La chronique de l'écrivain et poète Claude-Henri Rocquet.

Chronique. Hermès ?


Çà & là, la chronique de Claude-Henri Rocquet | 


Le petit bronze trouvé à la brocante de la place Monge est-il Hermès ? Ni sandales ailées, mais des bottes, semble-t-il, ou des guêtres, et ni caducée, pétase, bourse à la ceinture ; peut-être une épée dont la poignée est à hauteur de cœur et dont la lame descend en oblique jusqu’à la cuisse gauche ; mais il est vêtu jusqu’au pli des genoux d’un vaste manteau, ouvert, laissant voir de face tout le personnage, et il tient devant lui un haut bâton, droit et vertical, axe énergique de la composition : c’est un voyageur, peut-être le dieu des chemins, des messages, et de l’écriture (l’écriture est un chemin, par lequel l’écrivain, le poète, descend au fond de soi, croit-il, et remonte, si Dieu veut, vers la lumière du ciel ; chargé d’une corbeille de cristaux, – Perséphone ; ou de quelque chose d’informe, une gangue, un amas ; c’est ce maître des lettres et des signes, évidents ou secrets, ce maître de l’alchimie et des songes, qui m’est cher, tutélaire ; qui, païen de naissance, m’est un saint patron, et toujours m’invite, m’incite, au déchiffrement ; à commencer, ici, par cette figure énigmatique, cette figurine d’un beau vert qui semble né de la mousse ancienne des siècles).

 

Un pan du manteau est tenu levé par la main qui serre le bâton avec l’étoffe. L’autre, le pan droit, est tenu haut par une main qui semble, du geste dont les Romains saluaient l’empereur, saluer. – Mais tous les gens du cirque et de la ville auraient pu dire, et non les seuls gladiateurs entre soleil et sable, torse de marbre nu, corps embaumé d’huile, tout Romain, tout homme, par ce geste : Ave Caesar ! Morituri te salutant. Le voyageur au manteau déployé regarde vers des gradins d’où les spectateurs le voient de la taille qu’il a sur ma table, adossé à quelques livres, dont une édition ancienne de l’Énéide, – vers une tribune qu’un dais pourpre, impérial, emplit d’ombre et protège du feu de l’été... Son geste signifie-t-il qu’il nous salue, qu’il me salue ?

Visage sommaire, une chevelure plus qu’un bonnet ou un casque, deux yeux qui sont des points saillants, le nez, la ligne de la bouche, un long cou, un beau port de tête. S’il faut imaginer une expression, sur ce visage plus petit que l’ongle du pouce, elle est peu amène. Cet homme debout préside moins aux noces qu’aux funérailles, chorège de pleureuses. Est-ce l’usure qui atténua les reliefs ? le style un peu grossier de l’artisan ? Ce pourrait être Ulysse à l’instant qu’il aperçoit Eumée, respire la bonne odeur de la porcherie, revoit la terre de sa jeunesse, et que son pauvre chien se relève pour venir à lui.

 

Je ne vois pas en cette statuette un personnage grec ou latin, mais étrusque ; il est vrai que ce mot, depuis longtemps, m’enchante ; et je crois bien me souvenir d’un vers de Norge qui raviva mon vieil attachement : « La cruche où burent les Étrusques ». J’en goûte sur ma lèvre le goût poreux, celui de la pipe en terre blanche, en Flandre, avec quoi je faisais des bulles, couleur d’arc-en-ciel, dans la vapeur de la buanderie, la torsion du linge… Étranges Étrusques. Mais étrange mémoire ! Je retrouve le poème de Norge : les Étrusques en sont absents : « Puis, sous la terre dormant, La cruche où des hommes burent. »

 

L’un des surveillants du collège d’Armentières où j’étais interne, en cinquième, interpellait ainsi les élèves en étude, quand leur bruit, fût-ce un chuchotis, l’importunait : « Et qu’est-ce qu’il fait, l’Étrusque, là-bas ? » C’était la première fois que j’entendais ce mot, à la terminaison si rare ; la guerre m’avait privé de la classe de sixième ; j’avais commencé d’apprendre le latin par un vicaire de Steenvoorde où nous étions réfugiés ; je m’étonnais que l’arbre, arbor, soit du genre féminin ; plus tard, je me suis dit que l’arbre était nourricier comme une mère , – « Vigne à lait, la grappe lourde Qui te mûrit sous le flanc Verse à la bouche des clans Une force blanche et sourde » : autre poème de Norge. Je déclinais rosa comme j’entendis plus tard Brel chanter avec l’accent de Flandre la grammaire latine, et cette déclinaison qui a l’odeur de la rose, d’un jardin. 

