La chronique de l'écrivain et poète Claude-Henri Rocquet.

Chronique. À dos d’oie sauvage


Çà & là, la chronique de Claude-Henri Rocquet | 


Nous allons de livre en livre comme saute et volette, flûte au bec, trille, crécelle, l’oiseau de branche en branche. Branche maîtresse ou ramille, brindille, qu’importe ? Cet arbre est toujours notre esprit, notre vie. Et tel rameau a compté pour nous, compte aujourd’hui encore, plus que tel monument, jamais vraiment lu, considéré de loin avec autant de respect que d’indifférence. Nos lectures essentielles, matricielles, sont celles de notre petite enfance, au temps où ne savions pas même que nous lisions, au temps où la lecture était peu différente du plaisir que nous avions en regardant les nuages, les rougeurs et les incendies du soir, leurs alpes et leurs collines, leur flotte laineuse, neigeuse, moutonnière, leurs lentes vagues, leur écume vaporeuse, leurs navires d’ouate sur la mer au-dessus de nous suspendue, coupole bleue, leur sillage de plumes d’oies sauvages, leur changement plus lent, presque insensible, plus lent que la dictée du maître, lui-même ralentissant sa lecture du texte, parce qu’il se tient, dictant, à la fenêtre de la classe, vers la rue ou la cour, et contemplant, qui sait ? les nuages, les merveilleux nuages ; point, point final, je relis ; leur doux déferlement dans la hauteur et le silence, ces visages de Dieu le Père dans le ciel, glorieux, grands-paternels, ou ces gnomes sac au dos, barbiche fourchue au vent, que le vent déforme et dissipe, échevelle, peinture d’un génie dont seul un photographe conservera quelque trace, œuvre rêvée du ciel, nuée, buée ; et le photographe pour saisir un instant de leur transhumance s’est caché sous un voile noir : était-ce nécessaire ? Pourquoi le photographe se cache-t-il comme un chasseur ? Pourquoi ce voile de deuil même pour un mariage, la mariée vêtue de neige et de dentelle, fraîche comme une rose ?... Les nuages, les nuages, au nom si léger, dont nous ne savions pas le nom propre à chacun, à chaque famille, encore moins qu’il fût latin, comme nous ignorions le nom des étoiles, mais je savais pourtant reconnaître, grâce à mon père, la Grande Ourse, le Grand Chariot, que je nommais la Girafe, sans savoir que c’est pour certaines tribus, en Afrique, son nom ; et le Petit Chariot, la Petite Ourse. J’aimais ce roulement immobile des étoiles, ce charroi, leur assemblée comme celle des oies sauvages en route par-dessus les mers vers l’Égypte, par le chemin des hirondelles. J’aimais les pyramides étranges des étoiles et les fils invisibles qui relient leurs scintillations comme des points et des chiffres sur le carré blanc d’un journal pour enfant font apparaître peu à peu un cheval, une vache, une chèvre, un ballon dirigeable, un pêcheur à la ligne, une barque. Picasso relie d’un trait les ateliers qui furent les siens et ce dessin est le portrait du Minotaure, ou le tracé d’un labyrinthe. Les feux du ciel, les astres dans la nuit, sont un bestiaire et un drame que traduisent et transfigurent peut-être les parois de Lascaux. Geste de l’homme : faire descendre dans une caverne le ciel, enclore le zodiaque révélé par quelques points de feu, habiter le ciel très haut, enveloppé par la glaise et l’argile, la roche. Le premier temple est souterrain comme le songe. Nos souffles, nos pas sur la terre, jusqu’au dernier, sont notre empreinte, que voient et que lisent les anges, et dont nous ne savons pas le sens.

Et j’aimais le triangle aux cris haut perchés des oiseaux migrateurs, escadrille pointue, escadre comme une flèche. Ce chant, ce cri, comme une poignée d’aiguilles et d’épingles jetée dans les yeux éblouis du soleil. Ce cri, ce chant, de guerriers, de rameurs, qui ne doivent pas faiblir, et vont, vers le pays solaire.

