La chronique de l'écrivain et poète Claude-Henri Rocquet.

Chronique. Aux Arènes de Lutèce


Çà & là, la chronique de Claude-Henri Rocquet | 


J’ai entendu parler des arènes de Lutèce par Raymond Guérin, dans ma jeunesse, à Bordeaux, avant d’en savoir le nom puis de les connaître et d’y venir parfois m’y asseoir. Peut-être disait-il : « les arènes » ? Contre une rangée de livres, il y avait une photo de Jean Paulhan. Guérin m’apprit que Paulhan avait coutume de jouer aux boules, avec Sarthou, le peintre, et peut-être Rivière, le sculpteur. Ces rencontres de grands esprits, d’artistes, mais joueurs de boules, à Paris, me faisaient un peu rêver ; ces maîtres, pointant, tirant, tapant le cochonnet : sous l’aspect du premier venu, s’exclamant au heurt des boules, à la chute décevante, la boule s’échouant sur le sable, planète morte. – Socrate lançant ses noyaux d’olive dans un bol, une coupe, ou les jetant, les soufflant, sur le sol de l’agora. Praxitèle visant le trou pratiqué pour le jeu, calculant son coup, œil mi-clos, tout en fléchissement et en énergie comme un discobole ; avec le même soin que s’il visait de son ciseau le marbre de Paros, bloc de neige, coquille énigmatique de l’œuvre. Confrérie d’initiés, dieux cachés dans la lumière du soir qui tombe ou du matin que dévirginisent les oiseaux.

 

La première fois que je suis passé au bord des Arènes, le long des grilles et des massifs d’arbustes qui à une certaine hauteur en forment la clôture, j’ai été, plus que par ce jardin peu visible de la rue malgré les grands arbres qui s’en élèvent, amusé, surpris, presque fasciné, par une maison à tourelles pointues, à fenêtres ogivales, un logis néo-gothique, pseudo-médiéval. Quel bonheur d’habiter un tel colombier, d’écrire au grenier sous des poutres, de voir le jour à travers une vitre qui est vitrail, de serrer ses livres dans des recoins et des niches d’escalier ! Une plaque sur la façade m’aurait appris que c’était là qu’avait vécu Paulhan. Je ne l’aurais pas imaginé logeant parmi des tourelles et des voussures d’un disciple de Viollet-Leduc. Mais il n’avait qu’à traverser la rue, une petite rue en pente, pour faire avec des amis sa partie de boules.

 

À l’entrée des Arènes, presque en face du manoir de l’écrivain, par un passage obscur à force de l’ombre des arbres et de la hauteur des gradins, on peut lire, signée de Paulhan, gravée dans une plaque de marbre apposée au mur de pierres, l’évocation du lieu, germe de Lutèce, noyau de Paris. Si j’étais éditeur de cartes postales, je diffuserais l’image de ce mur et de cette espèce de stèle discrète et solennelle, cette annonce de naissance, commémorative : Ici est né Paris. Ici la France fut romaine.

 

Tous les joueurs de boules des Arènes de ces années-là ont quitté le monde. Guérin n’avait pas nommé Ponge, qui habitait rue Lhomond. Il jouait, lui aussi. A-t-il évoqué ces parties comme, nîmois, il a parlé d’un bois de pin, et, parisien, de la Seine, d’un restaurant, d’un bouillon, et de ses serviettes rangées par les habitués dans des casiers, vétustes ? Est-ce de Ponge ou de Paulhan qu’on m’a dit plus tard qu’ils étaient attentifs à leur lancer, soucieux du but, du point, « concentrés », comme si l’existence de l’univers, ou la leur, était en jeu ? On pourrait faire à la manière de Ponge le portrait de ces dieux antiques déguisés en joueurs de boules, en citoyens paisibles, ou composer sur la boule, taurine, un apocryphe ou un pastiche du Parti pris des choses. On pourrait glisser dans Les Fleurs de Tarbes une description de ce jardin du 5e arrondissement au tréfonds duquel peut-être, yeux fermés, nageant comme une taupe, un castor, coule la Bièvre, ou l’un de ses rameaux (mais le béton ou le pavé ont recouvert ce murmure et ce miroir d’eau, cette rumeur, cette ramure, et seules des plaques de cuivre, çà et là, ponctuant l’itinéraire, médaillant les trottoirs, rappellent au passant que frémissaient jadis, au lieu de macadam où il marche, des herbes traversées d’ablettes, d’épinoches).