C’est à moi que le mot du pion parfois s’appliquait. Mais je n’avais rien à craindre, ni aucun de nous.

Le temps s’appuyait aux vitres.

 

Quenu, c’était le nom du surveillant hanté par l’étrusque, à son estrade, lisait : Horace, Suétone ? Il avait l’air d’un vieil oiseau maigre. Mon père l’avait connu au collège de Cambrai, surveillants tous deux. On pouvait à cette époque être surveillant de collège toute sa vie, passer toute son existence en étude, épiscope d’enfants ou de jeunes gens en tablier noir, en blouse grise – ce souvenir est sans doute un faux souvenir : les livres et les films imprègnent ce que nous avons vécu comme le verre de vin, renversé, rougit la nappe, qu’on saupoudre aussitôt, l’oiseau de la salière baisant du bec l’espèce de blessure, drame à la fin du repas familial, tandis qu’on partage en tranches le dessert… Et le dimanche – cela, je l’ai vécu, – pour la promenade, le long de la Lys, canal noir, canal de houille entre des berges d’herbe pauvre : coiffés de casquette à galons dorés, visière de carton bouilli, verni, et qui à force d’être fourrée dans la poche finissait par se rider et se fendiller comme de vieilles chaussures. On se vengeait sur la casquette d’être ainsi asservis, identifiables. Et la casquette, reçue neuve, mais déjà esquintée, nous épargnera d’être pris pour un « nouveau ». C’est ainsi que plus tard, soldat, appelé sous les drapeaux, pour ne plus avoir l’air d’un « bleu », et le paquetage touché, on cognera son casque contre un mur, creux en guise de bosse. Diderot, Xavier de Maistre : pour un voyage autour de mon bureau, et pour en faire le récit, rien de meilleur que ma vieille robe de chambre, usée aux coudes, et qui s’effrange, s’effiloche.

 

Cet homme sévère n’était pas cruel. Le bruit d’une mouche gâchait sa lecture. Peut-être avait-il choisi ce métier, cette profession, pour lire en paix. Qui était-il ? Quel était son monde intérieur ? Pourquoi n’était-il pas professeur, d’histoire, de latin, de français ? La référence à l’Étrurie, peut-être aux écuries de l’Étrurie, faisait imaginer en lui une culture singulière. Voyait-on aux murs de sa chambre, une chambre de célibataire, de vieux garçon, des gravures originales de Dürer et sur les étagères, rompant des cohortes de livres, un défilé de reliures aux titres dorés et au cuir fauve, de petites cruches à l’oreille cassée, manchotes ? C’est ainsi qu’il me semble avoir été l’un des Disparus de Saint-Agil ou d’avoir fait voler dans le dortoir quasi militaire les plumes et les duvets des polochons, des traversins, des oreillers de Zéro de conduite, bombes et massues quadrilatères, carrés devenant losanges, neige rebondie, endormie, neige qui n’est pas celle qui chez Cocteau étoile de sang le front d’un poète dont la cape noire est comme le suaire dont le revêt un ange, oies sacrifiées au chahut, au combat dansé sur le lit, tendres coups en guise de caresse, d’étreintes. C’est ainsi, « Chiche-Capon », mot de passe et joli défi, qu’il me semble avoir fait des deux mains en entrant de nuit dans la classe de sciences naturelles une espèce de pied-d’oreilles pour saluer Martin, l’osseux, accroché par le crâne à la potence, témoin muet de tout. Un jour j’ai vu de dos Mouloudji qui me précédait vers l’immeuble de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, rue Ballu. J’ai toujours éprouvé comme un sentiment d’affection pour ce chanteur kabyle et breton, modeste, en demi-teinte, écrivain, aussi. Je l’entendais en moi chanter comme sur la scène, jadis, à Bordeaux, cette chanson où la blessure d’une jeune fille assassinée, par un amoureux jaloux, semblait une fleur sur le sein de l’endormie, un coquelicot.

