sous le bleu immaculé du ciel que Vincent connaîtra dans la campagne d’Arles. Cette montagne qui l’appelle comme les Alpilles.

 

Qui s’étonne de cette similitude, et de ce paradoxe, de la vague immobile ? (« Achille immobile à grands pas »). Qui songe à voir là quelque chose qui s’apparente au satori ou au haïku, au kôan ? Quelque chose comme le chas d’une aiguille pour que resplendisse en nous-même l’infini de l’éternel – notre vraie vie. La grande vague est féroce comme un rapace, un fauve, un tigre, une pieuvre, un dragon, un fantôme jailli de l’abîme, mais c’est une vague, mortelle, fugace : elle cesse bientôt d’être ; comme tout cesse, « brève chandelle ». Durons-nous plus qu’elle, aussi voraces que nous soyons de vivre ? Tout l’univers n’est que buée. Nous passons comme l’herbe fane. Le mont de neige et de lumière, le mont saint et sacré, le mont Fuji, met notre cœur et nos pas hors d’atteinte. Sa cime est le seuil du ciel.

 

*

 

J’ai lu quand j’avais dix-sept ans, à Bordeaux, et grâce à Louis Teyssandier dont j’aimais et admirais la peinture, et qui était un ami, Art du Monde – La spiritualité du métier, de Luc Benoist. Il m’a fait lire aussi Nadja. En même temps je lisais Mircea Eliade, Images et symboles, j’écoutais Lanza del Vasto. Luc Benoist parle des stûpas, et du temple de Borobudur, de ces « montagnes » où le pèlerin s’élève, dans un mouvement tournant, de degré en degré. À mesure qu’il monte, comme s’il s’initiait, comme s’il se dépouillait de ses illusions, les sculptures et les images se font plus rares. Il parvient au sommet. Il est au seuil du ciel. « Après les Bouddhas visibles, après ceux que cachait une grille de pierre, écrit Benoist, il arrivait devant l’obscure niche fermée qui contient, comme une chrysalide divine, un Bouddha informe, ayant déjà presque perdu son apparence humaine, signe de sa définitive transformation. » Par un chemin d’images, il s’est peu à peu éveillé, il s’éveille, comme on sort du sommeil et du songe.

 

J’ai reçu de ce livre, initial, séminal, peut-être plus que de mes études, utiles, nécessaires, à l’Institut d’art et d’archéologie, rue Michelet, à Paris, un bâtiment de brique rougeâtre de forme arabe et au décor grec, kremlin de Sahara, forteresse ou fortin de sable rouge, proche de l’Observatoire, de ce Versailles de télescopes et de lunettes, de coupoles mobiles comme des paupières de reptiles fantastiques ou d’oiseaux, où les mansardes sont étoilées, givrées, de galaxies, de nébuleuses ; un chef- d’œuvre d’architecture française, classique, offert à l’admiration et aux longues-vues de la pluralité des mondes habités dans l’archipel des cieux, de leurs observatoires, que nous ignorons… Mais je parlais de l’Institut d’art, bâtiment proche de notre Observatoire et plus proche encore d’une Danse de bronze, cosmique, Grâces verdies, jeunes Parques de Terpsichore, tenant ou soutenant les cerceaux des méridiens, ou des fuseaux, l’horlogerie du monde ; cette sculpture, ce groupe sculptural, ajouré, aérien, placé comme pour faire écho  à la solitude de Balzac et de Rodin, là-bas, au carrefour, ce bloc comme sculpté par le vent, par un séisme ; mais elles, ces danseuses planétaires, ces joueuses de balle ou de ballon sur la place ou la plage, s’élevant, légères, ajourées, à quelque pas de la Closerie des Lilas, de sa rumeur jamais éteinte des banquets surréalistes, de leurs scandales, de leurs gifles, de l’hommage à Rousseau douanier de la frontière des rêves où les charmeuses de serpents, flûtistes, sœurs d’Orphée, sœurs de Morphée, emblèmes de baraque foraine, rimbaldienne, figures de proue d’expéditions et d’expositions coloniales, sont une lune et un poison, un narcotique, une hypnose, pour les tigres et les plantes en forme de glaive ; et tout cela, danse, Closerie, Observatoire, Institut, proche d’un jardin de simples sous des serres, et proche du jardin du Luxembourg – au cercle de pierres blanches, reines de France, gardiennes du bassin miroir du ciel –, le grand Luxembourg peuplé de marronniers et précédé d’un petit Luxembourg clos de grillages bas et jalonnés de portillons, leur bruit s’accordant au silence et au vert, aux bogues, des marronniers processionnaires, clergé végétal mineur.

 

Dans l’une des maisons de grande bourgeoisie qui longent le jardin du petit Luxembourg et ses grillages à hauteur d’enfant, s’ouvrant aussi sur le boulevard Saint-Michel, un jour, dans un salon, j’ai entendu Krishnamurti, en conférence ; je l’écoutais à peine, je regardais, derrière lui, un somptueux bouquet sur le piano, en son honneur, et, au mur, le plus beau des Dufy : il n’y prêta aucune attention. Il parlait – nous parlait-il ? Et qu’est-ce qu’une sagesse, une philosophie, qui ne respire pas l’arôme d’un bouquet, ne s’émerveille pas de son immobile jaillissement, et reste indifférente à une peinture éclatante de joie ?

