La chronique de l'écrivain et poète Claude-Henri Rocquet.

Chronique. Lecture de Rimbaud. Après le déluge (I)


Çà & là, la chronique de Claude-Henri Rocquet | 



AUSSITÔT que l’idée du Déluge se fût rassise,

Un lièvre s’arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes, et dit sa prière à l’arc-en-ciel à travers la toile de l’araignée.

 

Le poème pourrait s’arrêter là : vignette ; enluminure enclose et bouclée dans une lettrine. Est-ce par le souvenir, oublié, de la lettre ornée en tête de chapitre, serrure d’orfèvre forgée en or et sertie de rubis, de pierres précieuses, est-ce par la persistance de cet œil, de ce cairn, de ce coup de trompette inaugural, du rouge et de l’or de la rubrique, de ce fanal, de ce frontispice, que nous conservons à l’initiale d’un vers la majuscule ? Abandonner cet usage, ce signe presque inhérent à l’image de tout poème, a peut-être autant d’importance, en poésie, que l’absence, depuis Alcools, de la virgule et du point : par quoi la forme rythmique du vers, sa mesure, son unité musicale, ou telle ambiguïté née de la parataxe, de la coalescence, telle façon double d’entendre l’alliance des mots dans un vers, de balancer entre une signification et une autre, de les confondre avec délice, de goûter le vers comme une formule magique inaltérable, un « charme » , – l’emporte sur l’ordre et le sens grammatical, logique, du flux. Mais, déjà, dans tel vers de Mallarmé où la mise entre virgules serait superflue : comment lisons-nous d’azur bleu vorace ?

« Vorace » pourrait qualifier « bleu », lui-même adjectif ; mais, par inversion, écart, distension, il qualifie une bouche fiévreuse, et vorace d’azur, d’azur bleu, lèvres collées à la fenêtre de l’hôpital, comme s’appuie un front contre la vitre. « Vorace », inattendu, est d’un si vif éclat sonore, et si rare en poésie, que le pléonasme, « azur bleu », passe inaperçu. Il est vrai que Rimbaud écrit : «… j’écartais du ciel l’azur, qui est du noir » ; ailleurs, dans Le bateau ivre : « Dévorant les azurs verts ». Chez Mallarmé, où souvent sous notre langue le latin transparaît, dans « vorace » peut s‘entendre l’écho d’os, oris : la « bouche », dévorante.

Suppression, absence, dans le poème, de la ponctuation : la page, le papier, devient surface analogue à celle d’un tableau, d’une façade.

La typographie, savante, est l’une de nos calligraphies.

Dürer, si j’ai bonne mémoire, compose pour l’imprimeur, avec l’équerre et le compas, construit selon le nombre d’or, des lettres capitales ; lettre et lettrine, ornement, architecture ; porte pour l’Entrée solennelle d’un prince, d’un roi, – le lecteur. Dürer orfèvre et fils d’orfèvre, ornemaniste. Le livre est un édifice, un temple.

 

La forme de l’écrit, son apparence, sa lettre, s’entrelace à la parole, au chant. Et l’effacement de toute ponctuation, sa disparition comme sous l’effet d’un souffle – comme jadis on dispersait le sable d’une missive encore humide – débarrassant le blanc et le noir de la page de cette poussière, de cette grisaille, de ces moucherons, de ces parasites, ce dépouillement dénude le mot, le vers, le poème ; les offre nus à notre regard.

Mais c’est un art, aussi, que de ponctuer le poème à bon escient, associant à la parole évidente le signe des silences, des pauses, des intonations. – L’absence de toute ponctuation dans une page de prose, un récit, est d’une autre nature, elle a d’autres sens, d’autres effets : dont celui de rapprocher la prose – alors masse de verbe sans balise, coulée orale sans césure, monologue intérieur, flux mental – d’un poème, même ponctué. Elle mime l’inconscient, le clapotement et le remue-ménage fluctuant de nos pensées, de nos pulsions. Elle se rallie, par la forme, par la mise en scène, à la poésie moderne, à la modernité poétique.