 

Mais passons… Il se pourrait que ce bronze soit gallo-romain. J’ai rencontré à Saint-Germain-en-Laye, dans une pierre rude et peu travaillée, lourde borne, à peine distinct de la pierre brute, portant tous ses attributs classiques, ses emblèmes, un Mercure gaulois, un Mercure venu de Rome pour nous aider à tracer nos routes, et nous enseigner le latin, Virgile, Ovide. Comme je me sens démuni, ignorant ! devant la plupart des objets que je recueille parmi les fouffes (c’est un mot qu’employait ma mère, pour parler de toutes ces choses inutiles qui envahissent les armoires et les placards ; et c’est un mot qu’on trouve, ardennais, sans doute, chez Rimbaud ; de sens incertain pour beaucoup de commentateurs). Je tiens la fréquentation des brocantes et des vide-greniers pour l’une des meilleures écoles qui soient pour former le regard, le goût, la connaissance en histoire de l’art. Combien de fois, visitant une exposition, une rétrospective de Renoir, par exemple, prestigieuse, je me suis dit, devant telle toile, qu’aux Puces je n’en donnerais pas un fifrelin ! Faux Renoir, peut-être.

 

Une amie, antiquaire et peintre, m’a appris à mieux regarder l’objet qui nous attire : il est bon de le retourner, d’en considérer l’envers, de se désenvoûter. Elle disait aussi qu’il faut prêter attention au regard d’un portrait : il nous révèle quelque chose de l’époque où le visage fut peint : le regard, en art, a son histoire ; l’a-t-on écrite ? Et le faussaire néglige souvent ce point ; cette marquise du XVIIIe siècle, sous son vernis craquelé, nous regarde comme dans sa jeunesse, et la nôtre, nous regardait Brigitte Bardot. Et, si tout portrait est un autoportrait, le regard du modèle n’est-il pas de quelque manière celui du peintre ? Cela pourrait aider à l’attribution, l’authentification. Le regard serait une signature. S’imaginant en marquise ou en marquis, en prince, en joueur de vielle, en mendiant, en saint Thomas, et peut-être se déguisant comme Rembrandt en cette espèce de personnage de comédie, le faussaire, le peintre, encadré par l’or d’un miroir, dans la pénombre de l’atelier, a-t-il saisi dans son propre regard celui de son modèle imaginaire. Seul l’œil aiguisé d’un antiquaire, d’un expert, décèle et dévoile cet instant de journal intime, cette confidence involontaire.

 

Ce qui nous trompe le plus souvent, c’est en nous le mélange du désir et de la rêverie. Nous croyons voir ce que nous rêverions de tenir entre nos mains. Il s’agit donc, dans le conseil de l’amie peintre et antiquaire, d’ascèse, plutôt que d’une leçon d’esthétique ou d’histoire. Qui aujourd’hui prendrait les peintures de Van Meegeren pour des Vermeer ? J’ai vu l’un de ses faux dans un musée de Hollande, non loin de quelques Vermeer. Peinture morte. Toile cirée. Un conservateur m’a dit un jour que tel char étrusque, funèbre, acquis à prix d’or par son musée, naguère, ne pouvait être authentique : aucun tombeau n’étant à sa mesure. Le plus beau des Millet qu’il ait jamais vus, me disait un peintre, philosophe, ancien élève d’Alain, et parlant d’une toile offerte au regard le temps d’un procès, pour confondre le faussaire, n’était pas même une copie, ni le travail d’un élève, d’un disciple. Me l’a-t-il décrite ? Je la vois, comme si je la revoyais : beaucoup de jaune, d’or, de rouge, quelque chose comme un gros bouquet, une peinture plus proche de Monticelli que de Millet ; Van Gogh, déjà. Un Millet aussi beau, mais solaire, d’une mélancolie solaire, soleil au soir tombant, crépusculaire, sur les épis, la moisson porteuse du sang qui sera notre vie, laborieuse, passant et s’éteignant comme le jour, chaumières au loin, à l’horizon, dans la pénombre… Un Millet aussi beau que celui qui est au musée Marmottan, pour moi le plus beau des Millet, exposé à l’écart : œuvre inachevée ; des femmes ramassant dans la neige des branches mortes, chargées d’un fagot comme si elles portaient, l’une derrière l’autre, procession paysanne, presque funèbre, ce bois en mémoire du Christ ; un bleu triste et tendre, hivernal, le bleu d’un lavoir gelé. C’est avec son cœur de feu et de misère, de pitié, non de ses seuls yeux, que Van Gogh a connu Millet, reconnu en lui un père, un frère. Je crois me rappeler qu’un jour il fit une longue route, à pied, pour le rencontrer, dans son atelier, lui dire son admiration, sa gratitude, et qu’à la porte du maître, la main déjà levée vers la cloche ou le heurtoir, n’osa, lui qui peignait et dessinait à peine, déranger Millet, et reprit la route, s’en retourna, voyant toute la campagne et le paysage autour de lui comme s’ils étaient vus et peints par Millet. La rencontre profonde, ardente, eut lieu à Arles quand Van Gogh brûlait d’amour et de détresse. Son cœur dansant dans la houle solaire et nocturne des étoiles comme celui de Rimbaud, d’étoile en étoile, entre les clochers.

