Le métier de vivre de Pavese : Résumé


Résumé : Le métier de vivre de Cesare Pavese (posthume, 1952)

Chronique d’une mort annoncée.

 

Le 27 août 1950, dans une chambre de l’hôtel Roma, à Turin, Cesare Pavese se tuait en absorbant une vingtaine de cachets de somnifère. Quelque part, un tel suicide n’avait pas de quoi surprendre de la part d’un écrivain par ailleurs mélancolique et dont les thèmes de prédilection étaient la solitude et l’obsession de la mort. Dans son journal, publié après son décès sous le titre qu’il lui avait lui-même donné, Le métier de vivre (1), on peut comprendre au fil des pages ce qui amena l’auteur à se supprimer alors qu’il était au sommet de sa gloire.

 

Ce qui frappe, à la première lecture de ce journal, c’est son côté intime, voire intimiste. Ainsi, il n’y est fait aucune allusion aux années de guerre, ce qui est tout de même étrange quand on sait qu’une bonne partie a été rédigée entre 1940 et 1945. De même, bien malin serait celui qui parviendrait à découvrir dans ces pages un reflet de la captivité de Pavese. On sait en effet que son antifascisme l’avait conduit à un exil forcé en Calabre. On retrouve des traces de cette détention dans des nouvelles comme Terre d’exil (2), mais pas un mot dans le journal. Une seule phrase, qui lui échappe comme par mégarde, semble faire allusion à cette époque. Encore l’écrit-il à posteriori comme pour regretter un certain passé :

 

« Pendant la période de la clandestinité, tout était espoir ; maintenant tout est perspective de désastre » (Le métier de vivre, page 388)

 

De quoi, alors, traite le journal ? Pavese y parle de lui-même, de sa solitude, de sa difficulté de vivre et des rapports qu’il entretient avec autrui et en particulier avec les femmes. Il aborde aussi longuement son métier d’écrivain et médite sur l’évolution de son style, sur la valeur de ses œuvres, sur le sens de la littérature. À ce titre ce document offre un regard inestimable sur le processus de création, sur l’alchimie mystérieuse qui, du moi intime, fait jaillir une œuvre qui sera lue par tous. On est ici au croisement de l’homme (en tant qu’individu) et de l’écrivain.

 

La littérature, une manière d’exprimer le « moi ».

 

Pavese, au début de son journal, en 1935 donc, se rend compte que les poèmes qu’il est en train d’écrire sont enracinés dans sa région natale, c’est-à-dire Turin et ses environs. (3) D’un côté il a conscience que son inspiration émane directement de cette région, qu’elle y puise sa force (au point qu’il ne pourrait pas décrire un paysage situé ailleurs car alors il n’en connaîtrait pas l’âme profonde), mais de l’autre il craint de tomber dans le régionalisme mièvre. Il se rend compte qu’il y a là une carence, une faiblesse et se l’avoue lucidement :

 

« Je ne suis pas encore sorti de la simple ré-élaboration de l’image matériellement représentée par mes liens originels avec mon milieu. » (Op. Cit. page 19)

 

Il est donc dans une impasse. Mais il comprend aussi qu’il s’est mis à créer un univers à part entière et que cet univers il en a connaissance après l’avoir créé, non avant (voir page 21). Il pressent qu’il peut faire autre chose que de reproduire simplement ce qu’il connaît (sa région, ses émotions passées) et qu’il lui faut aller de l’avant. Mais aussitôt surgit un autre problème :

 

« Est-il possible de donner une valeur " d’appartenance à un ensemble " à un poème conçu en soi, au hasard de l’inspiration ? » (Op. Cit. page 27)

 

Autrement dit, si la nature n’est plus la seule source d’inspiration, comment créer une œuvre homogène si celle-ci est composée de poèmes hétéroclites ? Derrière ces propos se cache bien le désir de réaliser un travail structuré et cohérent. Pavese ne veut donc pas se contenter de réunir en recueil des poésies éparses, composées au hasard, selon les influences du moment. Non, il veut que le recueil fini ait une unité intrinsèque. Cette unité, c’est dans sa vision pessimiste du monde qu’il va la trouver :

 

« Il me semble que je découvre ma nouvelle veine. Il s’agirait de la contemplation inquiète des choses, voire même piémontaises. Je m’aperçois qu’avant je travaillais dans la contemplation éblouie […] et que, après le 15 mai […] entraient un frisson, une tristesse, une souffrance, ignorés auparavant ou durement réprimés. […] Pour avoir une idée claire du passage, confronter le Paysage du fusil avec la Lune d’août : ce qui, dans le premier, était spiritualisation de scène tout entière descriptive, est vraiment, dans le second, création d’un mystère naturel autour d’une angoisse humaine. » (Op. Cit. page 31)

