La chronique de l'écrivain et poète Claude-Henri Rocquet.

Chronique. Les livres ont leur destin


Çà & là, la chronique de Claude-Henri Rocquet | 


Je ne sais plus comment avec le chauffeur du taxi nous en sommes venus à évoquer ses lectures. Il nous a parlé d’Henri Guillemin. Qui, en ce moment, à Paris, en France, lit Henri Guillemin ? Qui se souvient de lui ? Je crois me rappeler l’avoir vu conférencier à Bordeaux dans une espèce de salle ou de salon de velours rouge, un théâtre, peut-être, où « L’ami des lettres », une librairie, invitait des écrivains, comme Pierre Daninos que je revois, à la table de feutre vert, carafe et verre d’eau, lampe verte par son abat-jour, grosses lunettes sur le front, qui lui donnaient l’air d’un coureur automobile en fin d’épreuve, ce dont il avait plaisanté, pour ouvrir la conférence, captatio benevolentiae. Ce genre d’événement est passé de mode, la « lecture » dans une librairie ou l’émission littéraire le remplace. Guillemin était un historien au regard d’aigle, plantant le bec dans les entrailles des écrivains statufiés pour répondre à la question : « De quoi vivaient-ils ? » Aigle, et même un peu charognard. Démystificateur…

 

Mais il était aussi pour moi l’auteur d’un très petit livre, un récit, une nouvelle, Reste avec nous, publié en 1944 à la Baconnière, illustré de quatre dessins de André Rosselet, réédité en I950, et que je n’ai pu acquérir que quelques dizaines d’années plus tard dans une brocante. Ce livre, je ne l’avais pas lu, je l’avais entendu lire par Jacques Duquesne, dans une session de vacances de la Jeunesse étudiante chrétienne. Je devais être en troisième au collège Jean Bart de Dunkerque et Jacques Duquesne en philo. Sans doute venait-il de découvrir le livre de Guillemin. Lisait-il ces années-là Maxence van der Mersch, que je rêvais de rencontrer, l’imaginant dans une maison de planches, entre les dunes, parmi les oyats, vêtu d’un duffle-coat, à quelques pas de la Belgique ? Chez Guillemin, il s’agit du récit de l’un des témoins de ce qui s’est passé dans l’auberge « Au grand poisson », à Emmaüs. Il s’agit aussi de quelques moments de la vie du Christ et d’un récit fragmentaire de la Passion. À travers la Judée, on entrevoit l’Occupation, la Résistance. Tout cela sur un ton populaire, quotidien. La voix de Jacques Duquesne était la voix du narrateur, « un savetier », dit l’avant-propos ; j’aimerais mieux dire : un cordonnier. Ce monologue pourrait être porté à la scène comme La mort de Judas ou Le point de vue de Ponce Pilate, de Claudel. Cela pourrait se donner dans un café-théâtre, comme à l’improviste, sans que les dîneurs s’y attendent. Cela pourrait se jouer à La Vieille Grille, par exemple, rue du Puits-de-l’Ermite. On serait bientôt à l’auberge d’Emmaüs : une auberge ordinaire. J’ai relu Reste avec nous. C’est fort et poignant. Ce livre vit.   



Est-il d’autres « Pèlerins d’Emmaüs » que le tableau de Rembrandt ? Mais il est une autre évocation que celle de Guillemin : quelques pages de Gracq, dans Un beau ténébreux, inattendues chez lui, malgré Le Roi pêcheur ; admirables, rayonnantes, mystérieuses ; et comme traversées par la présence et la voyance de Rimbaud, sa voix. Le « surréalisme » de Gracq – je pense à son livre sur Breton – s’y révèle sens du surnaturel. Certainement, ce moment de l’Évangile, comme la parabole de l’Enfant prodigue, est l’un de ceux qui parlent très profondément au cœur, au cœur plein de nuit et de chagrin, désespéré, au cœur qui jusqu’au dernier battement ne cesse d’espérer la vie et la lumière, comme le pauvre, l’affamé, reçoit le pain que lui offre un compagnon dont il ne sait pas qu’il est un ange, et plus qu’un ange.

