Léo face aux "mots fauves"

 

Illettré, Cécile Ladjali, Actes Sud

D’apprendre, au terme d’une brève recherche à son sujet, que Cécile Ladjali, avant de se lancer dans l’écriture romanesque, a signé une thèse sur le thème de l’androgyne dans la littérature décadente, n’a rien de surprenant. Car c’est certainement dans sa fréquentation des auteurs fin-de-siècle qu’il s’agit de trouver la source de son éclectisme lexical, de sa palette de nuances très étendue, de son art consommé de la syntaxe, sophistiquée sans maniérisme ; bref, de son style. Cette excellence de plume s’apprécie d’autant mieux que le sujet de son dernier roman se situe aux antipodes de tout souci de la tenue linguistique.

Dans Illettré, jamais « ignorance » et « béance » n’auront en effet si opportunément rimé. Issu d’un couple de parents marginaux qui l’ont abandonné dans sa petite enfance, élevé par une grand-mère aussi aimante qu’analphabète, le personnage de Léo ne voit dans l’ABC qu’une absconse Kabbale, dans le déchiffrement d’une phrase minimale que l’insoluble déroulé d’un anneau de Möbius, dans la rédaction fût-ce de son propre nom qu’un défi herculéen. Pourtant, à coups de bluffs et aussi grâce aux défauts de prévoyance de ses « profs », Léo est parvenu à se frayer un chemin dans cette forêt fourmillante de signes qui demeurent étrangers à son esprit. Jusqu’à, ironie suprême, devenir employé dans un atelier d’imprimerie.

Un énième cri de révolte fictionnalisé, destiné à faire larmoyer le public sur le sort d’une catégorie sociale défavorisée ? Non : un roman puissant, une tragédie sourde, partant strictement contemporaine, qui plonge le lecteur dans le malaise d’une conscience en délicatesse avec ses affects. Cécile Ladjali a eu la subtilité de camper un homme dont les rédhibitoires carences langagières n’ont pas anesthésié les capacités à percevoir, à ressentir, à rêver surtout. Ce Léo si fragilement présent au monde qui passe des heures au cimetière de Saint-Ouen à communiquer avec les définitivement absents, ce sociopathe à l’âme d’ouate et au cœur d’étoupe qui vit dans la compagnie d’un iguane baptisé Iggy, nous touche au plus profond. Est-il « amoureux » – au sens où l’entendent ceux et celles qui connaissent les codes – de sa voisine Sybille ? Difficile à dire ; mais il l’est bel et bien si l’adjectif signifie « ému », « troublé », « envahi » par l’autre. Le lien qui s’établit sans jamais se nouer vraiment, entre eux va révéler au jeune homme que son handicap contingent n’est que l’indice de son inaptitude à être.

Cette œuvre sombre débordera de loin le cadre sociologique dans lequel on se hâtera de la cantonner, comme afin de se rassurer face à son atypisme. Via un regard sur la norme (scolaire, intellectuelle) minimale requise d’un individu, Illettré nous confronte à des questionnements fondamentaux sur la notion de normalité. Et le minuscule looser qui y est mis en scène devient notre Frère humain majuscule, à tous.

Confondant. Éprouvant. Bouleversant.

Frédéric SAENEN

Cécile LADJALI, Illettré, Actes Sud, 212 pp., 19 €.

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