La chronique de l'écrivain et poète Claude-Henri Rocquet.

Chronique. En lisant Julien Gracq (II)


Çà & là, la chronique de Claude-Henri Rocquet | 


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En novembre 1984, de passage à Bruxelles, nous avions vu dans La Libre Belgique ou Le Soir l’annonce du Roi pêcheur au Jardin botanique. J’écrivais sur Bruegel et je cherchais des écrits introuvables de Ghelderode ; il m’arrivait d’en découvrir dans des galeries parmi des entassements de magazines et de romans populaires. La veille d’un certain jour, un Japonais avait saisi dans une pile de journaux et d’horaires ferroviaires la merveille obscure que je convoitais, sans le savoir. Au Japon, l’ombre de Ghelderode et ses marionnettes se mêleraient ainsi aux ombres du nô. Rue des Éperonniers, nous allions d’une librairie à l’autre. Le soir tombait. Dans la dernière librairie de la rue, livres jusqu’au plafond, passages étroits entre les tables surchargées de revues, nous nous sommes adressés à un jeune homme, un poète, qui vivait en frère convers d’une abbaye en bord de Meuse, et qui ce jour-là remplaçait le libraire. Quelqu’un lui tenait compagnie. Il avait correspondu avec Ghelderode. L’avais-je connu ? Je ne sais plus si je lui ai dit que je n’ai rencontré Michel de Ghelderode que le lendemain de sa mort, étrangement, et que j’ai reçu de lui, comme dictée, l’ébauche d’une pièce qu’il n’avait pas eu le temps d’écrire, qui le hantait, et que je n’ai pas menée à terme, moi non plus. Sur le chemin de la mémoire de Bruegel, Ghelderode, plusieurs fois, me servit de guide. Celui qui nous parlait et qui avait connu Ghelderode m’apprit qu’à la Bibliothèque royale il avait participé à la reconstitution du cabinet de travail de l’auteur de Fastes d’enfer et remis en scène son décor familier. Nous avions plaisir à nous tenir dans ce puits, cette caverne, cette citerne de livres, ce songe de Jacob aux échelles dont les crochets de cuivre brillaient dans la pénombre, vaisseau dont les voiles seraient des pages.

Il n’était plus l’heure d’aller au musée. La nuit était venue. L’ami de Ghelderode nous a invités chez lui. Celui qui ce jour-là tenait lieu de libraire, accueillerait les derniers clients et fermerait le magasin, avec cette clef de bronze, qu’il nous montra. Nous sommes sortis avec l’archiviste. Peut-être aurions-nous l’occasion de rencontrer sa femme dont il nous avait dit qu’elle avait consacré une étude à la figure d’Élie sculptée sur les chaires des églises belges. Elle nous l’offrit en même temps qu’un livre de Delteil, publié par Robert Morel, sur la cuisine paléolithique : le fleuve de la vie est ainsi disparate. Tous ces détails sont-ils autant de signes d’une histoire qui s’accomplit derrière un voile, le voile de notre existence, et qui est la vraie vie ? Ce voile est si fin, transparent, que souvent notre regard le traverse sans que nous ayons conscience d’être passés d’un monde à l’autre. Parfois, nous vivons la mémoire que nous aurons de l’heure présente.

 

Je revois, fugitive, la maison de l’ami de Ghelderode. J’ai souvenir d’un logis plein d’objets démoniaques et obscènes, ghelderodien. Mais d’un démoniaque inoffensif, d’une obscénité convenue, sinon convenable, d’un macabre de bonne compagnie. La maison de Pierre Molinier, que j’imaginais dans une ruelle noire de Bordeaux, masquée d’une façade néogothique, et où je ne suis jamais entré, devait avoir cet aspect infernal, ce décor de farce noire comme des bas résille, grésillant, ces miroirs de sorcière se reflétant d’une pièce à l’autre comme des enfants de chœur se tirent la langue dans le dos de l’abbé, se déguisant de chasubles avant de se livrer à des comparaisons habituelles. L’ami de Ghelderode aurait aimé nous retenir à dîner, nous aurions bu peut-être dans des chopes illustrées de scènes de chasse, mais il savait notre désir de voir la pièce de Gracq, il percevait notre inquiétude de la manquer, et nous y conduisit en voiture à travers un Bruxelles de nuit et de brume, de scintillements, de réverbères en larmes. Nous ne connaissions pas le Jardin Botanique, qui s’appelle ici « le Botanique » ; ce qui ferait un beau nom de bateau. Nous sommes entrés par un hall de hautes plantes vertes, armées comme de lances et de glaives, un cérémonial de serres, une maison de verre, une chapelle diaphane, un château de vitrail gris et blanc, une cathédrale de cristallerie et de poutrelles, Notre-Dame des algues, un Crystal Palace : déjà dans un lieu autre. La cérémonie théâtrale eut lieu en deux temps.