Je n’ai jamais vu dans les arènes de Lutèce des peintres comme il s’en trouve au chevet de Saint-Médard, patron des parapluies, ou au bas de la rue Mouffetard, riche en étalages de fruits et légumes assaillis de guêpes, en restaurants grecs et asiatiques, français, en crêperies, en boutiques de vêtements et de chaussures, en commerces de bouche, en façades illustrées. Si j’étais peintre, chapeau de paille, chevalet, palette, pliant, ombrelle, chiffon, boîte à couleurs et pinceaux, regardé par-dessus l’épaule par les enfants, j’aimerais peindre les verts et les gris des Arènes, et ces hautes falaises des immeubles qui, de la rue Monge, les longent, les surplombent, et semblent les voir sans les regarder, ou les regarder sans les voir : comme si elles appartenaient à un autre monde : le monde réel. Il me serait aussi difficile de peindre ce que j’éprouve là que de l’écrire : un étrange sentiment d’étrangeté. L’espace est vaste, ouvert, à ciel ouvert, et cependant clos comme une bouteille, vide, dont le verre serait insaisissable et invisible. On s’est assis loin de l’étendue de sable où se jouent des parties de ballon ou de boules. Les cris ou les interjections des joueurs sont enveloppés de silence, ils sont un accent, un coup d’aile, pâle, presque imperceptible, dans un camaïeu de silence. Les gradins, bas, de part et d’autre de l’arène, de la plage ronde, ne miment pas l’antique.

 

On peut aussi s’asseoir dans des alcôves de pierre, des baignoires de théâtre, propices à la conversation à mi-voix, à la rêverie, à la contemplation d’un temps presque immobile, spectateur d’un spectacle qui n’est qu’à peine l’esquisse d’un décor. Derrière soi, autour d’une sculpture blanche, qui n’est guère qu’une colonne, s’étendent des pelouses sur lesquelles, face au soleil, les amateurs de jardin posent parfois des serviettes-éponges et des draps d’allure familiale. Les enfants jouent sans crier. On s’étonne, on pourrait s’étonner, d’une telle paix, d’un tel suspens, à Paris. Mais on ne s’étonne pas plus qu’on ne s’étonne de rêver. On est là et on est ailleurs.

 

Je parlais d’une bouteille : ce lieu est comme un globe, une bulle, oui, une bulle dans le verre d’une bouteille ou d’une vitre : bulle d’espace, puisqu’il s’agit d’un lieu, d’une maille, dans le tissu de la ville ; bulle de temps, plutôt : non dans l’étendue et l’espace de la journée, mais peut-être dans l’histoire ; comme si quelque chose de l’air gallo-romain, mieux que dans les thermes de Cluny non loin de là, se respirait encore, sans que nul pittoresque d’archéologie intervienne pour nous rendre présent le passé. Bulle d’un temps intemporel.

 

Derrière la partie la plus visible du jardin, il y avait jadis un mur fait de morceaux superposés d’architecture romaine, médiévale, un mur lapidaire, presque un bas-relief. Sa présence faisait plus sombre l’ombre des arbres. C’était un lieu presque funèbre. Étrange. Le mot « surréaliste » venait à l’esprit de qui le découvrait ou aimait à s’y revenir. Cette présence obscure, ce discours muet, cet empilement et cette architecture de reliques, tronçons de colonnes, chapiteaux brisés, fragments de statues, était l’âme, cachée, du Jardin des Arènes. On ne craignait rien pour ces épaves de pierre. On ne pensait même pas à craindre leur disparition, et qu’un entrepreneur s’en empare, en orne des jardins, ou les réduise en sable ou en gravier. Elles étaient là pour toujours. Le pillage fut administratif et clandestin. Un certain automne, nous sommes allés le revoir, comme des pèlerins. Nous sommes allés revoir ce jardin d’ombre, cette sépulture de pierres, ce mur ancestral, entendre le dialogue muet de débris rassemblés et dressés comme dans un ossuaire, contempler ce mur du temps, ce temple, patient comme si lui aussi attendait le jugement dernier. Il n’en restait rien. L’enlèvement s’était produit pendant l‘été, pour donner plus de jour au bâtiment qui venait de se construire au bord du jardin – « vue imprenable ». – Où est maintenant ce mur dilapidé, vandalisé ? « Andromaque, je pense à vous »… Il est vrai que nous habitons un quartier où l’usage fut naguère de faire voter des électeurs fantômes. Le foyer de notre première demeure est allé à la décharge ou colmater quelque talus d’autoroute.