 

Le chauffeur de taxi m’a demandé si j’aimais Poe, ou Coleridge, je ne sais plus. Je les aime, évidemment. Coleridge est pour moi l’un des sommets de la poésie anglaise, de la poésie. Je place La Ballade du vieux marin, découverte en classe d’anglais au collège Jean Bart et Lamartine, entre Moby Dick et Le Bateau ivre, plus haut que Le Bateau ivre ; à la hauteur de L’Albatros ; moins haut que La Ballade des pendus (pardonnez ce palmarès). Je voudrais avoir le talent de la traduire. L’apparition du vieux marin me frappe et me fascine comme celle du terrible pirate, dans L’Île au trésor, au jeune garçon de l’auberge battue de bourrasques, son apparition, son surgissement, sa voix, et cette « tache noire », sur un papier, glissée dans la main de l’enfant. Je garde précieusement le livre édité en 1946 et traduit par Guy Lévis Mano, illustré par Mario Prassinos ; et ces illustrations portent comme certains Bernard Buffet de cette époque la mémoire des années noires, atroces, toutes proches encore, de leurs charniers. The Rime of the ancient mariner est la confession et la confidence d’un malheur, d’une faute, d’un crime, d’un sacrilège ; d’une traversée de la mort et d’une rédemption dont le récit, le témoignage, à de certains moments, est la condition. C’est une parole que le passant, un jeune homme entre deux compagnons, ne veut pas entendre parce qu’il se rend à une noce, et que ce vieux décharné lui fait peur. Le vieil homme pourtant lui parle comme il parlerait au vent, à la mer, à la mort, à nous qui tenons ouvert entre nos mains le livre de sa vie comme on tiendrait une mouette morte, ou l’oiseau bienfaisant, angélique, divin, que le vieux marin tua – pourquoi ? d’un tir d’arbalète ; comme s’il avait voulu tuer son âme, ou Dieu en lui.

 

Est-ce parce que son œuvre est brève ? Coleridge n’est pas en Pléiade. Mais il pourrait partager un volume avec Shelley ou Keats, Wordsworth, Blake... Et il y a cette histoire si belle et si déchirante : Coleridge écrit en rêve un poème où il contemple le palais de Kubla Khan. Il se réveille. Il commence à écrire son rêve, son poème, deux ou trois cents vers. Quelqu’un frappe à la porte, le dérange. Quand il retourne à sa table, tout s’est effacé de son esprit, le poème n’aura pas de suite ; perdu ; abattu dans son vol comme l’Albatros du Vieux marin. Sur la porte de sa chambre, lorsqu’il dormait, Saint-Pol Roux, avait placé un écriteau : « Le poète travaille. »


Quand nous sommes arrivés place Monge, au pied de l’horloge, le chauffeur nous a dit d’attendre un instant. Il a ouvert son coffre. J’y ai vu en vrac une jonchée de livres comme si ce chauffeur était un bouquiniste ou un client des bouquinistes. Il a cherché Coleridge, ou Poe, pour me l’offrir. Mais le volume qu’il avait à l’esprit, bleu, était l’œuvre de Shakespeare, en anglais, avec vingt-deux photographies de mise en scène. J’en possède une autre édition mais je n’ai pas refusé ce cadeau, ce livre, dont je ne sais si sur la couverture un ramage de blancheurs est l’image d’une forêt ou l’effet d’une moisissure. Peut-être y relirai-je Jules César que je n’ai lu ni revu depuis bien des années : depuis sa représentation par Raymond Hermantier au Théâtre de la Ville, il me semble, vers I964. Dans sa jeunesse, juste après la Libération, juste après avoir combattu les S.S. à Colmar, et y avoir été blessé, perdant une partie de sa main droite, Hermantier avait monté Jules César aux Arènes de Nîmes cependant que Vilar – amis, ils circulaient en Provence à bord d’une camionnette encore à gazogène – fondait le festival d’Avignon. Le Jules César d’Hermantier était un spectacle grandiose, extraordinaire, gigantesque : une armée de figurants sur la scène, peut-être parmi les gradins, une foule, le peuple, dans ce Colisée, dans Rome, sous le ciel grec du Gard, ses étoiles latines. Je ne connais cela que par les photos et les journaux qui en rendirent compte, avec stupéfaction, admiration. Quand je repense à Jules César, je revois le corps de César que l’arrachement du drap qui le recouvre soudain révèle, troué de plaies ; j’entends les deux discours successifs de Brutus et d’Antoine au peuple, je revis le retournement imbécile du peuple ; cela compte moins que deux autres moments de la pièce. Un passant, dans la rue, Cinna, le poète, est poignardé, massacré, parce qu’il porte le même nom que quelqu’un d’autre, Cinna le conspirateur. Il est poète ? On le tue aussi pour ses mauvais vers, qu’on n’a pas lus. L’important est de se faire plaisir, de revêtir le rôle du justicier, l’important est de tuer. Shakespeare n’a pas fait de Cinna un marchand de drap ou un cabaretier, un maçon, un menuisier, mais un poète. Il s’est vu assassiné par une troupe de partisans.