D’abord, nous fûmes assis de part et d’autre d’une pièce d’eau rectangulaire où les nervures de la hauteur se reflétaient parmi le spleen des nénuphars et les pleurs d’Ophélie. Une barque, le bruit lointain de ses rames, traversa le miroir de ce lac, disparut, derrière un rideau de joncs et de roseaux, un paravent de feuilles mortes. Le roi pêcheur s’y tenait-il ligne à la main, mirant, parmi les poissons noirs et rouges de la mélancolie, son pauvre visage, son âme blessée ? Un cheval blanc surgit, sans cavalier, nu, il me semble. Un cheval de ferme plutôt que de guerre, de cavalerie, de chevalerie. Le cheval de Perceval, le paysan. Réel. Un animal dans l’espace du théâtre, sur une scène de théâtre, est plus réel qu’en tout autre lieu. Il traverse la fiction, cette ombre, cette évanescence, comme un pavé traverse et brise la vitre d’une fenêtre. C’est un bolide, un météore. Étrange télescopage de deux mondes que produit, tel qu’il est, tel qu’il ne peut qu’être, la condensation d’un animal sur la scène. Soudain le taureau nous charge dans les gradins. Le cheval de Parade, dans un coin du rideau, et qui, Pégase, semble l’ombre du cheval de Guernica, porte quelque chose de ce bouleversement où fusionnent le songe et la réalité. Si je poursuivais cette réflexion, ou cette rêverie, j’en arriverais bientôt au cirque, aux chevaux, aux lions et aux tigres dans la cage, entrés par un tunnel de trappe, à la peur qu’un pan de grille sous un coup de griffe s’effondre devant un fauve, ouvert à tous les autres, j’en reviendrais à mon enfance, au peintre des clowns et des acrobates, à Seurat, à ses chevaux immobiles au galop, à ses chevaux de marbre sur le sable de l’arène. Sur le sabre de la reine ! Peinture de Seurat, couleur et poudre de poudrier. Houppette pour fond de teint, doux soleil ocre, caressant. Dans l’herbe, au bord de l’eau, sous les ombrelles en forme de bols et de coupoles, je m’attendais, voyant pour la première fois l’image de cette peinture, à découvrir une Grande Jatte comme l’enfant dans les branches de l’arbre aperçoit enfin le chasseur et son fusil de l’image devinette. Mais était-ce l’île de la grande jatte ou de la grande chatte buvant à la jatte une lune de lait ? La chatte noire, on la découvrirait bientôt dans l’entrelacs des fourches et des frondaisons à couvert des frondes et de la carabine du chasseur. Anne, ma sœur, ne vois-tu qu’herbe qui verdoie ? Le petit Nils écrit son livre à la plume d’oie. Paris m’était alors plus inconnu que les Marquises, j’ignorais ses berges, ses dimanches, les guinguettes. Les femmes de cette peinture à la taille pincée, droites comme des gouvernantes, des grandes dames dans les romans à tranche d’or, étaient comme sous leurs chapeaux et leurs voilettes violettes des déesses assises sur des pelouses. Tout cela se passait au temps des monocles de mon oncle et des lorgnons, des montres de gousset, des souliers pointus, des moustaches, des chapeaux d’homme droits comme des buses ou ronds comme des melons. On entendait la musique et le zinzin d’un cirque ou d’un manège dans un bosquet voisin. Une jeune cavalière, presque une enfant de conte de fées, sur un orteil faisait, debout sur la selle d’un cheval blanc, empanaché de sa seule grâce, le tour de la piste ou du monde, sur un orteil, un ongle, sans tomber, poupée, saltimbanque, ballerine, jongleuse avec elle-même jonglant, tournant, comme je le faisais, sur le manège de la ducasse, tendu pour attraper le pompon rouge, ce trémoussement laineux, cette tignasse, qui semblait rire et se moquer de moi, de nous, écoliers dont la classe serait un cadran d’horloge, un cadran scolaire, dans une école toupie, toupie comme la terre, qu’un fouet relance comme le claquement de la langue ou le claquement d’un fouet stimule un cheval et le fait changer de pas, secouant plus fort la carriole, pelote hirsute comme un clown déguisé en araignée ; et, le pompon agrippé, refaire un tour, un tour de jeu de l’oie, gagné comme à la tombola, cela pouvait durer et durer encore, pantin, ludion, boule de brins de laine hilare comme l’araignée nocturne de Redon, jusqu’à la tombée de la nuit, du jour, jusqu’au dernier tremblement de l’orgue peinturluré, et qu’une bâche recouvre de sa housse et boucle de ses œillets le carrousel aux chevaux toujours cabrés ; jusqu’à ce que ce kiosque de toile renferme et protège une nuit plus noire que celle que ponctuent les étoiles ou éclaire de sa lanterne la lune, face de craie au tableau noir. Alors, glissant hors de son lit comme un fantôme, léger dans sa robe de nuit, coiffé de son bonnet de meunier, le front blanc de farine, c’est une tranche de lune, l’enfant se glisserait dans le manège, chevaucherait les chevaux cabrés, statues de bois, s’endormirait peut-être dans un carrosse d’or et tournerait comme la roue d’une loterie. Enfance ! enfance, comme toujours, manège, orgue de Barbarie, velours à galons et boutons d’or, tu nous reviens, nous ravives !