 

Mais pourquoi les nuages, gaulois, français, portent-ils un nom latin ? Nous n’avons pas besoin de connaître le nom savant du pissenlit ou de la bardane, du plantain, de l’ortie, du trèfle, leur nom d’herbier. Il ne nous fait rêver que sur l’étiquette de l’herboriste, avec le tilleul et la camomille, au flanc sévère des bocaux, sur l’étagère, ou dans la vitrine ; lanternes de bateaux, bâbord et tribord, fanal accroché au mât, lueurs couleur de sirop, de guimauve, de menthe ; mais le métier d’herboriste n’est plus, les pharmaciens l’ont englobé, et les pots de faïence bleue et blanche, honneur jadis des rayonnages, noble épicerie, plantes sèches maîtresses des énergies, ne se trouvent que chez les antiquaires ou en quelques pharmacies qui jouent l’ancien temps, l’apothicaire.

Le vrai nom des plantes et des herbes est celui dont nous les saluons dans la prairie, ou le long des chemins, des ruisseaux, nous plaisant à la rime du ruisseau, du saule, de l’eau, nous plaisant à l’ablette et à l’épinoche, à la sève d’une branche de saule dont tu enlèves l’écorce.

D’autres questions viendront plus tard : pourquoi le recueil des cartes de géographie porte-t-il le nom d’un désert ou d’une montagne, d’une échine du Sahara ? Le géant Atlas était-il un athlète pour porter entre épaule et cou le monde, ses continents, ses tourbillons, ses océans ? Hercule charbonnier chargé du fardeau d’anthracite, tenant le sac de jute par l’oreille, puis déversant les boulets ou la houille, le coke, par le soupirail, comme s’il nourrissait la cave pour nos hivers, ou la soute d’un navire. Il eût porté sur leur pointe les terrils et toute l’Égypte des mines, leurs galeries funèbres. Hercule, docker de Dunkerque. Et me hissant sur le bout des pieds pour dépasser du front la rambarde, j’aimais voir, du milieu d’un pont, passer et disparaître le plateau noir du charbon, jardin de nuit, cargaison de la bélandre ; ce mot fait tout exprès pour rimer avec le ciel de Flandre, ses nuages, mes nuages.

L’éclair zigzague et lie à l’horizon le mauve et le violet de l’orage qui transporte, géant, les yeux fermés, des sacs de foudre et de grêle, sourd meunier du vacarme. Les chats se hérissent et leur échine crépite, tigres d’étincelles, dont sur leur pelage une caresse nous électrise. Le jardin mouillé sentira l’ozone. Il arrive qu’une boule de feu traverse la cuisine comme un jeu de quilles, un magasin de faïence et de porcelaine. Boule de feu, poule de feu, crêtes, zébrures... L’orage comme un aimant a disposé sur la table de la couturière une bogue d’aiguilles, transperçant au passage un cœur de laine, une lune cousue, une broderie. Il a cessé de pleuvoir. Les arbres sont encore vêtus de gouttes. Après cette colère qui semblait ne devoir plus finir, le jardin rayonne comme un cœur pardonné. L’enfant, qui fut bercé par le tonnerre et son bruit de cuves, son tapage, écrit son premier poème et le dédie à l’arc-en-ciel. Il écrira bientôt son premier conte : les confidences d’un paratonnerre. Le paratonnerre se croyait l’épouvantail des orages. Il les apprivoisera. Il deviendra l’ami d’un orage local. Épée gauloise, bouclier qui n’est qu’un fil, sa tâche est de protéger le toit, la maison, la famille. Guerrier ? Levant sa lance. Victime, sacrifié. Tige en offrande aux colères célestes. Au coin du toit comme, au carrefour, un calvaire.