 

Je n’étais pas élève à l’Institut d’art pour devenir historien ou professeur, mais pour faire durer un sursis qui m’évitât l’appel sous les drapeaux avant la fin des combats. Je passais plus de temps à distribuer sur le boulevard Saint-Michel ou à travers Paris des tracts contre la torture et pour la paix en Algérie qu’à écouter Demargne parler de la Grèce hellénistique et ancienne, Chastel de Florence et de Savonarole, de Botticelli, Élie Lambert d’architecture gothique et romane, andalouse, arabe.

 

Lambert nous avait fait visiter ce qui est aujourd’hui le radieux Collège des Bernardins, dont les piliers de la grande salle, restaurés, me semblent trop minces, et qui était alors une caserne de pompiers, une caverne de pompiers, sale, misérable, sombre, noire de crasse, tendue de toiles d’araignée et peut-être peuplée de chauves-souris, que même le rouge des voitures, ces jouets, et le cuivre des casques, panoplie, ne pouvaient égayer, pimenter un peu, incendier de géranium, de minium : rien de pimpant dans ce garage. Le sous-sol montait çà et là, tumulus, jusques aux voûtes. On ne discernait rien de la splendeur médiévale, trésor enfoui comme la ville d’Ys, lieu préposé aux incendies, aux sauvetages, au secours, ruine sur une île déserte. La forme d’une ville ne change pas toujours pour le pire. La renaissance des Bernardins fut éclairée par la venue et la leçon magistrale d’un pape.

 

À la Sorbonne, Étienne Souriau, enthousiaste, inspiré, la bonté même, inventoriait, cartographiait, les catégories esthétiques et les mille et trois situations dramatiques. Son ton de gourmandise et d’enchantement, sa délectation ! lorsqu’il prononçait les mots : « l’éclat paradigmatique de l’œuvre ». Je regrette de ne pas trouver plus souvent l’occasion de dire ou d’écrire « paradigmatique ». C’est comme si ce mot, et son paradis, n’appartînt qu’à lui seul. L’éclat paradigmatique d’Étienne Souriau… J’avais sol­licité en vain telle bourse qui m’eût permis de découvrir les peintures de la Cappadoce et ses sanctuaires en forme de stalagmites, son dédale de cryptes. Souriau me reçut chez lui, près du Lion de Belfort, je crois, dans un petit bureau, peut-être sa chambre, et m’obtint de participer en Belgique à un séminaire consacré à Rubens ; grâce à quoi l’art du Nord, à commencer par Bruegel, me devint proche. Des jours de contemplation au musée de Bruxelles, au musée d’Anvers ! Le baroque, les Primitifs, les anges de Fouquet... Ainsi se noue et de dénoue notre existence. « Choisirai-je le Nord – Ou les Pays des Vignes ? » Qui joue aux dés notre parcours sur les cases du jeu de l’oie qu’est notre vie ? Dieu, dit Einstein, ne joue pas aux dés. Comme les maquisards intervertissent l’orientation des pancartes routières pour dérouter l’armée ennemie et qu’elle se perde, les directions que nous croyons prendre changent dans la nuit et nous détournent, nous conduisent : Hermès fait marcher à rebours les vaches du soleil, qu’il a volées. Ces aiguilleurs, ou ces malins génies, savent mieux que nous sans doute vers quoi tend notre cœur et la nature de notre devoir. J’ai le sentiment, et même la preuve, que pour l’essentiel, pour nos grandes rencontres, les clefs de notre vie, des chemins divers, opposés, nous mènent, obstinément, au lieu où il nous fallait parvenir. Aucun rendez-vous capital n’est manqué. Même les erreurs de calculs, se compensant, font un compte juste.

 

Les aléas de la guerre m’ont conduit à Tlemcen. Je me souviens d’une nuit ou, par plaisir, je me suis égaré seul dans des rues aux façades rouges décorées d’étoiles et de croissants de lune, calligraphiées de cris de guerre et de libération, d’appel aux armes, dont je ne pouvais que deviner le sens. Les soupiraux s’ouvraient sur des ateliers de tapis qu’on entendait travailler le jour. Un matin, seul cette fois encore, je suis monté par des ruelles blanches vers une mosquée dont je revois la blancheur et au mur les céramiques, vertes, le minaret dominant la cour que je sentis interdite pour moi, le silence, des hommes sévères et muets, assis à même le carrelage de brique, vêtus de burnous ou de djellaba : ils me regardaient. J’étais habillé de la kachébia paysanne, mais tête nue : étranger. Je me souviens de ce moment réel comme de l’un des plus beaux songes de ma vie. Je demeurai au seuil de la mosquée, n’y pénétrant que par le regard, la pensée, le cœur. On me laissait en vie. J’étais au bord d’un paradis, le regardant, invisible, comme un enfant appuie son front contre la vitre et regarde en fermant les yeux son jardin envahi de neige, venue de nuit.

 

Claude-Henri Rocquet

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