 

Sans s’en rendre compte, c’est donc en lui-même, dans son tempérament, que le poète doit chercher la cohésion de l’œuvre écrite. Pavese le pressent, mais on le voit faire de longs détours du côté d’Homère pour tenter de comprendre ce qui chez les autres assure la cohérence de leur œuvre. Est-ce l’union de la poésie et de la prose propre au récit épique ? Est-ce l’emploi d’adjectifs et de vers récurrents ? Mais de toute façon, comment, au XXe siècle, oser écrire des vers héroïques ? Alors il se tourne vers Pirandello et tente de cerner la faiblesse d’un de ses romans, histoire de na pas tomber dans les mêmes erreurs :

 

« Il n’y a la forme de la solitude que pour chaque personnage pris séparément ; il manque l’épopée du monde des solitaires. » (Op. Cit. page 66)

 

Solitude et désespoir

 

Mais si la solitude et le désespoir doivent constituer le noyau de l’œuvre littéraire, encore faut-il savoir comment exprimer ce que l’on a à dire. Pavese se plonge alors dans des réflexions sur le narrateur (poèmes en « je », ou en « il ») et tente de répondre à la question de savoir qui doit parler : l’auteur, le narrateur ou le héros ? Ses réflexions sont finalement proches de celles de théoriciens comme Genette, qui dans Figures II a bien posé tous ces problèmes (narrateur extradiégétique, etc.) À d’autres moments, Pavese comprend que les personnages de ses nouvelles lui échappent dans la mesure où ils ont leur caractère propre, sans compter qu’en plus de cela les événements arrivent généralement selon des lois déterminées. Il doit donc accepter cet état de fait et en tenir compte, mais ne veut pas que ce soit là le centre de son livre. Autrement dit les personnages et l’aventure que ceux-ci vivent ne sont pour l’auteur que des moyens et non une fin en soi. Le message est ailleurs. Bref, dans ce Métier de vivre, Pavese se montre un écrivain soucieux de réfléchir sur son art et ceci afin de parvenir à une perfection d’expression. Cela reste pourtant un journal et les moments de découragement voire de mépris envers lui-même sont fréquents :

 

« Tu as feuilleté "Travailler fatigue"(4) et cela t’a découragé : composition lâche, absence de tout moment intense qui justifierait la poésie. Ces fameuses images qui seraient la structure imaginaire même du récit, tu ne les as pas vues : cela valait-il la peine de dépenser à cela ton temps de 24 ans à 30 ? A ta place j’aurais honte. ». (Op. Cit. page 122)

 

Mais que faire en effet, quand on constate la faiblesse d’une œuvre antérieure si ce n’est en composer une nouvelle ? Car Pavese n’est pas Flaubert qui n’en finit pas de raturer et de réécrire le brouillon de la veille. Lui, il veut aller de l’avant tout en progressant :

 

« Ecrire, c’est consommer ses mauvais styles en les utilisant. Revenir sur ce qui est déjà écrit pour corriger est dangereux, des choses différentes peuvent se juxtaposer. La technique n’existe donc pas ? Si, mais le nouveau fruit qui compte est toujours un pas en avant sur la technique que nous connaissions et sa pulpe est celle qui naît peu à peu à notre insu, sous notre plume. » (Op. Cit. page 162)

 

Ces termes (« à notre insu ») ont toute leur importance. Car si Pavese, dans ce journal, se montre un théoricien de l’écriture, il est clair qu’il n’agit de la sorte qu’une fois l’œuvre achevée. Au moment de l’inspiration, il lui faut conserver un certain mystère :

 

« Une œuvre d’art ne réussit que lorsqu’elle a pour l’artiste quelque chose de mystérieux. Naturel : l’histoire d’un artiste est le dépassement successif de la technique utilisée dans l’œuvre précédente, par une création qui suppose une loi esthétique plus complexe. L’autocritique est un moyen de se dépasser soi-même. L’artiste qui n’analyse pas et qui ne détruit pas continuellement sa technique est un pauvre type. » (Op. Cit. pages 199 et 200)

 

Le moins que l’on puisse dire c’est que Pavese se montre exigeant avec lui-même et qu’il n’est certainement pas le « pauvre type » dont il vient de parler. Pourtant, il est des pages où il se regarde sans tendresse et où il semble douter de la qualité même de son œuvre.