 

Et qui peut nous assurer que dans ce détail, ce point, cet accident, ce grain de sable, Shakespeare, le philosophe, n’a pas signifié, et celé, toute sa vision de l’Histoire, de son bruit, de sa fureur, de son absurdité ? N’est-ce pas ici le microcosme de ce microcosme qu’est la scène du théâtre, cette image du monde ? – Importance, souvent inaperçue, du détail : il suffirait d’une pièce, d’un centime, presque rien, qui permette à l’enfant d’acheter un sucre d’orge, une bille, dans la première boutique de la cité qui vient de surgir au bord des eaux, près de la grève, dans un bruit formidable de ruissellement, comme ressurgirait un vaisseau naufragé s’arrachant aux ventouses et aux bras de la vase, pour que la ville d’Ys ne s’engloutisse à nouveau dans l’abîme, l’absence, pour mille ans, ses cloches s’éteignant dans le glauque des algues : quelque chose qui fût à peine plus qu’un grain de sable, un détail, infime, eût tout sauvé, eût ressuscité la ville fantôme, le promontoire des morts. Mais l’enfant n’a pas même dans sa poche une agate qu’il offrirait en échange... Le hasard de la naissance vous habille d’un nom, vous le portez, vous vous identifiez à lui, vous ne faites qu’un avec lui. Et puis un jour, on vous tue sous ce masque, parce que c’est aussi le masque d’un autre. Le crâne de Yorick est-il encore un masque, son dernier masque ? Si le monde entier n’est qu’une scène, un théâtre, l’Histoire est-elle autre chose qu’une mascarade ? Et le théâtre qui le représente une parade, une bouffonnerie foraine, – tragédie pour qui en meurt. Mais Jules César est la représentation d’un fils parricide comme Hamlet celle d’un orphelin dont le père fut assassiné – par Clytemnestre.

 

L’autre moment intense de Jules César est à l’aube, dans le jardin ou le verger de Brutus. Brutus y est descendu. Il y reçoit le venin d’un message : « Tu dors, Brutus… » Des citoyens de Rome, des révoltés, des insurgés, un complot, des amis incorruptibles de la liberté, de la vertu, le pressent d’en finir avec le dictateur, son père. Parfum des fleurs de ce jardin, douceur, lune légère sur les feuillages et le sable des allées. Je ne me souviendrais pas si vivement de ce moment sans l’apparition de la femme de Brutus, Portia, au seuil du jardin, gracieuse, inquiète, vêtue encore d’un vêtement de nuit. Moment de pure beauté tel qu’il semble que toute l’œuvre ne s’est élaborée que pour l’éclosion de cette merveille. Sylvia Montfort était cette femme, radieuse dans la nuit, l’aube. Elle incarnait la magie de l’amour, toute la tendresse et la droiture de l’amour. Maurice Clavel l’avait connue jeune fille dans leur réseau de résistance. Elle roulait à vélo, jupe légère, cheveux blonds, sur les routes où l’on ne quitte guère des yeux la cathédrale de Chartres. Elle portait des messages. Dans un panier, sous le guidon, en prévision d’une d’arrestation sur la route, il y avait un révolver.

 

Claude-Henri Rocquet

 

Paris, le 29 mai 2014

Aucun commentaire pour ce contenu.