 

Un voyou qui ressemblait à

Mon amour vint à ma rencontre

 

est autre chose que : « Un voyou, qui ressemblait à mon amour, vint à ma rencontre. » L’absence de ponctuation – voulue pour tout le recueil par Apollinaire au dernier moment, sur les secondes ou dernières épreuves d’Alcools – et le rejet, l’enjambement, ont pour effet de produire un tremblement heureux de sens, un double sens virtuel, ombre et corps en même temps, et de faire surgir un vers qui se suffit à lui-même, magique, inoubliable, alors qu’il n’est que fragment d’une phrase : « Mon amour vint à ma rencontre ». Le choix de l’italique, rompu par quelques séquences en romain, des intermèdes, et parfois burlesques, s’ajoute à la brume, au rêve, au souvenir, à la demi-teinte, à l’atmosphère dominante du poème, à sa tonalité en mineur. L’italique garde la trace de l’écriture à main courante, cursive, intime, solitaire ; le manuscrit : quand le romain indique un état définitif, le livre. – De même, de façon moins forte, dans La Chanson du Mal-Aimé :

 

Au tournant d’une rue brûlant

De tous les feux de sa façade 

 

Le vers tend à devenir, selon le vœu de Mallarmé, un vocable nouveau (il faudrait citer ici et relire attentivement, dans Crise de vers, quelques lignes qui ne sont peut-être pas de moindre importance que « La Lettre du Voyant » : « Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf… »).

Dans « bleu vorace », l’absence d’une virgule entre deux mots, et d’aucune distance de nature logique, apparente leur rencontre, fortuite, à l’image « surréaliste » telle que Breton la définit dans le Manifeste.

Mais, chez Claudel, dans Vers d’exil :

 

Je n’ai plus avec moi que ta lueur vermeille,

Lampe ! Je suis assis comme un homme jugé.

 

Le deuxième vers, quatrième du quatrain, se suffit, il est une unité, une image forte ; insolite. Un homme, jugé, assis, ayant donc été jugé, s’il est de règle que l’accusé écoute debout son juge ; condamné, qui se condamne ; et cette lampe, qui l’éclaire ; cette lampe du dehors et cette lumière du dedans de lui-même, sa conscience. Un homme est seul dans sa cellule. L’absence de « vermeille », son extinction, fait de cette image une gravure, noire, une scène de nuit. Et la nuit est au-dedans de lui. La majuscule initiale du vers et, tout proche, le point d’exclamation, suivi d’une autre majuscule, la typographie, renforcent l’unité et la densité du vers, de la sentence, et l’intensité dramatique.

 

Cela s’appelle écrire !

(Et le vers classique devient une espèce de bref poème chinois.)

Il me semble avoir « lu » un jour un poème qui n’était composé que de virgules, de points, de tirets, – de loin en loin ; constellation, vol ou pattes d’oiseaux, posés sur la page. Parole changée en silence, évaporée. Comme un chasseur observant l’empreinte du gibier, le lecteur, devant ces débris, ces tessons, ces tessères, ou comme s’il respirait l’odeur d’un vin jadis contenu dans une cruche, une amphore d’argile, puis perdu, libre, – le lecteur écoutait la parole absente, tue, muette.

Épaves, sur le sable, éparses, d’un naufrage. Sandale d’Empédocle, sur la lèvre ardente du volcan, socle d’un mythe ; homme aux semelles de lave, aux talons de feu. Blanc musée dont un souffle dissipe les marbres, les strophes, les fragments, ne laissant à leur place, dans l’infini du ciel, que le noir infime de quelques oiseaux, leur cri… Ainsi de suite.


Pour dire le silence, l’absence, l’invisible, l’indicible, il ne manque jamais de vocables, d’images, de métaphores. N’est-ce pas le défi et la raison même de la poésie, de celle de Rimbaud ? « J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges. »

J’envie à l’Espagne son double point d’exclamation ou d’interrogation, au début et à la fin de la phrase ; à l’envers (pour nous) ; et à l’endroit. Cela m’éviterait parfois la gêne de commencer une phrase par un « Qui » dont on ne sait qu’à la fin s’il est interrogatif, exclamatif, d’ordre affirmatif, ou seulement pronom relatif. En castillan, d’emblée, comme sur une portée, le ton est donné, le mode. Et j’aime cet encadrement de la phrase comme si elle était gardée, précédée, suivie, par des rois, des reines, des valets de carte à jouer.