 

Nos premières lectures, nos premiers livres, nous ne les avons pas lues, nous ne savions pas encore lire, mais entendues, coudes sur le pupitre, menton entre les mains, grâce à l’institutrice, grâce à l’école maternelle. À l’heure de nos dernières lectures, nous saurons quel sens a pour l’homme, pour nous-même, l’art de la lecture. Nous saurons que le livre est l’une des plus hautes et des plus profondes demeures de l’homme. Nous serons bien au-delà du passe-temps ou de l’étude, du savoir. Nous regretterons de n’avoir pas lu certains livres comme nous regrettons, étrange nostalgie, de n’avoir pas voyagé en certains pays.

 

La lecture est un humanisme.

Nous renouons, sur un autre mode, avec nos lectures d’enfance. Livres, trésor de l’homme.

Et combien de livres, dans notre bibliothèque, sont restés fermés, mais ils étaient là. Peut-être s’en émanait-il quelque chose comme sous l’oreiller la leçon glissée, le cahier, imprègne, dit-on, la mémoire de l’écolier. Ou comme d’une maison ancienne les miroirs se souviennent de ceux qu’ils virent passer ou s’arrêter devant eux, se regarder, sans les voir, sans porter attention à leur dorure et à leur tain, leur mercure, qui peu à peu se délabrait comme se fissure l’étang gelé, sans entendre, dans cette glace, des échos, des voix, sans deviner des ombres de jadis, qui sont ce qu’ils deviennent. Le miroir est Narcisse de ceux se mirèrent, et parfois s’admirèrent, s’attifèrent et se pomponnèrent pour les bals, les sorties, les dîners parmi l’argenterie, vivier de poissons d’argent. Écho des voix qui se sont tues, que nous entendons encore, que nous n’entendons plus. Combien de suicidés choisirent-ils de se trouer la tempe, de se vider les veines, devant un miroir, tableau contemplé le temps d’un éclair, portrait intime ?

Lewis Carroll et Cocteau, d’autres poètes sans doute, et peut-être Villon écoutant la nymphe Écho pleurer parmi le cortège des dames blanches comme les neiges du temps d’antan, ont rêvé que le gel du miroir pouvait s’ouvrir sur un autre monde, et le reflet de son eau figée s’écarter comme un rideau, le rideau d’un théâtre ; ou bien, comme le sommeil, devenir chemin du songe, du rêve. Mais si derrière la glace il n’y a que le mur ?

Il s’est tué devant la glace pour s’y voir mourir et peut-être mort.

 



J’ai navigué parmi les nuages, au-dessus de la Suède, au-dessus de la terre, quand Madame Pierre nous lisait Le merveilleux voyage de Nils Holgersson. J’ai souvenir de ma terreur quand retentissait dans la ville déserte, morte, à ma poursuite, minuscule fugitif, lilliputien de ce Gulliver, de cet ogre, cœur au point d’éclater, le pas de bronze d’un homme descendu de son socle, de son piédestal, ayant sauté sur le pavé de la Grand-Place, son pas battant le pavé comme le battant d’une cloche sa coupe de bronze, sa couronne mi-close, sa tiare, sa paroi, sa ténèbres verte ; et j’avais entendu le choc de cette armure de bronze sur la pierre comme le bruit d’un canon. Un chêne s’arrachant au roc couvert de mousse pour me débusquer et m’étreindre, me pourchassant comme une pieuvre végétale, entendant mon cœur me dénoncer et me trahir dans le silence de la ville, une telle pieuvre, un poulpe gigantesque aux mille ventouses, aux yeux de phosphore et de glu, ne m’aurait pas davantage épouvanté.

