La chronique de l'écrivain et poète Claude-Henri Rocquet.

Chronique. Un enfant devant la mer


Çà & là, la chronique de Claude-Henri Rocquet | 


Eugenio Foz aimait la mer catalane, natale. Et toute mer, au bord de l’infini. – Sur le rivage des mondes infinis, chante Tagore, des enfants s’assemblent. L’azur sans limite règne au-dessus d’eux… Sur la plage, cet enfant face à la mer, assis, est Eugenio. Le peintre voit l’enfant regarder la mer. Un enfant, sa solitude. D’autres présences, dans la lumière, sont presque lointaines. Deux barques, fortes, côte à côte, se touchant, s’effleurant, disent l’amitié, disent l’amour, la traversée des jours, la solitude partagée, la force. Les enfants bâtissent avec du sable leurs maisons ; ils jouent avec des coquilles vides. Ils gréent de feuilles fanées leurs barques et sur la mer profonde les lancent en souriant. Les enfants disposent sur la rive des mondes leurs jeux…Le Bateau ivre est un bateau de papier, dont l’encre écolière se dilue, et qu’un enfant lâche sur une flaque des Ardennes, un ruisseau, comme s’il leur confiait son cœur, sa vie, une parole dans une bouteille, une lettre à l’inconnu.

 

Un peintre n’est un peintre véritable que s’il aime en premier lieu l’acte de peindre et la peinture elle-même, cette matière qu’il invente, unique, et par laquelle se transmue et se transfigure la matière et la couleur du monde, sa réalité visible. Il n’est peintre que si sa peinture est analogue à la musique, par sa composition, son rythme, sa sonorité. Mais au-delà de toute apparence ou de toute représentation se devine et paraît un autre monde, quelque chose comme un rêve, récurrent, une grande image intérieure, personnelle, humaine, intemporelle. Le peintre se connaît et déchiffre ce songe, ou ce mythe, par l’exercice de ce rêve actif qu’est la peinture, le métier de peindre. Il rêve les yeux ouverts, touchant cette parcelle réelle du monde : une matière, élaborée ; lui donnant forme. Et sa vision, son œuvre, intime, secrète, nous est pourtant visible, comme ce rocher, cet arbre, ce visage. Toute peinture, accomplie, fût-ce celle qui semble la plus proche de la vie quotidienne, est métaphysique.

 

L’enfant est face au large, les yeux touchant la ligne où la terre, la mer, disparaît au regard, invisible. Au-delà, l’au-delà, puis l’au-delà, comme un livre sans fin… Enfant, sans y songer, nous sommes au bord de la vie que nous vivrons. Nous serons toujours cet enfant, nous le sommes, mais il sait qu’il doit franchir un jour la limite du monde, – porté par quelle barque ? Et il espère, là-bas, là-haut, vivre, peut-être, vivre une vie qui sera la vraie vie. Les vagues meurtrières chantent aux enfants des chansons de lune et de soleil comme une mère qui berce un nouveau-né. La vague joue avec les enfants et l’éclat pâle de la plage est un sourire. Eugenio Foz aimait ce poème de Tagore (1). La toile lui fait écho.

 

Mais ces deux barques, encore, vaisseaux, berceaux immenses ? Ces deux barques flanc à flanc vastes comme un château-fort, un double château, l’une plutôt rouge ou brune, l’autre bleue, sans rame ni mât, au ras du frisson de la mer, tournées vers nous, tandis que deux jeunes marins, deux frères, l’un vêtu d’une vareuse très blanche, s’y tiennent vers l’horizon, vigies, explorateurs. Sont-elles comme les voyait l’enfant ou telles que les voit le peintre en revivant et rêvant son enfance ? Peut-être sont-elles grandes comme elles sont parce qu’elles signifient le père et la mère de l’enfant, le couple qui l’a mis au monde. Eugenio évoquait, dans son enfance, les heures de plage avec sa famille sous une toile, un drap, tendu sur quatre cannes, quatre piquets, dans le sable, qui les protégeait du soleil, tente et pavillon. Il y a aussi – regarde, dans la partie gauche du tableau, des récifs, dangereux, animaux pétrifiés, yeux mi-clos, sommeil qu’un rien peut rompre, mais, à droite, la sérénité.



Ulysse enfant songeait sur la plage d’Ithaque. Il entendait la parole confuse des vagues et du vent lui prédire sa vie comme, à Jason, parlaient par leur feuillage les chênes de Dodone. Mais ce n’était pour lui que le bruit de la mer et du vent, le claquement lointain des voiles.

 

Devant la toile d’Eugenio Foz, cet enfant face à la mer, nous entendons ces vers, ce chant léger, cette bonne nouvelle :

 

Elle est retrouvée.

Quoi ? – L’Éternité.

C’est la mer allé

Avec le soleil.