 

Monde onirique

 

Nous venons de dire que l’art décrire n’était pas que de la technique et qu’un certain mystère devait présider à la création d’une œuvre. Pavese en est tellement convaincu qu’il se tourne souvent vers le monde onirique. Il note dans son journal les rêves de sa nuit précédente, tente de les expliquer et y voit surtout comme un laboratoire naturel de la création. Il est littéralement fasciné par ces histoires nocturnes qui prennent vie à note insu, sans qu’un auteur conscient n’ait eu à les structurer. Il en arrive même à se demander, devant des rêves récurrents, si ceux-ci ne préexisteraient pas à leur invention par le dormeur :

 

« Ce serait vraiment un monde existant où nous entrons chaque fois que nous dormons (et les rêves nous attendent aux différentes profondeurs, nous ne les créons pas). » (Op. Cit. page 202)

 

Ecrire, c’est bien, mais pour qui écrit-on, finalement ? Car si on veut que le métier d’auteur ait un sens, la présence d’un public qui lise est indispensable. Pavese, qui travaille dans une maison d’édition prestigieuse, le sait bien. Or ce public, il commence à exister pour lui. Le succès vient lentement mais sûrement. Pourtant une faille demeure au fin fond de lui-même, une déchirure qu’il ne parvient pas à cicatriser et dont nous allons reparler quand nous aborderons les causes de son suicide :

 

« Ton malheur particulier - qui est celui de tous les poètes – réside en ceci que, par vocation, tu ne peux avoir qu’un public, et qu’au lieu de cela tu cherches des âmes sœurs. » (Op. Cit. page 247)

 

Est-ce à dire que Pavese écrirait par manque d’amour, pour chercher à briller aux yeux des femmes ? C’est aller un peu vite en besogne, mais il y a de cela. On a l’impression qu’au cœur de son désir d’écrire se trouve la solitude et l’absence de regard des autres. L’écriture serait donc une catharsis en quelque sorte, un moyen de combler ce vide insupportable. Non pour obtenir un succès mondain, mais pour coucher sur le papier le meilleur de lui-même et attirer enfin l’attention de quelqu’un qui pourrait le comprendre. Et qui pourrait mieux le comprendre si ce n’est une femme, « une âme sœur » comme il dit ? En fait nous touchons ici le nœud fondamental où tout s’interpénètre. Pavese est avant tout un homme et plus exactement un homme qui souffre. Il ne pouvait donc qu’écrire. Mais s’il écrit, c’est avec le secret espoir de résoudre ses problèmes ou du moins de les dépasser. Or nous le retrouvons plus seul qu’avant décrire puisqu’il se rend compte que les femmes qui l’approchent ne le respectent que pour son succès et non pour lui-même.

 

« Ne pas oublier que l’on compte pour ce qu’on est et non pour ce qu’on fait. » (Op. Cit. page 249)

 

« Pour ce qu’on est », c’est-à-dire une personnalité spécifique et non un quelconque éditeur ou un quelconque écrivain. C’est l’individu qui est le centre de tout. Le reste, tout le reste, n’est que moyen pour exprimer cette vérité. Encore faut-il définir ce qu’est véritablement l’individu. Nous avons déjà vu plus haut que Pavese accorde beaucoup d’importance à la région dont il est issu, dans laquelle il prétend avoir puisé une partie de son âme. Mais ce qui fait un homme ne saurait se réduire à un groupe ethnique ou à un paysage. Le plus important est ailleurs, dans les gestes quotidiens accomplis. Dès lors, pour Pavese, le passé va constituer un thème de prédilection. En regardant derrière lui, dans les gestes déjà accomplis, il va tenter de trouver une définition de son être présent et sans doute aussi essayer de deviner ce qu’il adviendra de lui demain. Se replonger dans le passé, c’est trouver la clef de la vie et en même temps c’est donner un sens à la fuite du temps. Si en plus il se met à écrire sur ce passé, en puisant dans ses souvenirs les thèmes de ses romans et de ses nouvelles, alors il parvient à revêtir ces faits irrémédiablement accomplis d’une aura mythique. La littérature est donc un moyen de sacraliser le passé en donnant aux événements un relief qu’ils n’avaient pas forcément au moment des faits (on retrouve là Homère et ses récits épiques ainsi que le dépassement de la poésie, par définition intemporelle, dans un récit narratif et historique). Pourtant, il ne s’agit pas de raconter des faits réels, tels qu’ils se seraient passés, mais de s’appuyer sur ce passé pour imaginer une trame narrative qui se suffise à elle-même, qui tienne sa propre logique et qui donc engendre elle-même les événements imaginaires racontés. La littérature n’est donc pas la réalité mais l’idée que l’on s’en fait. Pavese va même plus loin. Quand il regarde son passé derrière lui et qu’il remonte par exemple à l’enfance, il s’aperçoit que ce qui l’a ému quand il était petit ce sont moins des faits objectifs que le regard qu’il a été amené à porter sur ces faits par les contes et les récits qu’il avait entendus :