 

Quand s’acheva la première partie de la pièce, nous traversâmes les serres par un chemin de forêt humide, escortés de torches solennelles. Pas un crapaud sur notre passage, pas même une pierre moussue. Et nous parvînmes bientôt sous la coupole d’une rotonde éclairée d’une lumière violente comme un orage immobile, je me souviens surtout de cette lumière intense, surnaturelle. Des chevaliers à la tunique blanche et rouge, templiers, croisés gardiens du songe, détenteurs du ciboire invisible, achevèrent le rituel. Instant magique. Théâtre magique. « De ce qu’était la pièce, je ne garde qu’une image brouillée ; non comme de ces rêves de la nuit qui se défont et que déjà le matin oublie, mais comme de ces étangs qui font monter d’un voile d’eau bougeante un visage plus troublant d’être remué sur de confuses profondeurs. » Cette phrase, admirable, et qui est elle-même image et reflet de ce qu’elle suggère, Julien Gracq l’écrit dans Les Terres du couchant lorsque le narrateur évoque le théâtre qui vit comme en temps ordinaire dans la ville assiégée. Et ce théâtre est comme un songe dans un songe. La préférence de Gracq allait vers un théâtre de pure parole et comme étranger à toute représentation, à tout spectacle. La mise en scène du Jardin botanique changeait la parole du Roi pêcheur en émerveillement, en merveille, en illumination.

 

J’avais croisé Gracq dans les couloirs du lycée Claude-Bernard où j’étais surveillant alors qu’il y enseignait l’histoire et la géographie, sous le nom de Louis Poirier. Pourquoi l’aurais-je abordé ? Je n’avais presque rien lu de lui. Beaucoup plus tard, à la radio, j’avais l’occasion de consacrer une heure à l’œuvre d’un écrivain. J’ai désiré rencontrer Gracq. Je savais qu’il refusait alors tout entretien enregistré et je n’espérais guère qu’il revînt sur ce refus ; mais qui souhaitait-il, quel comédien, quel interprète, pour la lecture de quelques-unes de ses pages ? Sa réponse, immédiate : « Alain Cuny, mon ami Alain Cuny. »

 