 

La ponctuation de Rimbaud lui est particulière, – ses tirets ! Ses virgules et points-virgules suivis d’un tiret, dans la phrase, mais parfois une majuscule après un point-virgule et un tiret. Cette ponctuation n’est pas seulement grammaticale, logique, affective, verbale ; mais, en quelque sorte, mentale ; elle représente et figure le mouvement de l’esprit. Elle en est le relief, l’expression, la forme visible. Sur la page, au sein de la page, on la dirait picturale : comme le dessin de Van Gogh, ses virgules d’encre, ou de peinture, sa touche animée, véhémente, cardiaque, sont sur la toile ou le papier, par le pinceau, la brosse, le roseau, la plume, une ponctuation sans parole, mais aussi un geste de l’esprit plus encore que de la main. Ainsi les Illuminations sont-elles dessinées, tracées. Dansées, chorégraphiées.

 

À suivre ce chemin, nous sommes bientôt chez Michaux, Dotremont, ses logogrammes ; chez Apollinaire, Mallarmé. On songe à la hantise de bien des poètes occidentaux, ou de peintres : l’alliance, au Japon, en Chine, de l’écriture et de l’image ; alliance qui implique, non plus l’imprimerie, hormis le sceau, mais la calligraphie, cette danse ; et dont la conséquence est que l’image et le poème, l’écriture, fusionnent comme dans le poème sont unis le sens, le son, la musique du vers… – Comment un si jeune homme, Rimbaud, loin des éditeurs et de l’imprimeurs, eut-il un sens si sûr, et si neuf, de la ponctuation, de l’usage des signes et de leur place possible parmi les effets de l’écrit ? Cette « poétique » fait partie de son génie. Son écriture, pourtant, demeure sage, écolière ; du moins quand il recopie un poème, et même dans la "Lettre du Voyant". – Après le Déluge est exemplaire de la ponctuation rimbaldienne. Notamment dans l’avant-dernier paragraphe.

Mauriac soupirait de ne pouvoir aisément obtenir des éditeurs qu’ils consentent à certain usage de la virgule et du tiret, dont Fromentin lui avait donné l’exemple, et qui, disait-il, était « entré à jamais dans ma propre musique ». Fargue jamais ne fit admettre au prote ses « deux points de suspension » – ce qui serait aux « trois points » ce que le point-virgule est à la virgule et au point. La ponctuation de Rimbaud fut respectée – comme on respecte « la volonté d’un mort ».



Le point, la virgule, sont en eux-mêmes création. Ils correspondent, comme la croix, l’étoile, à un geste intellectuel, spirituel. Leur forme est admirable.

Les éditeurs suivent souvent des règles qui ne sont dues qu’à l’habitude et certains écrivains éprouvent pour quelques signes – la parenthèse, mais surtout le crochet, hideux, ou la barre du slash – une phobie, un dégoût ; d’où, chez eux, la préférence, fréquente, du tiret, signe très pur, figure du temps, de l’espace entre les choses, autant qu’entre les mots.

Et tel qui détesta longtemps le point-virgule, bâtard, disgracieux, finit par en abuser : ce têtard lui permet une phrase longue et sinueuse.

L’esprit occupé par la ponctuation de Rimbaud, j’ai relu Corbière. Étonné par sa ponctuation aussi singulière que celle de Rimbaud. Je n’y avais jamais prêté attention. C’est ainsi que notre savoir, ou notre étonnement, ricoche ; et plonge.

La ponctuation fait partie de la langue de l’écrivain, s’il s’agit d’un écrivain ; elle est inhérente à l’esprit de celui qui écrit, à son activité.

 

L’écrit est une parole pétrifiée, une empreinte. Lire, et non seulement lire à voix haute, est retrouver le mouvement de cette parole, elle-même animée par un esprit : animée. Même un monologue est dialogue, voix diverses, polyphonie. Toute parole, en son essence, en sa nature profonde, est drame, théâtre. Toute chose écrite a lieu sur une scène intérieure, intime.