Plus tard, et c’était comme un autre rêve dans le même rêve, ayant échappé à la statue vivante, mortelle, au grand homme terrible, je pleurais de n’avoir pas eu un sou en poche pour acheter quoique ce fût, une pomme, un lacet, une épingle, une éponge, une sucette, un sifflet de bois, une toupie, une bille au premier marchand venu, au plus pauvre éventaire, d’une ville damnée et condamnée, ensevelie sous les houles et les algues, pour quelque faute oubliée d’elle, grave, légère, Dieu le savait, ou peut-être Neptune, et qui ne revivrait, émergée comme par miracle, ressuscitée, que si quelque passant de bord de grève, fût-ce un enfant riche de sa maigre tirelire, lui achetait, la rachetant, achetait à cette ville fantôme, dolente, à ce vaisseau maudit, naufragé, quelque chose, qui ne fût pas même une orange, quelque chose comme un simple bout

de ficelle, un carré de zan, un serpentin de réglisse ; mais j’étais parti de la maison sans un liard, sans un sou dans mon mouchoir comme pour les commissions, chez le boulanger, à la crémerie ; vêtu de mon seul vêtement ; et je vis la ville très lentement s’éloigner vers la profondeur, s’éteindre, s’engloutir, disparaître, pour un siècle, peut-être un millénaire, jusqu’à ce que l’énorme roue du temps, comme celle des moulins, la ramène, sur l’une de ses palettes, de ses aubes, ruisselante, à la lumière du soleil et de la lune ; mendiant sa vie. Je vis la dernière pointe du plus haut clocher coiffée comme d’un linge de varech, ou d’un entonnoir, par une vague couleur de lune, je vis le dernier clocheton se voiler d’ombre, endeuillé ; j’entendis le bruit d’une cataracte et bientôt le ressassement du ressac, le murmure infime d’un ruisseau marin, le bruit d’un ballet de pluie, le torrent d’une averse, le déversement de cuves de lessive. Le bruit d’une goutte. J’entendis quelques coquillages se refermer comme des paupières.

Je ne vis plus que la mer.

Les noyés debout marchaient dans les rues. Des voiliers insouciants, insoucieux, voguaient sur leur sépulcre. Les mouettes étaient leurs corbeaux. Enfant qui pouvait sauver un monde, et le perdit, faute d’avoir un centime en poche. Étais-je coupable d’être parti les mains vides ? Était-ce un péché mortel que de n’avoir sur moi pas même le reflet d’une thune ? Jésus dessèche le figuier coupable de ne pas lui donner une figue en hiver.

Sans doute ai-je pleuré blotti contre le cou, entre les ailes, de la bonne oie qui me faisait voir le monde comme la carte de géographie suspendue au mur coquille d’œuf de la classe. Chère oie ! mère consolatrice de bien des chagrins de l’enfance. Chère Selma Lagerlöf ! Votre livre ouvrait pour moi ses ailes comme l’oie nordique. Il est des livres qui nous emportent comme une frégate vers les mers lointaines, les îles sauvages, désertes. Plus rares ceux qui nous emportent à travers ciels.

De branche en branche, de livre en livre ; et souvent le hasard – ce que nous nommons hasard, un coup de dés, nous mène, mystagogue : Hermès. Le Hasard est-il un dieu, auquel il est permis de croire un peu, de nos jours, tandis que nous ne croyons plus guère à la Providence, ni aux anges gardiens ? « Le hasard objectif », disait Breton, et ce hasard décide presque seul des rencontres du poète et de Nadja, cette fée, cette folle fée, cette muse des cadavres exquis, cette féerie d’apparitions dans la rue, cette compagne intermittente du rêveur éveillé, traversant l’avers et le revers du temps, aiguille aimantée, s’y faufilant comme le fil relie entre elles des pages, autre fil que le fil d’encre en quoi le rêve se fige, et qui court en silence d’un esprit à l’autre ; cette passante, cette fugitive que je vois les yeux violets, couleur des lèvres d’une comédienne que j’ai connue jadis et qui se prénommait Blanche ; et peut-être couleur de la couronne de la jeune fille que vit danser Nerval à l’ombre d’un château et de ses tourelles coiffées d’ardoise. La lune avait parsemé de jonquilles et de boutons-d’or la prairie qui descendait doucement vers l’étang, les grenouilles. Le vrai château était celui qui tremblait dans l’étang.

Les yeux de Nadja fascinent Breton. Il n’en dit pas la couleur. Ne parle que des paupières, du maquillage, de la chevelure, blonde. Les yeux le fascinent comme les mains, les gants, un gant de bronze. Le violet le fascine-t-il ?