Nous avons parlé un peu. Il ne s’est pas enquis du tour que je comptais donner à l’émission. Je revois cet appartement de la rue de Grenelle. Un appartement très ordinaire. Nous nous tenions dans la lumière de la fenêtre. Je n’ai rien vu de ce qu’il voyait de chez lui et qu’il évoque dans l’une des plus belles pages de Lettrines : un poème en prose, un « tableau » dans l’encadrement de la fenêtre. À cause du rideau qui la voilait, cachant les toitures voisines ? Je ne portais attention qu’à celui qui me recevait et qui, peut-être, m’intimidait un peu. Gracq ne posait pas en écrivain recevant un lecteur. J’avais hésité à lui dire qu’au lycée Claude-Bernard… Il n’avait pas marqué la moindre distance avec le professeur qu’il avait été. Une dédicace, sur l’un de ses livres, rappelle ce moment de sa vie. Sur le pas de la porte, j’ai entendu, venant d’un autre étage, et sur des accords de piano, les vocalises d’une voix féminine. Il semblait ne pas les entendre. Il m’a invité à revenir le voir. – « Mais… Vous écrivez… – On n’écrit pas tout le temps ». Est-ce parce que craignis pourtant de lui voler le temps d’une page, de quelques pages, une parcelle d’écriture dont ma visite nous aurait privés ? Je n’ai pas fait en sorte qu’il me reçût à nouveau. Gracq était à la fois accueillant et fermé. Mais que valent ces rencontres d’un écrivain et de son lecteur, si quelque chose d’un autre ordre ne les suscite pas ? Le secret de l’écrivain, sa présence, est dans son œuvre. Il est dans notre relation avec son œuvre, c’est-à-dire, en grande part avec nous-mêmes. Sans doute le temps n’était-il pas venu pour moi de rencontrer à nouveau Gracq rue de Grenelle. L’arbre de son œuvre n’avait pas encore assez poussé en moi, ne s’était pas enraciné.

 

Si j’apprenais qu’il me reste à vivre quelques mois, ce n’est pas Chateaubriand, ni Proust, que je choisirais de relire, mais Julien Gracq, toute l’œuvre de Gracq, et le versant de son œuvre où règne l’imaginaire, et le versant pour lequel je n’emploierai pas le terme de « critique » : son œuvre, admirable, fine, profonde, vaste, de lecteur, de lecture ; c’est là une seule œuvre. De même que tous les aspects de celle de Baudelaire, poésie, poëmes en prose, traduction, essais sur les écrivains et sur les peintres, vases communicants, sont une seule œuvre, qui édifia un pont entre l’ancien et le moderne, jusqu’à nous. Je lirais Gracq, lentement, suivant le fil des pages et des livres, m’y perdant, enfant dans les futaies et les taillis de son enfance, faisant naître en moi une sorte de silence, un certain silence, qui serait comme une forme de prière. Je serais le voyageur, piéton ou cavalier, ou le solitaire dont la rame ou la perche fait se mouvoir la barque entre les berges et par les gorges d’eaux étroites, et va vers les confins où il se voit disparaître. Je serais cette ville dont les murailles et les remparts comme des os s’enliseront bientôt dans la tourbe.

 