Je me souviens d’Alain Cuny lisant un texte agrandi par la photocopie ; comme un musicien à son pupitre. La page était jalonnée, scandée, au crayon bleu, de barres, verticales, et de soulignements ; pauses, intensités, rythme. Il en avait écrit pour lui-même la musique. Lui, qui aurait pu se confier à la seule inspiration, au magnétisme immédiat du texte ; je l’avais vu, dans un entretien à la radio, se jeter comme on plonge, comme on nage, dans un texte de Gracq, que nous évoquions, et que je lui tendais, sans l’interrompre, à l’improviste, ouvert à la bonne page, le livre

Et je repense à Jean Vauthier, à ses pièces publiées. Son texte, aux tirets nombreux, était la partition qu’il fallait jouer. Sa hantise, son tourment : que la note, l’intonation, le geste, joués, soient justes.


Il va de soi qu’une face de la ponctuation s’adresse au lecteur : elle favorise la lisibilité d’un texte, sa diction, en marque les articulations et la logique, la construction, et telle phrase, jaillie du coeur de celui qui l’écrivit, formée par les méandres de son souffle, enchevêtrée, interminable, arborescente, ramifiée, telle phrase, à moins d’un tiret, vers la fin, évitant la redite et la reprise d’un sujet, d’un « dis-je », tendant le fil, – le lecteur s’y perdrait. Il serait dommage de la traduire en quelques phrases courtes ; ce serait, sur une peinture, racler les empâtements. Dans sa phrase labyrinthique, proustienne, si l’on veut, l’auteur regrette parfois de n’oser point disposer son texte selon des espèces de versets, faisant du blanc de la page, des intervalles, une autre manière de « ponctuer » ; par des silences d’étendue variable ; mais le risque serait de sembler feindre le poème, alors qu’il s’agit bien d’une prose.

 

L’alinéa est de l’ordre de la ponctuation.

Mallarmé compose en peintre, son poème est un chant à plusieurs voix, le romain et l’italique, le bas-de-casse et la capitale se répondent, le corps différent des caractères est une autre modulation, la mise en page est mise en scène, théâtre, et le poète joue sur l’ouverture des pages, la double page, le pli médian, vague immobile ; la fermeture et l’ouverture du livre, sa lecture, orale ou silencieuse, sont de l’ordre du rite, comme dans la liturgie chrétienne l’ostension et la proclamation du Livre saint, de l’Écriture, sa « phorie » solennelle, au cœur de l’or et du silence. Le poète, le lecteur, l’officiant, l’inspiré, lit, ou rêve de lire, à ses intimes, le pur grimoire, le Drame, et se tient appuyé à la cheminée, autel domestique, par où le feu s’élève et se fait cendre, « cinéraire amphore », par où ciel et terre se relient. Le salon est une crypte, un mystère ; le mystagogue est accoudé au le marbre de la cheminée, tombeau.

On sait ce qu’était pour Mallarmé le Livre. L’homme et le cosmos, étoiles, constellations, s’y joignaient. Un coup de dés est au sommet de l’art de la ponctuation. Sans virgule ni point. – Mais il faut lire avec grande attention la Préface du Poëme.

 

*

 

« AUSSITÔT que l’idée du Déluge se fut rassise »… Et, les dernières gouttes s’égouttant encore des feuilles, sur le front de l’enfant qui prend plaisir à cette aspersion, s’en délecte : l’arc-en-ciel.

L’arc-en-ciel apparu, comme une queue de paon au creux du kaléidoscope qui dans mon enfance faisait bon ménage avec le gyroscope, toupie au nom savant, grec ; et tous deux avec le taille-crayons en forme de globe, terres et mer, îles et continents.

Est-ce pour l’amour du mot kaléidoscope – que je puis maintenant analyser – et pour l’objet, que je m’arrête dans ma lecture, comme le lièvre ; au lieu d’avancer dans le poème ? Est-ce pour la rime que je relie le kaléidoscope et le gyroscope ?