 

Violette Nozières.

Comment se nomment ces bonbons, petits, couleur d’améthyste, et que sans doute on ne fabrique plus ?

De quelle couleur étaient au soleil couchant les murs de la chartreuse de Parme ? Peut-être le parme fut-il pour Stendhal, une autre fois hanté par le rouge et le noir, la couleur séminale du roman. Flaubert écrit Salammbô pour que ce livre soit couleur pourpre ; et Madame Bovary pour faire « quelque chose qui fût de la couleur de ces moisissures des coins où il y a des cloportes. » (« Quant au reste, le plan, les personnages, cela m’est bien égal. ») Ce désir de couleur, origine d’un livre, d’un monde, cette basse continue d’une couleur, d’un ton, d’une nuance, cette « écriture colorée » – comme on parle d’« audition colorée », cette synesthésie, cela, dans Nadja, enchante Breton.

Quelle beauté que la fleur d’artichaut, jaillissant de ses écailles vertes, en forme de fer de lance, de cœur.

Violet, violine, violon.

Couleur des yeux d’une jeune femme qui me fascinait, dans un café près de la rue de la Huchette, face à la Seine. J’ai oublié son nom, je n’ai pas oublié ses yeux, les seuls yeux violets que j’aie jamais vus. Les seuls ? Mais « – O l’oméga, rayon violet de Ses Yeux ! ». Yeux d’une femme apparue, yeux d’Apocalypse, quand le Clairon final, suprême, sonne de cette couleur-là, liturgique, où se mêlent rouge et bleu, le sang et le ciel.

Mais l’araignée de la haie, bouffonne – peut-être – Arthur, Ne mange que des violettes. « L’art est niais, Delahaye » ? Premier communiant à brassard, ou le jour de sa confirmation, le jeune Rimbaud a baisé l’anneau violet de l’évêque. Modestie pontificale. (Je relirai « Ce qu’on dit au Poète à propos de fleurs », pour y chercher la violette.)

Collines dans Anabase ; « Chamelles douces sous la tonte, cousues de mauves cicatrices ». Ailleurs : « La terre en plus d’un point mûrit les violettes de l’orage. »

Quel livre emporteriez-vous sur une île déserte ? Quelle est votre fleur préférée ? Qu’aimez-vous en elle ? Peut-être mon amour du violet me vient-il d’un lilas dans le jardin de mes grands-parents, violet, mauve. Je plongeais mon visage yeux fermés dans la profusion des grappes et la fraîcheur des feuilles lancéolées. Un groseillier de groseilles vertes me déchirait les mains pour tempérer ma gourmandise.

 

Jung parlait de synchronicité, n’est-ce pas la même chose que le « hasard » des surréalistes ? Et chacun de nous n’a-t-il pas l’expérience de rencontres, de coïncidences, qui dérangent tout ce qu’il pense de l’ordre établi du monde ? « Par le plus grand des hasards »… Mais voici qu’un tel hasard nous fait douter du hasard même. Il faut choisir ; ou le monde, et ma vie, n’est qu’un jeu d’accidents, de riens ; ou le monde, ma vie, a un sens ; mais ce sens est au-delà de ce qui nous apparaît ; le revers est l’endroit. Il faut parier pour le sens comme Pascal pour Dieu. Du reste, nous sommes pris, embarqués, nous sommes des êtres de sens. Si je dis que le monde est absurde, et ma vie, c’est le sens que je leur donne. La négation du sens est affirmation du sens. Le refus du sens atteste la primauté du sens comme l’ombre est le témoin de la lumière. Le sens est notre forme intérieure. Il y a « du sens ». Mais le secret du sens ? Il y a loin d’affirmer l’existence d’un sens à le connaître, à y consentir. Mais comment penser, parler, écrire, si nous ne n’affirmons pas, dans nos ténèbres, le sens ?