Au téléphone, et comme dans un mouvement de pudeur, un sentiment d’être indigne d’être ainsi désigné, Alain Cuny s’était récrié : « “Mon ami”… Il n’y a pas d’amitié, “il n’y a que des preuves” d’amitié. » Mais j’entendais la joie que lui donnait cette parole, ce signe, cet appel de Julien Gracq. Je devinais le baume que cette préférence, cette élection, posait sur une blessure ancienne et jamais guérie, dont il lui est arrivé de faire confidence ; une bâtardise, une naissance illégitime, le vœu, le regret, que sa bonne et pieuse famille avait exprimés qu’il ne fût jamais né ; une condamnation à mort. Je souhaitais qu’il parle de Gracq, d’Au château d’Argol ou d’Un beau ténébreux, et lise quelques pages de l’un ou l’autre livre. Il m’avait dit qu’il improviserait. Il nous reçut chez lui. Sur la table, un cahier ouvert, sans doute empli de notes. Il parla de Gracq, de ces deux livres, en profond lecteur. Parfois, sans l’interrompre, sans presque le quitter des yeux, je lui tendais, ouvert, le roman qu’il évoquait. Cuny prenait le livre entre ses larges mains. Il se plongeait, il plongeait dans le texte, comme je sais qu’il plongeait et nageait à Saint-Malo. Il lisait, comme lui seul savait dire et lire. À travers lui, la parole du livre prenait voix, rayonnait, se réverbérait. Et puis, cessant de lire, saisi par ce qu’il venait de lire, d’entendre, de faire entendre, il déplongeait, il revenait à la surface, il revenait à celui qui l’écoutait, sans cesser d’être comme enraciné aux entrailles de la mer ; et, dans une espèce de grondement, une clameur, sourde, d’admiration, d’extase : « Personne ! personne, aujourd’hui, n’écrit plus comme cela ! » Ce moment, comme plusieurs de ceux que j’ai vécus dans la proximité d’Alain Cuny – j’allais dire : dans son « aura », sa majesté tragique, est un des hauts moments de ma vie. Par une porte entrouverte, sur sa chambre, peut-être, je voyais encadrée au mur une peinture de Van Gogh : le semeur allant sur la terre brune et sillonnée, un arbre aux branches hivernales déjà, le soleil rouge, le soleil d’or ou de cuivre, entre les branches, posé sur l’horizon : la Terre, matière de l’œuvre de Gracq. Une terre non seulement géographique, mais magnétique, l’écorce de l’invisible. Est-ce qu’en rencontrant Cuny je rencontrais, autre Tête d’or, le Roi pêcheur, le Roi pécheur, un cœur blessé, un chevalier du Graal ?

 

Peut-être cette image du Graal me vient-elle parce qu’il se pourrait que la Quête, médiévale, immémoriale, et ce Château, ce trésor étincelant et caché, inaccessible, soit l’un des secrets majeurs de l’œuvre de Gracq, de cet Œuvre. Du Roi pêcheur à son essai sur Breton, je vois se tendre un fil, et qui traverse telle page, inattendue chez lui, où il évoque le Christ à Emmaüs, la première Cène après la Résurrection. En ces disciples sur la route, croyant avoir perdu cœur, en cette auberge : peut-être la première image, la préfiguration, chez Gracq, de la quête du Graal. Dans le nom d’écrivain qu’il s’inventa, j’entends moins l’histoire de Rome que la légende du Graal. Mais peut-être suis-je le seul à voir se relier, se répondre, tandis que le soir tombe, tandis que la nuit vient, et que Jérusalem à l’horizon s’enveloppe d’ombre, l’auberge ordinaire et surnaturelle, au bord d’une route, et le château où le Graal n’est peut-être qu’un bol de bois rustique et simple comme la crèche d’une étable abandonnée de Bethléem, ou nu comme la croix où l’enfant qui vient d’y naître achève sa vie d’ici-bas. Grâce de vivre au-delà de la mort.

 

Ce qui constitue l’œuvre de Gracq est sans doute la fusion de l’imaginaire et du réel : en quoi elle est œuvre, en quoi cette œuvre est un monde où se rencontre un homme, où il se rencontre et se connaît lui-même, se connaît en ce qu’il est à lui-même inconnaissable. Mais cette fusion d’imaginaire et de réalité n’est que le seuil et le chemin de la vision. – Peinture, image, le Semeur de Van Gogh, nimbé d’un soleil rouge, ou d’un soleil d’or, d’un soleil d’épines, d’une gloire de Calvaire, quand l’arbre ouvre ses bras comme crucifiés sur la roue de la nuit ? – Vision. Et parabole, voile révélateur, apocalypse : « Le semeur sortit pour semer… Si le grain ne meurt… » Van Gogh, saint Vincent Van Gogh, pasteur parmi les mineurs, apôtre de ceux qui meurent de faim ou d’un coup de grisou, compagnon de misère, Samaritain dans l’Égypte noire des mines et des terrils, serviteur de la Lumière.