On sort du métro Monge par deux bouches : l’une, place Monge ; l’autre, rue de Navarre, qui semble communiquer avec les profondeurs des arènes de Lutèce ; je ne l’aime pas ; elle a quelque chose d’un monument égyptien, lourd de deux colonnes, mais sans la grâce des fontaines de même style ; elle a quelque chose d’un tombeau. Hier, passant rue de Navarre, j’ai levé les yeux, je ne sais pourquoi, vers le haut de cette entrée souterraine. J’ai lu, inscrit au pochoir : RIDE IN PEACE. J’ai compris : « Chevauche en paix ». Levant plus haut les yeux, j’ai vu, fixé sur le fronton, un assemblage de fragments d’un vélo, une sorte de sculpture moderne, contemporaine. Et sur le mur, de part et d’autre de l’assemblage, peintes : deux ailes noires. Le vélo, neuf, était un petit vélo d’enfant, léger, auquel manquait la chaîne, et quelques autres éléments. Il n’avait plus forme d’un vélo. « Ride in peace : roule en paix… Et que ces ailes noires, petit ange, te conduisent là-haut dans la lumière, au-delà des nuages. » Le corps disloqué du vélo était solidement fixé au mur. Deux personnes, sans doute, avaient dû travailler à ce qui m’apparaissait comme un mémorial. La nuit, sur une échelle, comme s’ils étaient une équipe municipale. Chevillant deux plaques dans le mur. Pourquoi à cet endroit ? Un accident a-t-il eu lieu dans cette rue, pourtant peu passante ? Une voiture a-t-elle renversé et tué un enfant, un petit enfant, tout heureux de son premier vélo, comme je le fus, enfant, sur un vélo rouge, aux pneus épais, à Saint-Lô, et dont une pédale, sur le tibia, m’a laissé pour toujours, pour longtemps, une cicatrice ?



À quelques pas, sur le socle d’une conduite de gaz ou d’un compteur électrique, se trouvait une cafetière de métal argenté, une cafetière de dînette, hors d’usage. Posée comme une sculpture urbaine, éphémère. C’était « une œuvre », une « instal­lation », discrète, peut-être parodique. Je suis repassé rue de Navarre aujourd’hui. La cafetière n’est plus sur son socle. Sous le cénotaphe du vélo, comme sur le rebord d’une bibliothèque, près de la ferronnerie à claire-voie qui porte, en lettres rouges, découpées, plates, le mot METRO, et à travers laquelle on aperçoit l’escalier des profondeurs, ceux qui de l’hypogée remontent et ceux qui y descendent se croisant, il y avait un livre, ni jeté ni oublié, certainement, mais offert.

 

Parfois, rue Monge, quelqu’un me demande où se trouvent les Arènes de Lutèce. Ce lieu ne s’ouvre que par une porte presque pareille à celle des immeubles voisins. Je ne sais plus si j’ai lu ou pensé écrire un conte où je voyais, un jour, entre des maisons, une porte ouverte à demi sur un jardin, des allées, un palais. Faute de temps, je différais d’aller voir et vivre cette merveille. Le lendemain, pas la plus mince impasse, aucun interstice, aucun passage entre les façades. Ce que nous croyons imaginaire peut être réel.

 

Claude-Henri Rocquet

11 octobre 2014

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