Ce thème du « sens », voilé par le mot « absurde », fut l’un des lieux communs philosophiques au sortir de la guerre. Il s’est estompé. Le sens… Pour l’essentiel, je ne comprends rien. Je comprends que l’homme est un « monstre incompréhensible ». D’où : la foi. Ou du moins, si la foi se fendille, se retire, s’éteint, l’espérance. Mieux vaudrait la charité. Fin de l’homélie.

Nous sommes enclins à nous moquer de l’Autodidacte de Sartre et de son dessein de conduire ses lectures de A à Z, lisant en somme une bibliothèque comme on se sert d’un annuaire ou d’un dictionnaire. Cette foi dans l’abécédaire ! Mais l’ordre alphabétique est une forme déguisée du hasard, et, d’un livre à l’autre d’une bibliothèque rangée de cette manière, sans lacune ni désordre, c’est toujours le hasard qui gouverne. Sartre songeait-il que son personnage, dans son appétit des livres, son désir de lire et, par la lecture, de s’enseigner à être enfin et peu à peu lui-même, le professeur Sartre songeait-il que son naïf personnage rendait hommage aux livres, à la littérature, en se confiant à ce dont ils se composent : la lettre ?

 

Nous sommes devenus attentifs à la genèse des livres, des textes. En d’autres temps, l’écrivain laissait à l’imprimeur son manuscrit, en son dernier état, à moins qu’il ne s’agît de vérifier les corrections, et d’ajouter d’ultimes repentirs : beauté, que chacun sait, des placards de Balzac ou de Proust, où la cursive, buissonnière, marginale, monte à l’assaut de ce qui pesait son poids de plomb ; mais causait bien du tracas au prote. Il en allait de la page qui serait composée, imprimée, comme d’une lettre qui n’appartient plus, sauf exceptions, qu’à son destinataire, et à tous les aléas, dont celui d’être jetée au vent, par un lecteur irrité, froissé, négligent, un jaloux, une jalouse, une famille pudibonde ; un bateau qu’un enfant fabrique d’une feuille pliée qu’il confie au ruisseau, rêvant au chemin qu’il prendra vers la mer. 



Tant de chefs-d’œuvre et de cris de passion, d’obscénités, d’injures, d’aveux, de larmes, anéantis, perdus ! Tant de billets, ou de lettres pathétiques, rangés et perdus, oubliés, entre les pages d’un livre, comme des tickets de métro, marque-page : j’ai trouvé un jour, dans un livre de Verhaeren, publié au Mercure de France, sous cette couverture couleur de papier d’emballage qui me fut si chère, rayonnante, à Dunkerque, collégien, quand je lisais Verhaeren et Samain, sans savoir le sens de « samain » – un carton de place à table et un menu de repas de communion, ou de mariage, dessiné par le jeune Villon, élève de l’atelier Cormon aux Beaux-Arts, et du temps qu’il étudiait l’art de l’affiche et collaborait déjà, sans doute, à L’Assiette au beurre, au Rire, à d’autres publications plaisantes. Le repas était normand. Le carton porte une date : « Le 24 Mai 1896 ». Jacques Villon avait une vingtaine d’années.

L’image représente un gentleman – épingle de cravate, cravate qui est un flot sombre, blancheur habile de la nappe et de la serviette – déjeunant ou dînant, seul, peut-être célibataire, dans un restaurant. MENU, en lettres grosses, mauves, tient lieu de plante verte. C’est une aquarelle délicate. En bas, dans le coin gauche, au crayon, la signature : J. Villon. Cette image était glissée entre les pages d’un livre provenant de la bibliothèque dispersée, brocantée, d’un des frères Duchamp. Je la tiens à l’abri de la lumière, encadrée. Pour un peu, je pourrais entendre le bruit des verres et des couverts, les voix, les rires, d’un repas de famille d’avant 1900. Ce serait le début d’une biographie ou d’un roman. Nous irions où Jacques Villon ne savait pas qu’il allait : la peinture abstraite, le Nombre d’or.

 

Claude-Henri Rocquet

21 mars 2015

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