J’aimais et j’aime toujours cette mappemonde, ou ce disque, à l’esprit derviche, le gyroscope, étoile polaire dansant ballerine de neige pour un cercle d’ours blancs sur quelque tapis de laine, cirque à l’ombre blanche de la banquise, rois du pôle, seigneurs de l’arctique – leur nom désigne et nomme la voûte, la double voûte terrestre ; et comment se peut-il que le Sud soit habillé comme le Nord ? Vêtu, vestu et encapuchonné de neige, de glace, comme de fourrure et de givre l’Eskimo de l’un et l’autre pôle. Mais il est vrai qu’en allant toujours vers l’Ouest, on atteint l’Orient, la Chine, le Japon ; et l’on revient chez soi, qui est l’Est des uns, l’Ouest des autres : cela m’a toujours surpris, enchanté.

L’espace est courbe. La géographie n’est pas une science exacte. Une boule qui roule et pivote dans tous les sens n’a ni haut ni droite, ni bas, ni gauche ; son centre seul demeure à sa place, mais circule.

 

L’école nous trompe, avec ses cartes au mur, la terre encadrée, plate, aplatie, soumise et tracée à l’équerre comme l’Afrique et ses frontières, ou même l’Amérique, tirée au cordeau ; partage des colonies, découpage comme au couteau la tarte ou le fromage ; les Blancs débarquant, s’installant. Les fleuves ne sont plus le bord d’une patrie ; les clôtures deviennent des barrières ; la nature est tronçonnée, débitée ; la géométrie des maîtres fait loi ; le tracé est droit comme un tir de carabine, le fil d’un hachoir. À voir les pays, son pays, ainsi définis, on se prépare à partir sac au dos, fusil sur le paquetage, petite pelle à creuser des tranchées, qui seront des tombes, des fosses communes, un magma d’os et de chair, de boue et de sang, de crânes et de bidons, de douilles. Cartes, cartes d’état-major.


Explorations et voyages ne sont vrais que dans les livres, ceux rouge et or de Jules Verne, ou de la Bibliothèque verte, verte comme le rayon vert de Jules Verne, par exemple. – Mais pourquoi le romancier globe-trotter, le reporter passe-partout, l’homme invisible sous un plaid, casquette écossaise, à pompon sommital, cape de voyage au dessin de kilt, n’a-t-il pas écrit le Voyage au centre de la Lune ?

Le projectile s’y ferait tête pointue comme un requin, foreuse ; les passagers de ce Nautilus galactique découvriraient des indigènes pâles comme des laitues, des endives, blanchâtres comme des larves, lunatiques, la voix évanescente ; et qui vivraient, mélancoliques, dans des cabanes de gypse et de quartz, de talc, parmi des banquises noires, des tribus et des grappes de chauves-souris. Robinsons de caves et de laves, comme le peuple souterrain des Indes noires, mineurs dans une cathédrale d’échelles, de parois, une paroisse ouvrière, le plus obscur canton de l’écorce terrestre, cité lacustre d’un lac desséché.

L’expédition débarque, alunit, avec douceur comme un flocon de neige sur les premiers pétales de neige. La fusée se pose à pas de loup, sa porte s’ouvre comme une paupière. Pas un bruit. Pas un souffle. Pas le moindre creux sur cette carapace de gel, pas une fissure. La Lune est-elle creuse ? Est-elle un énorme caillou compact érodé par sa rotation ? On y toque comme sur un tonneau, l’oreille au sol. On en doute.

Soudain glisse le professeur Thornlhün, une dalle, une plaque, s’est descellée, on rattrape le chef de l’expédition par la manche qu’il agite comme un noyé. On se penche comme au bord d’un puits, visages en rond autour de la margelle. On aperçoit à la lueur d’une lampe suspendue au bout d’un fil quelque chose comme un escalier. C’est un escalier. On le descend avec prudence. On descend par un escalier de plâtre, mais c’est une glissoire, au centre de cette planète – morte ? Nous craignions que nos lampes à acétylène l’une après l’autre s’éteignissent ou qu’un coup de grisou nous décapitât, nous éventrât, nous démembrât. Il eût fallu prévoir des lampes de mineur, leur verre, leur grillage. Et sur nos têtes des casques de cuir bouilli. Quelques piolets de plus, quelques pics. Entre les étages de roche inconnue, des paliers, des belvédères, d’où l’on ne voyait rien que des voiles de nuit, des draperies pétrifiées, des orgues de silence, nous avancions, nous descendions. Nous nous sommes bientôt encordés pour cet alpinisme des gouffres, des ténèbres ; faisant figure de ramoneurs plus que de montagnards ; de puisatiers, plutôt que de Savoyards. Si notre dernière flammèche titube, consumée, nous risquons de franchir le bord d’un précipice, d’un abrupt, et de rebondir de caverne en caverne. Somnambules, aveugles, Colin-maillard. Canne blanche dans les couloirs verticaux de la Lune.

