Le Cheval Péguy. Un mystère, de Jean-Luc Seigle : une biographie vibrante

Charles Péguy est mort il y a  juste un siècle, le 6 septembre 1914. Tout au début de la grande boucherie que fut la Première guerre mondiale.  Lieutenant de réserve, il est tombé au champ d’honneur lors de la bataille de l’Ourcq, du côté de Villeroy, peu avant la  Première bataille de la Marne. L’un des premiers, avec Ernest Psichari et quelques autres, à inaugurer la longue liste des écrivains qui payèrent leur tribut au Moloch. 

 

Qui lit encore l’auteur du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc ? Son purgatoire se prolonge. Sans doute les membres de l’Amitié Charles Péguy s’efforcent-ils, depuis des lustres, avec une louable ardeur, de perpétuer sa mémoire. Chaque année est célébré l’anniversaire de sa mort, et un colloque réunit ceux qui s’intéressent à l’homme et à son œuvre. Sans compter des journées d’études et des conférences. Un site lui est consacré sur Internet. Tout cela, qui est méritoire, suffit à entretenir la flamme. Mais le grand public, de plus en plus étranger, il est vrai, à la chose littéraire, ignore jusqu’à son existence. D’autant qu’il y a beau temps que l’école s’est découvert des missions plus urgentes que de faire découvrir et aimer nos grands auteurs.

 

Et puis il faut bien avouer que Péguy déconcerte. Quel camp politique pourrait le revendiquer sans restriction ? « Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée, a-t-il écrit. C’est d’avoir une pensée toute faite. » Voilà qui décourage toute tentative d’annexion.

 

 Socialiste et libertaire dans sa jeunesse, mu par un idéal qui conjugue sa foi chrétienne et son souci d’égalité et de fraternité,  partisan de Jaurès avant de le dénoncer comme traître en raison du pacifisme de ce dernier, il rejoint, toujours au nom de cette même foi, le camp des patriotes nationalistes. Il multiplie dès lors, dans les Cahiers de la quinzaine, les diatribes contre la modernité et le progrès, porteurs d’un avilissement moral contraire à toutes les valeurs auxquelles il croit et qui sont garantes de la dignité de l’homme.  Une seule constante dans cette trajectoire, l’attachement quasi charnel à la patrie et au catholicisme qui a baigné son enfance.

 

Dans son œuvre, multiforme, torrentueuse, marquée par le mysticisme et un culte pour Jeanne d’Arc qui ne se démentira jamais, des scories, des obscurités et des pépites inestimables. Je tiens, pour ma part, l’Adieu à la Meuse Adieu, Meuse endormeuse et douce à mon enfance… ») pour un des plus beaux poèmes de la langue française. Et des ouvrages comme La Tapisserie de Notre-Dame ou certains passages de son œuvre en prose publiée dans la Pléiade méritent d’être lus et même relus, ne serait-ce que pour le souffle qui les anime.

 

Pour qui souhaiterait découvrir Péguy, le petit essai que lui consacre Jean-Luc Seigle constitue une excellente introduction. Le titre, énigmatique de prime abord, fait allusion au cheval de Jeanne d’Arc, ce cheval dépourvu de nom  dont lui parlaient déjà, dans sa petite enfance, sa grand’mère et sa mère la rempailleuse de chaises.  Quant au sous-titre, Un mystère, il faut, nous prévient l’auteur, le prendre dans le sens d’« un théâtre qui sert à faire vivre les images de la chrétienté peintes à fresque sur les murs ou emprisonnées  dans le plomb des vitraux afin de faciliter, davantage encore, l’entrée dans la cathédrale. » Et l’œuvre de Péguy, toute tendue vers le ciel, tient, en effet, de la cathédrale. Avec, sous la sobriété des voûtes et la pureté austère des flèches de son clocher, tout un foisonnement baroque.

 

Jean-Luc Seigle aborde le sujet avec une passion qui sous-tend d’un bout à l’autre son propos. Cette passion lui vient de son premier contact avec l’auteur de L’Argent. Elle ne s’est jamais démentie. Ni même affadie. Ce « lecteur invétéré de Péguy », comme il se définit lui-même, n’au d’autre ambition que de donner aux autres l’envie de le lire intégralement. Pari ambitieux. Il rappelle à plusieurs égards  Le Mécontemporain d’Alain Finkielkraut (Gallimard, 1992), magistrale réhabilitation de Péguy et critique impitoyable du monde moderne. Mais le ton et le style en sont différents. Plus familiers. Ce sont ceux de la conversation, et ils conviennent à ravir pour aborder un écrivain qui avait fait de l’humilité une vertu cardinale.

 

Telle est le mérite de cette biographie qu’elle nous fait pénétrer quasiment de l’intérieur dans un univers dont quelques clés nous sont livrées. L’une d’elles s’appelle Cécile Quéré, sa mère auprès de laquelle il pratiquera sans relâche cette autre forme d’artisanat qu’est l’écriture. L’autre a pour nom Jeanne d’Arc, clé de voute de l’édifice. « Sa Jeanne, c’est plus qu’une héroïne de l’histoire, c’est le socle de sa vie, c’est l’innocence et les balbutiements inquiets de la pensée, mais c’est aussi la paysannerie, c’est aussi la pauvreté, c’est aussi une chrétienne, c’est aussi une résistante, c’est aussi une volonté de la garder au cœur humain, patriote et sans aucune sainteté. C’est une conscience aigüe de ce qui est juste. ». On mesure à cet extrait l’osmose parfaite entre l’essayiste et son sujet. Et que l’imprégnation peut affecter, mais au meilleur sens du terme, jusqu’au style du premier.

 

Jacques Aboucaya

 

Jean-Luc Seigle, Le Cheval Péguy. Un mystère. Pierre-Guillaume de Roux, coll. « Pièce d’Ecriture », juin 2014, 122 p., 15,50 €

 

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