 

« Étant enfant, on append à connaître le monde non - comme il semblerait – par un contact immédiat et original avec les choses, mais à travers les signes des choses : mots, vignettes, récits. Si l’on examine un quelconque moment d’émotion extatique devant quelque chose de ce monde, on s’aperçoit que nous nous émouvons parce que nous nous sommes déjà émus, et que nous nous sommes déjà émus parce qu’un jour quelque chose nous est apparu transfiguré, détaché du reste, à cause d’un mot, d’une fable, d’une idée qui s’y rapportait. Naturellement, à cette époque, cette idée nous atteignit comme réalité, comme connaissance objective et non comme invention. (Puisque l’idée que l’enfance serait poétique est seulement une idée de l’âge mûr.) » (Op. Cit. page 290)

 

Un univers de mots

 

En résumé : l’enfant, par les contes qu’il entend, acquiert une certaine manière de voir le monde. Il idéalise les lieux qu’il connaît (lesquels servent de base à la structuration de sa personnalité). Plus tard, devenu adulte, il recréera par la littérature des lieux mythiques identiques à ceux de cette enfance. Pour un écrivain, des mots comme « pré, forêt ou grotte», ordinaires en eux-mêmes, renvoient donc à tous les prés, forêts ou grottes en « les animant d’un frisson symbolique. » (Op. Cit. page 306). Les mots renvoient au mythe, le mythe à l’enfance et l’enfance aux mots entendus. Le cercle est bouclé.

 

L’univers pavésien est donc avant tout un univers de mots. Car derrière eux se trouve le sens de la vie. D’ailleurs, ce qui compte chez un individu, ce sont moins ses actes que ce qu’il est au fond de lui-même :

 

« Ce n’est pas l’agir mais bien l’être qui doit avoir la primauté définitive. » (Op. Cit. page 329).

 

Nous sommes donc loin de JP Sartre et de son existentialisme. L’homme Pavese, pourtant, n’avait pas manqué de faire des choix et d’agir pour changer son époque, notamment lorsqu’il avait lutté contre le fascisme ou encore quand il avait adhéré au parti communiste. Comme écrivain, par contre, il ne prend vie que par les mots car c’est par eux qu’il tente de dire qui il est vraiment (et non ce qu’il fait). Voilà sans doute pourquoi les événements de la guerre ou de la clandestinité n’ont pas laissé de trace dans son journal, comme nous l’avions souligné au début de cet article. C’est que pour lui l’essentiel n’est pas dans les faits extérieurs et éphémères (même s’il est impliqué dedans) mais bien dans la tentative qui est la sienne de se définir et de trouver dans son moi intime le sens de sa vie.

 

Maintenant, de tout ce qui précède, il ne faudrait pas s’imaginer que Pavese a de lui-même une haute opinion. Ce serait plutôt le contraire. S’il a conscience de son génie d’écrivain, il relativise aussitôt ce fait en avouant que ce n’est là que de la technique. Par contre, quand il s’agit de juger sa personnalité en tant qu’homme, il n’y a pas pire censeur que lui :

 

« Le sentiment terrible que tout ce que l’on fait est de travers, et ce qu’on pense, et ce qu’on est. Rien ne peut te sauver, parce que, quelque décision que tu prennes, tu sais que tu es de travers et en conséquence ta décision l’est aussi. » (Op. Cit. page 360)

 

Au contraire d’un Sartre ou d’un Malraux ce n’est donc pas par ses actions qu’il peut donner un sens à sa vie puisque celles-ci ne peuvent qu’être mauvaises. Et elles le sont parce que sa personnalité serait « de travers ». On est donc là en présence d’un complexe certain, d’une cassure, qui explique probablement pourquoi Pavese est devenu écrivain : pour tenter de voir clair en lui et pour se justifier d’exister. Il s’agit donc à la fois d’un monologue avec lui-même et d’un cri de désespoir lancé aux autres :

 

« Il est beau d’écrire parce que cela réunit les deux joies : parler tout seul et parler à une foule. » (Op. Cit. page 371)

 

Pourtant le succès a pu, à certaines heures, lui procurer un semblant de satisfaction. Cependant, cette joie fut vite éphémère. D’abord parce qu’il n’écrit pas pour la postérité mais pour se comprendre lui-même comme on l’a dit. Ensuite parce que le public contemporain qui l’admire n’est pas celui qu’il recherchait. Il aurait voulu être reconnu par les personnes fréquentées pendant son enfance ou lorsqu’il était jeune homme. Malheureusement, ces personnes à qui il avait envie de dire qui il était ne sont plus là pour l’écouter. Le succès vient toujours trop tard :

 