 

Parfois, nous appelons, l’écho qui nous revient ne ressemble pas à notre cri ; comme s’il répondait en langue étrange, étrangère, inversée ; recto d’une page lue et tenue à hauteur de bougie. Et voici qu’un astre voilé germe dans l’abîme et qu’un ballon phosphorescent s’élève jusqu’à nous. « Nous n’étions donc pas seuls dans l’univers ! » Ce cri, comme la clameur des Grecs : Thalassa ! Thalassa ! ; ou le hourrah, à pleins poumons, des marins de Colomb, la surprise face à l’inespéré, quand ils n’attendaient plus qu’un infini désert, ou le versant brutal d’un gouffre : Terre ! Terre ! N’ayant pas entendu que leur Noé se nommait Colombe et qu’il portait le nom du Christ, qui marcha sur les eaux. Pauvres de foi et pauvres d’espérance, malgré l’emblème de l’ancre ; marins mercenaires. Galériens pour l’or et les armes de l’Espagne, sa conquête du monde.



Mais si ces sauvages Sélénites, ces hurons lunaires, allaient nous tuer pour goûter une chair qu’ils ignorent, une espèce de manne ? Vivre de notre sang. Sont-ce des êtres humains, ou des insectes cavernicoles, des pipistrelles immenses de forme vaguement humaine ? Ils sont venus vers nous, peuplade transparente, chantant des hymnes, des cantates. Voient-ils en nous des anges qui les délivreront de leur prison, de leur muraille, de leur boule sépulcrale ? Nous voici bientôt dans leur capitale, Séléné, à peine plus qu’une bourgade, seule ville, seul amas d’habitations, de toute leur cave sidérale. Pourquoi n’ont-ils pas songé à ménager des jours et des regards, des jours de souffrance, des jours dormants, dans leurs parois blanchâtres, pour qu’y filtrent des fétus de soleil ?

Ils vivent comme les poissons des abysses. Ils sont les vers de terre de la Lune. Âmes damnées ? Peuple fantôme… « Qui aurait dit que l’enfer fût en haut ? », dit le plus jeune d’entre nous, qui étudiait dans le Connecticut la théologie et l’histoire des minéraux. « Au Moyen Âge, nous le placions au centre de la terre, et les volcans étaient ses bouches. » Il ajouta : « Il est vrai que lorsque l’on voyage comme nous à travers l’espace, ‘haut’ et ‘bas’ n’ont plus de sens. » – « Ni la gauche, ni la droite, ni l’envers ni l’endroit », précisa le Professeur, levant l’index. De fait, on avait vu flotter au-dessus de nous la terre comme un ballon, une montgolfière, un ballon d’enfant sur la plage. Remonterions-nous jamais dans cette île sphérique, notre pays, notre patrie, Ithaque ?


Les Lunariens ont un dieu, une déesse, au visage de faux, de couperet, de profil, qu’ils vénèrent dans une espèce de temple de craie noire, de basalte : « Hécate ». Ils la nourrissent en ouvrant la gorge de quelques-uns des leurs – de qui d’autre ? –, au moyen d’une lame couleur d’argent, à manche d’ivoire ciselé ; notre gorge, peut-être, s’ils nous adoptent, ou nous exècrent. Ils chantent de mornes cantiques, des ritournelles plaintives, parfois criardes, en chœurs alternés. Cela fait un bruit de feuille morte dans le vent. Parfois on dirait qu’il neige des pétales de silence, des fleurs de suie. Ils n’ont pas de mot qui traduise « enterrer », mais connaissent la chose, le rite. Triste vie que la leur.