 

Rimbaud. Ornières de la mer et vagues brunes du labour, terre et mer conjuguées ; comme la mer et le ciel ; comme le soleil, l’eau et le feu, le sel, le sel des larmes d’enfance – allés ensemble, alliés, mêlés. Rimbaud, – les barques de Rimbaud… Le Bateau ivre, portrait du poète, et qui est rêve prémonitoire d’une vie ; ou ce « canot, toujours fixe », cette barque immobile dans les roseaux, entre la boue et l’or solaire, infus dans le courant ; Ophélie, barque et noyée, blême, ravie, cygne, grand lys, mystère, hostie et communiante, neige plus pâle que les glaciers transparents du pôle, cygne, lyre, chantant qu’il meurt, qu’il est mort, tombe et stèle de son reflet, mais son chant se cristallise, s’éternise, marbre de parole ; et, encore, le « grand vaisseau d’or », ses « pavillons multicolores », le jeune couple qui dans l’arche « chante et se poste » ; et cette phrase, à la fin de la Saison, l’une de celles qui me touchent au plus profond, long coup d’archet : « L’automne. Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue. »

 

L’étrave, le soc. La charrue ou la herse de Braque sur la terre labourée, une grande sarcleuse, sous le ciel charrué, sillonné, par le vent, la houle du vent, les gouges de la bourrasque ; et cette barque sur la grève de Varengeville ; ou ces poissons noirs sur un plat gris, Vendredi saint. Et puis, encore, – ces barques de Vincent van Gogh, leurs couleurs vives, couleur de vendange et de vin, de mer couleur de vigne et de vin, de mer vineuse, aux Saintes-Maries-de-la-Mer, non loin de l’église gitane, ces barques, échouées, au repos, mais disant, avec ce cortège de voiles blanches qui s’éloigne, procession vers le silence, le franchissement de l’horizon, le passage au-delà ; dans un éclat de couleurs, une joie de couleur, bois peint comme une enseigne neuve, une baraque foraine. La maison de l’enfant prodigue, à son retour, pour le festin, eut cette lumière de fête. – Aux Saintes-Maries où dans une barque de miracle s’en vint de Galilée en Gaule Lazare, le ressuscité ; Lazare, évangile. Avec la pauvre et sainte repentie Marie-Madeleine, radieuse, et Sara la romanichelle, la noiraude, la noire, la maure, noire comme la mûre.

 

Près de la mer, à l’ombre d’un arbre, la roulotte des bohémiens, à la halte, est aussi colorée que les barques du rivage. Herbe sèche au bord de la poussière de la route, verdure avare, près de la roue de la verdine, où s’enroule invisible et gris le ruban des routes, le fil interminable de cette bobine. Cheval blanc. Cheval maigre. Arbre qui peine à vivre. Enfants moins hauts que la rosace rayonnante et le soleil des roues. La roulotte est une barque dont les roues et le cheval sont les rames, les voiles, le vent. C’est une barque d’une autre sorte, une arche, cette noix de l’ancien monde, cette noisette, qui survit au déluge, comme à l’orage dans la montagne notre maison fragile ; notre cabane errante qui de son flanc de planches, au-dehors, mur provisoire, abrite le feu du soir, la danse des flammes, la rose de la braise, pour le chant, la danse, la marmite, et les paniers gagne-pain, vannerie tissée comme un duo d’amour, le cuivre qu’on martèle et cisèle, le métal blanc qu’on rétame. Ces manouches, ces tsiganes, ces caraques sont des mages, des rois mages, des reines à jupe de vague, lisant au creux des mains étrangères l’aumône de l’avenir, menace et promesse. Ils sont une tribu sibylline. L’oracle est leur pain quotidien. La jupe des jeunes filles et des femmes déferle sur leur pied nu couleur de miel. Elles touchent la terre et le sol comme on caresse l’encolure d’un cheval. Marcher leur est une danse, un envol. Noire leur chevelure est un nimbe nocturne.

 

Les yeux et le cœur aimantés par ces nomades à tambourins, guitares usées, aux psaumes cousus de déchirures, l’enfant rêve de les accompagner aux confins du monde et d’être pour toujours l’ami de l’ours et du singe, du serin, petit fifre, dans sa cage, jaune comme le pissenlit et le bouton-d’or, la note ultime et le cuivre du clairon, quand le soleil se couche. Roulotte sous l’arc-en-ciel de l’aube, par un chemin d’herbe et de diamants, d’ombelles, talus peuplés de bardane, floraison du plantain. La pluie soudaine change le toit de toile ou de bois en tambour, averse pour accompagner la marche, pleurs de larmes au carreau, entre les rideaux de dentelle, comme si le paysage y prenait visage, et nous disait son chagrin, sa colère. La cheminée sans girouette tient à travers les rafales. La lune parfois coupe une gerbe d’étoiles. On glane dans les villages. J’étais un enfant volé, non par les bohémiens, un enfant perdu, je retrouve ma famille. Ma place était pour toujours nulle part avec eux, sous les étoiles, ce grimoire. J’apprends à vivre dans le livre du voyage. Je t’aime ! cheval taciturne. Et ton regard qui me connaît.

 

Claude-Henri Rocquet

Juillet 2014

 

Illustration : Eugénio Foz, 1923-2014 : L'infini des mondes,1990. Peinture, huile sur toile, 97 x 130 cm.

Collection privée

Photo : Daniel Lebée

 

(1) Eugenio Foz est né à Barcelone en 1923. Il nous a quittés le 9 juin 2014. La peinture évoquée dans ce texte date de 1990 et s’intitule L’infini des mondes.

1 commentaire

Merci, beaucoup pour ce joli récit


Maintenant, il me faut le livre!

Vous l' avez généreusement bien résumé. 

On a envie de l'acheter pour le plaisir des yeux.