« Pour que la gloire soit agréable, il faudrait que les morts ressuscitent, que les vieux rajeunissent, que reviennent ceux qui sont loin. Nous l’avons rêvée dans un petit cadre, parmi des visages familiers qui, pour nous, étaient le monde et nous voudrions voir, maintenant que nous avons grandi, le reflet de nos entreprises et de nos paroles dans ce cadre. Ils ont disparu, ils sont dispersés, ils sont morts. Ils ne reviendront jamais plus. Et alors nous cherchons autour de nous, désespérés, nous cherchons à reconstituer ce cadre, ce petit monde qui nous ignorait mais qui nous aimait et devait être étonné par nous. Mais il n’existe plus. » (Op. Cit. pages 424 et 425)

 

Le 22 juin 1950, alors qu’il se prépare à un voyage pour Rome qui va représenter le point d’orgue de sa carrière littéraire, il note ces deux mots : « Et ensuite ? Et ensuite ? » (Op. Cit. page 462) Le 27 août 1950, Cesare Pavese mettait fin à ses jours.

 

Pavese et la femme.

 

Dans les papiers de l’auteur fut retrouvé, outre Le Métier de vivre dont nous parlons ici, un recueil de poèmes au titre prémonitoire : La mort viendra et elle aura tes yeux. Il s’agit en fait de dix poésies écrites pour Constance Dowling, une actrice américaine dont il était tombé éperdument amoureux. Ceci nous amène à nous pencher sur les rapports difficiles que Pavese entretenait avec les personnes de l’autre sexe.

 

Au début de son journal, il évoque ce qu’il appelle sa misogynie. Il s’agirait plutôt d’une peur de la femme qui débouche sur un repli sur soi. Pour se protéger lui-même, il évite les contacts et refuse de tomber amoureux. Evidemment, comme on s’en doute, il ne parviendra pas longtemps à respecter ces préceptes. Il connaît quelqu’un, cherche avec cette personne une relation étroite, trop fusionnelle peut-être. Il attend tout de cette femme, espère qu’elle viendra donner un sens à sa vie. Puis c’est l’échec. La douleur de la rupture est intense, il se jure qu’on ne l’y reprendra plus et pourtant cela recommence. Il multiplie alors les conquêtes, mais en pure perte puisque l’échec est toujours au bout de la route. Il a envers lui-même des mots étranges, très durs :

 

« Elle a fait que j’ai eu une aventure durant laquelle j’ai été jugé et déclaré indigne de continuer. » (Op. Cit. page 46)

« Il vaudrait mieux qu’il ne fût jamais né l’homme qui éjacule trop rapidement. C’est là un défaut qui justifie le suicide. » (Op. Cit. page 69)

 

Il semble donc bien que Pavese ait souffert de problèmes d’impuissance et que ceux-ci soient à l’origine de ses nombreuses ruptures. Encore peut-on supposer que ce n’était pas là la seule difficulté qu’il rencontrait. En fait, il attendait de la femme un amour absolu et donc que celle-ci soit prête à se sacrifier entièrement pour lui. Ou, pour le dire autrement, il sentait que l’autre ne s’abandonnait pas pour lui uniquement mais d’abord pour y trouver un profit personnel. C’est pourtant là une démarche légitime : on peut admirer son compagnon ou sa compagne pour son caractère, son prestige, sa personnalité. Quelque part, on est heureux de connaître une personne possédant autant de mérites. On l’aime précisément pour ces qualités, qui nous sont agréables. Et bien Pavese ne veut pas de cet amour là, qu’il considère comme intéressé de la part de l’autre. Il voudrait que cet autre se donne à lui uniquement parce qu’il est lui (et non pas parce qu’il est la somme d’une série de qualités). Il y a là, assurément, une sorte d’immaturité affective, sur laquelle nous laisserons se pencher des spécialistes plus compétents que nous en matière de psychologie. Pavese pourtant nous donne suffisamment de pistes :

 

« Personne ne jette un coup d’œil sur toi […] si tu n’as pas cette puissance qui irradie. Et les femmes te disent "qu’importe ? etc." mais en épousent un autre. Et se marier veut dire construire une vie. Et toi tu ne t’en construiras jamais une. Cela veut dire avoir été enfant trop longtemps. » (Op. Cit. page 91)

 