Leur planète qui nous semblait certaines nuits douce comme une lanterne chinoise, quand nous levions les yeux vers elle, est un désert d’ennui. Leur corps ne fait pas d’ombre et la nôtre a disparu comme sèche une flaque. « La religion, dit le pasteur, écoutant leurs litanies, leurs psaumes couleur de crécelles, est-elle donc un ingrédient cosmique ? »

Nous avons exploré le désert de la Lune, jalonnant et marquant avec peine ce labyrinthe, franchissant des éboulis de poussière et d’une espèce de mica. Nous ne ressentions aucune fatigue. Il nous semblait parfois être devenus plus légers que des filigranes, et quasi transparents à nous-mêmes. Impossible de savoir si ses habitants étaient les épaves de quelque naufrage cosmique et s’ils s’étaient mis à survivre là, depuis des siècles, des millénaires ; comme des scolopendres.

Ils nous ont ouvert, non sans hésitations, et après de longs conciliabules tenus et murmurés à l’écart, une bibliothèque dont le professeur Thornlhün fut le Champollion, ou prétendit l’être. En feuilleter les ouvrages couvrit nos doigts d’une espèce de talc et les effaça à peine lus, déchiffrés. C’étaient les archives et la mémoire d’un monde plus ancien que notre terre, suivies de quelques prophéties, lamentables.

Nous avons quitté la lune comme on se réveille.

 

Cette belle histoire, ce voyage, extraordinaire, cette descente dans la Lune, je l’écrirai, si je choisis le métier d’écrivain, de romancier ; ou bien je l’inventerai pour moi seul, épisode par épisode, comme on rêve mille monstres et des forêts où les fougères sont plus hautes que des chênes ; et sur elles se déchaînent les orages casqués de lilas, géants, forçats aux fers rompus, au boulet de bronze ou de fonte jeté sur le talus, dans le fossé, d’un coup de pied, libérant la cheville tuméfiée, violette ; forçats ou bagnards, premiers pas de danse sur la route, front bandé d’un pansement rougi ; comme ceux que j’ai vus dans la gare de Saint-Lô, au temps du couvre-feu ; ils partaient pour le front, la guerre, et des officiers calmes comme des éclaircies, dans leur uniforme impeccable, képi strict et droit, galonnés d’or, veillaient à ce qu’ils ne se conduisent pas en bêtes, mais en hommes, leurs hommes. Imaginez une ménagerie de fauves soudain grilles ouvertes, tigres, lions, sur la foule affolée des gradins, et dont les bonds et les griffes déchirent les corps et les toiles du chapiteau…

Et je décrirai la calotte de banquise, le haut château de l’hiver, tout le givre de la Norwège. (La Norwège est un autre pays que la Norvège.)

 

J’aimais le kaléidoscope, ce vitrail immobile et mobile dans cette courte longue-vue de carton. Cette rosace d’éclats mauves, cette roue d’émeraudes et de saphirs, de turquoises. On secouait ce gobelet de carton, un autre ciel naissait. On était Dieu créant le monde, inventant la cathédrale, le vitrail.

Et puis, tirant d’un coup le fil ou la ficelle du gyroscope, ou d’une pression sur le haut de l’axe, je mettais les astres en mouvement, comme un manège, une roue de loterie, de même que l’amour, dit un poète, fait tourner le soleil, les étoiles, toutes les étoiles, autour de lui, l’aimant… Le taille-crayon, lui aussi tournant, ou, plutôt, accueillant le crayon tournant sur lui-même, changeait le bois en copeaux, comme ceux qui jonchent l’atelier et l’établi du menuisier. Alors la nuit de la mine s’aiguisait comme un pic, une aiguille.

 

Ce bonheur de fouetter une toupie, – un attelage imaginaire de toupies, comme on jongle, ou de faire ronfler et tournoyer sur elle-même une grosse toupie de métal ! Et puis, le mouvement se ralentissant, elles se couchent, s’endorment, jusqu’à ce que la mèche les ranime, les relance.

Bonheur divin d’ensemencer le ciel de carrousels, de manèges étincelants, tout l’archipel du monde.

 

Claude-Henri Rocquet

Août 2015

 

[À suivre : Lecture de Rimbaud – Après le Déluge (II)

 

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