 

Du roman désenfoui de Gracq, j’emporte, le livre refermé, la vision de têtes coupées. Une nuit, par-dessus les remparts de la ville assiégée, sont jetées des choses par les assiégeants qui se sont approchés silencieusement des murailles. Cela en tombant, sur les pavés, les toits, fait un bruit étrange, comme celui de pots, emplis de terre, et qui s’ébrèchent en touchant le sol. Ce sont les têtes des soldats d’un détachement qui s’est risqué sur le territoire occupé par l’ennemi. Et l’ennemi, de nuit, les jette par-dessus le rempart. On se hâte de les ramasser, on les emporte dans des sacs de pommes de terre, pour que la terreur ne gagne pas les gens de la ville. Les plus difficiles à saisir sont celles qui ont roulé sur les toits. Et le temps presse. Cette espèce de récolte, de ramassage, n’a rien de la solennité, presque de l’emphase, qu’implique le déplacement de cadavres, de corps. D’où est venu, chez Gracq, du fond de lui-même, du fond de soi, cet épisode, cette vision ? Plus tard, vers les remparts, s’avance, sous une étoffe, une sorte de chenille : des prisonniers, gardés par l’ennemi. Cela s’arrête au pied de la ville. On discerne et on comprend bientôt ce qu’est ce cortège absurde. Un soldat décapite le premier prisonnier, puis le deuxième, jusqu’au dernier. Il pose le pied sur la corde qui lie le prisonnier pour l’obliger à baisser la tête.

 

À la première lecture, hâtive, et troublé sans doute par cette litanie de mort, troublé comme ceux qui voient la tuerie comme mécanique du haut du rempart, qui voient cet abattoir, j’avais vu que le deuxième prisonnier décapitait le premier, et que le suivant le décapitait ; jusqu’à la fin ; je m’étonnais de cette soumission, de cette résignation ; de ce consentement, de cette complicité avec les bourreaux ; lecture fautive ; une hantise personnelle précédait mon cheminement dans le texte ; ou devinait, déchiffrait, sous le texte, son écriture, une image que l’écrit avait recouvert ; ainsi la radiographie découvre-t-elle des ombres que le peintre croit anéanties. Ceux qui sur le rempart voient cela hurlent d’horreur et de colère, et puis, c’est comme s’ils s’habituaient à cette mécanique, ce sang, ces corps glissant dans la boue sanglante, ces têtes roulant sur la pente. Ils regardent, ils mangent une tartine de fromage. N’est-ce pas ainsi que nous regardons mourir la vie ; et ce qui nous arrivera, tôt ou tard ? On pleure peu aux repas d’enterrement. On a pleuré en suivant le corps, on a pleuré devant la tombe, ouverte, et puis qui s’emplissait de terre. On mange, et finalement, comme d’habitude ; même si l’usage et la décence veulent que les plats soient peu savoureux : ce n’est pas un repas de noces. On revit des moments du passé. Il arrive qu’on rie. Il arrive qu’on rit. Certains se revoient qui s’étaient depuis longtemps perdus de vue. Ils ne se reverront peut-être qu’en quelque cimetière, peut-être à cette table même. Lequel de ces deux ou trois-là partira le premier ?

 

Cette ville assiégée qui obsède Gracq n’est-ce pas le monde comme il va ? Le génie est d’en concevoir et d’en transmettre une vision telle qu’elle semble aussi étrange et surnaturelle qu’une comète, jamais encore apparue, et qu’on ne reverra jamais. Vers la fin du livre, le narrateur évoque une autre scène de la guerre. Près des remparts, un cavalier barbare pourchasse et tue d’un coup de lance un lièvre qu’il ramasse, galopant, et lance, par jeu, dérision, vers ceux qui sur le rempart le regardent, sans songer à l’abattre d’un coup de fusil ; et puis s’enfuit, sans se retourner. « Ce qui valait d’être dit sur la guerre, écrit Gracq, ou le narrateur, l’a été dès la première fois. Comme les guerriers troyens sur les remparts d’Ilion, j’ai vu un homme marcher enveloppé un moment dans son dieu. »

Un homme enveloppé dans son dieu : l’homme qui écrit, peint, compose, lorsqu’il est inspiré. Gracq, le poète.

 

Claude-Henri Rocquet

Janvier 2015

© Photos : Louis Monier

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