Si cette idée du mariage le tracasse, c’est qu’il y voit une preuve de confiance de la part de la femme. Or nous venons de voir qu’il met la barre si haut (être aimé pour lui, ontologiquement en quelque sorte, et non pour ses qualités) qu’il lui est impossible de trouver l’âme sœur. Le début de la relation se passe bien, puis il se bloque en découvrant que l’autre ne serait pas prête à donner sa vie pour lui. Surviennent alors les problèmes sexuels et il se méprise tandis que la femme, patiente au début, finit par se lasser. Quelque part il admire les hommes en pleine maturité qui ont suffisamment de caractère pour se suffire à eux-mêmes. Lui, au contraire, a besoin des autres et surtout d’une femme pour se rassurer. Il n’existe en fait que par l’amour qu’une compagne pourrait lui donner, car cet amour serait la preuve qu’il vaut vraiment quelque chose. D’où sa méfiance quant aux raisons qui poussent les femmes vers lui et ses continuelles déconvenues. Il se retrouve donc seul et n’en finit pas de se demander pourquoi cette solitude le fait souffrir et pourquoi il ne parvient pas à se suffire à lui-même. Tout cela, bien entendu, se croise avec ses activités d’écrivain et ses motivations à écrire. À ce propos, revoici l’extrait déjà cité plus haut :

 

« Ton malheur particulier – qui est celui de tous les poètes – réside en ceci que, par vocation, tu ne peux avoir qu’un public, et qu’au lieu de cela tu cherches des âmes sœurs. » (Op. Cit. page 247)

 

L’être et non le paraître

 

Il écrirait donc pour combler un vide existentiel et pouvoir se confier. Mais ce public qui naît de la notoriété et du succès ne lui apporte évidemment aucun réconfort, même si c’est à lui qu’il pense au moment où il écrit. L’exercice de la littérature devient donc un exercice vain. Pourtant, de même qu’il n’en finit pas de réessayer des tentatives auprès des femmes (il est significatif que, dans la phrase citée, il dise « les âmes sœurs » et non pas « l’âme sœur »), il n’en finira pas d’écrire et de clamer sa solitude. Le problème ne trouvera jamais de fin :

 

« Les artistes intéressent les femmes non point en tant qu’ils sont artistes, mais en tant qu’ils réussissent dans le monde. » (Ibidem)

 

Par de tels propos désabusés il réaffirme une nouvelle fois que pour lui ce qui compte c’est l’être et non le paraître. Il veut être aimé pour ce qu’il est et non pour ce qu’il a fait. Dès lors, on comprend qu’à ses yeux ce n’est pas dans le temps (là où se déroule une action) mais dans l’éternité que se trouve la valeur suprême. On n’est pas loin de la religion et des conceptions métaphysiques. Pourtant il ne s’abandonne pas à un Dieu créateur bon et omniprésent (dans lequel il aurait enfin pu trouver le réconfort et la compréhension). C’est plutôt en lui-même qu’il cherche cette éternité et cette perfection. En se réalisant pleinement, en atteignant sa perfection personnelle, en accomplissant vraiment sa nature, l’individu atteint enfin son salut éternel. Mais on vient de voir que cet accomplissement personnel, si Pavese réussit assez bien à le mener à son terme en tant qu’écrivain, il est loin d’y parvenir dans ses relations intimes. Certes il a bien des amies qui l’écoutent, mais cela ne suffit pas :

 

« Tu es seul. Avoir une femme qui parle avec toi n’est rien. Seule compte l’étreinte des corps. Pourquoi, pourquoi n’as-tu pas cela ? Tu ne l’auras jamais. Tout se paie. » (Op. Cit. page 364)

 

Ne réussissant à arracher aux femmes « qu’une grimace de mépris » (Op. Cit. page 374), il écrit pour se confier. Mais quand, aux prix d’une longue fatigue et d’une longue tension, le livre est publié, il s’aperçoit qu’il ne signifie rien si aucune présence humaine ne vient consoler l’auteur en retour. Le succès n’est rien, n’apporte rien. Et Pavese reste seul à parler dans le désert et à « être seul nuit et jour comme un mort » (Op. Cit. page 375) Au cours du journal on sent pourtant une modification s’opérer dans la manière dont il envisage la solitude. Elle qui était tant redoutée, à partir de l’année 1947 voilà qu’elle est valorisée :

 

« Si vive que soit la joie d’être avec des amis, avec quelqu’un, celle de s‘en aller seul, après, est plus forte. » (Op. Cit. page 391)

 