 

Mais sont-ils encore des « faussaires », ou sont-ils des médiums, des inspirés, ceux qui sont saisis par une force qui les pousse à peindre, comme peignit Augustin Lesage ? Ils se font les serviteurs de peintres qui souffrent, en quelque au-delà, de ne pas avoir pu peindre leur dernière œuvre. – Mais qui était ce peintre qui un jour, dans sa ferveur pour Millet, un jour l’égala, le surpassa ?

 

J’admire les antiquaires dont la science de toutes les choses du passé semble infinie, et précise jusqu’à la pointe des aiguilles. L’anecdote qui veut qu’un mathématicien illustre acheta le crâne de Voltaire enfant, pour le poser, noble caillou, sur une lettre de Jeanne d’Arc écrite en français moderne, est-elle fausse, est-elle vraie ? Elle fait sourire autant que rêver. Le désir de croire à l’authentique, à la vérité d’une relique, est si fort ! La personne qui m’a vendu ce bronze, pour presque rien, pensait qu’il s’agissait de ces objets qu’on achète à la boutique d’un musée : un fac-similé. Mais l’aspect fruste du socle de bois et la fixation maladroite du socle et de la figurine, l’absence de mention d’origine, à moins que quelques fragments de papier collés sur le bois témoignent de son effacement, m’en fait douter. Ce bronze pourrait-il être ancien, antique ? Certains endroits râpés par ce qui serait une lime me portent à le croire récent, et savamment patiné. C’est peut-être le surmoulage d’un objet de fouilles trouvé dans quelque champ près d’un temple où passent des troupeaux de touristes tout prêts à croire que ce que leur montre en le cachant à demi sous sa veste un paysan, un gamin, vient, cette nuit, d’être exhumé. – Et si ce personnage n’est pas Hermès, il est peut-être Hermès sous l’apparence d’un voyageur ordinaire. C’est le propre d’Hermès que de jouer un personnage. Il prend l’accent tourangeau comme il parle toutes les langues issues de Babel. Il traverse toute l’œuvre de Rabelais, sous le masque de Panurge. Il écrit à l’envers comme dans un miroir. Il s’amuse du palindrome et du contrepet. Et les moutons qui à la queue leu leu se jettent dans la mer participent au jeu. Les bornes de France saluent de loin en loin le dieu, leur dieu.

 

Ce voyageur sera pour moi Hermès. Il est venu, jusqu’au lieu où j’écris, par des chemins connus de lui seul. J’imagine qu’il séjourna dans un tombeau, psychopompe, saluant de sa main levée, pour tel défunt qu’il accompagne et protège, Zeus. Il veillera, dieu de l’écriture, sur mes papiers. Je lui rendrai hommage en écrivant. Quelqu’un a modelé ce bronze comme je donne forme à cette phrase ; quelqu’un qui fut vivant comme je serai mort, et qui peut-être me ressemblait. Aladin frotte la lampe magique et voit surgir un génie dont il ne sait pas que c’est lui-même venu d’un autre monde. L’objet, la chose, est lien d’une personne à une autre ; parfois de moi-même à moi-même, d’un âge à l’autre. Hanter les brocantes me fait de mieux en mieux penser à la mort. Ces choses désirables sont les épaves d’un naufrage, d’une vie. Parfois, telle icône vient de quitter un appartement, après décès. Et tout cela que j’accueille chez moi, toutes ces paroles anonymes, et jusque sur le bureau où je travaille, iront un jour flotter sur l’océan. L’unité constituée par tant de choses diverses retournera à la diversité, et peut-être au néant.