Est-ce une manière habile d’apprendre à aimer une situation dont on ne peut de toute manière pas sortir ? Une sorte de fatalisme, en quelque sorte, ou encore une façon d’atteindre à une certaine maturité ? Rien n’est moins sûr. Le lecteur a plutôt l’impression, en lisant les cent dernières pages du Métier de vivre, que Pavese s’enfonce irrémédiablement dans une espèce de dépression. Ainsi le fait même d’écrire, qui lui apportait tant de soulagement est soudain vu comme un simple métier qui lui prend tout son temps. Entre les moments où il cherche des thèmes et ceux où il rédige, il ne lui reste plus de temps pour vivre. Ecrire deviendrait donc une corvée ou en tout cas une activité qui le distrairait de l’essentiel, à savoir penser à lui. Mais quand il parvient à trouver un peu de temps pour sa propre personne, il plonge alors dans des introspections qui le démoralisent encore davantage. Ainsi il se rend compte que ce qu’il désirait le plus étant plus jeune, il l’a obtenu (dans ces moments, pudiquement, il ne fait plus allusion aux femmes. Aurait-il perdu tout espoir à leur égard ?) : Il est devenu écrivain, il est célèbre, il est reconnu socialement, il maîtrise à la perfection la technique romanesque. Autrement dit, il est parvenu au sommet. Le risque est alors de retomber, de perdre cette maîtrise, ce succès et c’est là une nouvelle source d’angoisse. Et ce n’est pas tout : maintenant qu’il a tout obtenu, il se rend compte que cela ne représente rien et que la vraie vérité se trouvait dans son enfance ou dans sa première jeunesse. Or cette période il l’a gâchée en ne le vivant pas et en la remplaçant par ces rêves qui sont maintenant réalisés (gloire, écriture, etc.). Autrement dit le passé comme le présent apparaissent subitement singulièrement vides de sens. D’ailleurs, d’une manière générale, tout lui paraît insipide. Il ne parvient plus à s’émerveiller comme par le passé :

 

« Nuit limpide, nettoyée, mordante. Naguère, cela m’excitait les sens. Maintenant non. Il faut que je me rappelle et que je me dise « C’est comme alors » pour la sentir. Et cette envie de dire, de m’imposer ne m’envahit plus non plus. Est-ce dû à l’éternelle angoisse, à la névrose du déjà advenu, du cataclysme imminent ? » (Op. Cit. page 425)

 

À un autre endroit, ce métier d’écrivain qu’il critiquait précédemment parce qu’il lui prenait tout son temps devient subitement sa seule raison d’exister, le dernier rempart de l’habitude qui l’empêche de sombrer. Il ne se maintient plus que par le travail. Même Rome, qui l’avait toujours enchanté ne lui dit plus rien. Il ne retrouve plus les impressions des voyages antérieurs, il n’y a plus d’émerveillement, simplement une impression de déjà vu. Il en arrive, lui qui avait toujours parlé du suicide comme d’une solution possible, à regretter cette époque où il avait la force de passer à l’acte s’il le désirait. Vouloir mourir était encore une manière de se révolter et donc de vivre. (4) Il n’en est plus là en janvier 1950 :

 

« L’idée du suicide était une protestation de vie. Quelle mort que de ne plus vouloir mourir. ». (Op. Cit. page 448)

 

Humiliation

 

En mars 1950, alors qu’il est amoureux de Constance Dowling et que celle-ci ne se manifeste pas, il écrit une phrase éclairante. Les commentateurs ultérieurs qui ont expliqué son suicide par cette seule déception amoureuse feraient bien de la relire car elle prouve que le malaise chez lui était très profond :

 

« On ne se tue pas par amour pour une femme. On se tue parce qu’un amour, n’importe quel amour, nous révèle dans notre nudité, dans notre misère, dans notre être désarmé, dans notre néant. » (Op. Cit. page 448)

 

Il parle encore de son engagement politique, qui l’écrase ou des récompenses mondaines qui l’attendent à Rome et qui lui pèsent énormément. Il se dit par ailleurs qu’il a accompli son rôle public en donnant de la poésie aux hommes. Puis le 17 août il écrit cette phrase qui prouve à quel point il intériorise ses échecs et retourne tout contre lui :

 

« Les suicides sont des homicides timides. Masochisme au lieu de sadisme. » (Op. Cit. page 465)

 

Autrement dit, humilié dans ses rapports avec les femmes, il a conscience qu’il pourrait retourner contre elles sa violence et sa rancœur et finalement commettre un meurtre. Mais ce n’est pas dans sa nature et à cette attitude il préfère le suicide. Même si à ce moment (ultime mépris envers lui-même) il y voit l’acte d’un « timide ». Alors, posément, en cette date du 17 août, il dresse le bilan de l’année écoulée, en précisant que c’est bien la première fois qu’il fait ainsi un bilan d’une année non encore terminée. Ses conclusions sont pessimistes :

 

« En dix ans j’ai tout fait. Quand je pense aux hésitations de jadis. Dans ma vie je suis plus désespéré et plus perdu qu’alors. Qu’ai-je assemblé ? Rien. Pendant quelques années j’ai ignoré mes tares, j’ai vécu comme si elles n’existaient pas. […] Je n’ai plus rien à désirer sur cette terre, sauf cette chose que quinze années d’échec excluent désormais. Voilà le bilan de cette année non terminée et que je ne terminerai pas. » (Op. Cit. page 465)

 

Le journal se clôture le 18 août. Pavese se rend compte que la peur de la douleur fait reculer l’idée du suicide. Et il ajoute, avec un dernier mépris pour lui-même :

 

« Et pourtant tant de petites femmes l’ont fait. » (Op. Cit. page 466)

 

Et enfin, ces mots terribles :

 

« Pas de paroles. Un geste. Je n’écrirai plus. » (Ibidem)

 

Ainsi mourut Pavese, comme l’héroïne de sa nouvelle Entre femmes seules, lui qui pourtant, dans Le bel été (5) avait commencé son récit par ces mots si optimistes :  

 

« À cette époque-là, c’était toujours fête. Il suffisait de sortir et de traverser la rue pour devenir comme folles, et tout était si beau, spécialement la nuit, que, lorsque l’on rentrait, mortes de fatigue, on espérait encore que quelque chose allait se passer… » (Le bel été, page 9)

 

Sans doute a-t-il préféré partir précisément parce qu’il ne se passait plus rien.


Jean-François Foulon

 

(1) Cesare Pavese, Le métier de vivre, Folio, 468 pages, 9,50 euros. Les amis de Pavese connaissaient l’existence de ce journal et l’auteur avait demandé à certains d’entre eux qu’il soit publié après sa mort. Le manuscrit a été retrouvé parmi ses papiers après son suicide. Il portait le titre « Le métier de vivre » et entre parenthèses les mots « Journal, 1935-1950 ». La version publiée reproduit le manuscrit original à l’exception de quelques coupures qui concernaient des personnes encore vivantes.

(2) Cesare Pavese, Terre d’exil et autres nouvelles, Folio, 104 pages.

(3) Il est né à Santo Stefano Belbo en 1908, mais c’est à Turin qu’il a passé son enfance et son adolescence. Diplômé ès Lettres, il enseignera quelque temps avant d’entrer aux éditons Einaudi, dont il devient rapidement un des piliers. Son premier recueil de poèmes, Travailler fatigue, est publié en 1936 et est donc postérieur aux réflexions du journal de 1935 dont nous parlons ici.

(4) Dès les premières pages du journal, en 1936, Pavese parle déjà de suicide : « Je sais que je suis toujours condamné à penser au suicide devant n’importe quel ennui ou douleur. C’est cela qui me terrifie : mon principe est le suicide, jamais consommé, que je ne consommerai jamais, mais qui caresse ma sensibilité. » (Op. Cit. page 45) Ailleurs, il ne se résigne pas à la mort naturelle par vieillesse. : « Pourquoi ne recherche-t-on pas la mort volontaire, une mort qui soit l’affirmation d’un libre-choix, qui exprime quelque chose ? Au lieu de se laisser mourir ? » (Op. Cit. page 82) En 1937 il voit dans son impuissance sexuelle un motif suffisant pour se supprimer. Et il explique la différence entre un accident mortel (pur fruit du hasard) et un suicide (acte volontaire qui prend un sens parce qu’il est voulu). Tout au long de son journal il écrit des aphorismes du genre :

« Une bonne raison de se tuer ne manque jamais à personne. » (Op. Cit., page 116)

« Il n’est pas vrai que la mort nous arrive comme une expérience devant laquelle nous sommes tous des débutants (Montaigne) Avant de naître nous étions tous morts. » (Op. Cit., page 148)

« Rappelle-toi toujours que rien ne t’est dû. En fait, que mérites-tu ? La vie t’était-elle due quand tu es né ? » (Op. Cit., page 358)

« Attendre est encore une occupation. C’est ne rien attendre qui est terrible. » (Op. Cit. page 378)

En 1946 il écrit ceci : « Oui, tu es heureux. Tu as la force, tu as le génie, tu as à faire. Tu es seul. Deux fois cette année tu as frôlé le suicide. Tout le monde t’admire, te complimente, te fait fête. Et bien ? Tu n’as jamais lutté, rappelle-le-toi. Tu ne lutteras jamais. Est-ce que tu comptes en rien pour quelqu’un ? » (Op. Cit., page 362) La même année il dit savoir qu’il n’ira pas plus loin. Sans doute continuera-t-il encore un peu à cause de tous les bons résultats qu’il a obtenus, mais il a conscience de l’existence d’une fêlure en lui-même. « Tu iras difficilement plus loin. » (Op. Cit. page 421)

(5) Cesare Pavese, Le bel été, L’Imaginaire Gallimard, 330 pages. Ce volume contient également Le diable sur les collines et Entre femmes seules.


 

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