 

Dans les brocantes, penché vers l’objet qui m’attire et me tente, vers la trouvaille, la chance, l’inespéré, je devrais, plutôt qu’au désir de posséder, plutôt qu’à l’aimantation soudaine de l’objet, laisser place en moi, légataire imprévu, à un sentiment de piété, à une pensée pour celui ou celle qui n’est plus, et pour qui cette chose fut un accompagnement de chaque jour, une part du décor de sa vie, et de sa vie même. Une part de la manière qu’eut cette personne d’habiter le monde : en poète. Cet objet m’est confié, pour un temps.

 

Je retourne mon petit bronze. Le dos, large, est le manteau, tendu, vaste. Une surface subtilement modulée. Une surface sensible, inventée, et non la raideur banale d’une étoffe, un jeu de plis, un envers sans importance. Alors éclate l’évidence : cet objet est une « sculpture ». Ce n’est pas la dimension qui fait la sculpture, disait, je crois, Moore. Un objet modelé, taillé, fondu, même s’il tient dans la main, peut être une sculpture, un monument, comme les œuvres de Moore. Sommes-nous nombreux aujourd’hui à penser parfois à Moore, à ces formes maternelles, à ces Mères, à ces gisants éveillés, à ses épaves sur la grève du temps ou de l’éternel, à ces embarcations pour l’au-delà, à ces blocs où s’enlacent le vide et le volume, le volume vide, à cette mythologie universelle qui lui est propre ? Peut-on voir à Paris, en France, une sculpture de Moore ?

 

Bien des sculpteurs, illustres dans les années cinquante, sont dans la pénombre. Giacometti rayonne ; et Brancusi. Mais Zadkine, Germaine Richier, Arp ? On s’est engoué de Raynaud et de ses pots de fleurs géants, de ses murs de céramique blanche comme la mort ; Jeff Koons, et ses peluches de caoutchouc gonflables, géantes, lui succède. Luna Park, Disney Land. Noces de la finance et de l’enfance, de la puérilité. Puérilisme… Mais qu’est-ce que la sculpture ? Malraux rapporte cette parole de Picasso, que je cite de mémoire : « Le petit bonhomme des Cyclades croyait qu’il faisait le dieu, mais moi je sais ce qu’il faisait : il faisait la sculpture. » Picasso est ce petit bonhomme. Il suit, sur la plage, sur le sable, vieil homme heureux, rieur, tenant comme pour honorer la jeune femme lumineuse et rieuse, royale, marchant comme elle danserait, qui le précède, un parasol. Un parasol, qui serait une ombrelle. Le monde est lumière. Le vieil homme salue la beauté et l’amour, la vie.

Plus tard, Picasso décore de quelques traits, de visages, des galets qui sont un autre monde.

 

Un autre jour, derrière le paravent d’un papier transparent, il dessine d’un trait noir et dansant, noir comme ses yeux, derrière l’écran, de l’autre côté d’un miroir sans tain, lucide, la métamorphose d’un taureau. Peut-être le portrait de l’artiste, en Minotaure. Ce qu’il trace, ce qu’il dessine, ce qu’il invente, le voit-il face à lui, ou face à nous ? Et nous voyons en même temps, parfois, son visage et l’œuvre naissante. L’homme, et le songe, visible. Et voici que je pense aux Paravents de Genet qui écrivait à Roger Blin qu’il ne faudrait jouer une pièce qu’une seule fois, pour les morts.

Un tigre saute et crève le papier du cerceau levé, ou bien traverse une corolle de flammes. Serons-nous ce tigre, au dernier instant ?

 

Claude-Henri Rocquet

14 février 2015

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