Jean-Claude Pirotte : le brouillard se dissipe
Le prétexte narratif, l’intrigue – si l’on veut bien – est simple et mince : le narrateur, double de l’auteur, ravive les souvenirs d’une jeunesse éparse, la sienne, relisant les carnets tenus une bonne cinquantaine d’années avant le surgissement de ce cancer et l’apparition de ces métastases bien réelles et d’aujourd’hui. J’ai dépassé la septantaine et je n’ai cessé durant toutes ces années de me consacrer à ma disparition. Là, c’est bien Pirotte (né en 1939), qui se confie. Ce double de l’auteur – le jeune homme d’Une Adolescence en Gueldre (roman paru en 2005) revient sur cette jeunesse rêvée tout autant que vécue, dans les cafés bordant la faculté de Droit d’une ville de province, les cuisines où l’étudiant « latitant » – façon Barnabooth et Larbaud lui-même – s’assoupit dans le train de luxe de l’oisiveté, tout en noircissant ses premières pages d’écrivain. Il tombe amoureux d’une jeune fille, Hannah, qui n’est pas vraiment faite pour lui, l’épouse sur un coup de tête, lui fait un enfant avant de rejoindre Roberte, autre fragment d’un amour dépecé.
Pirotte se confie donc à son lecteur, lui livrant ces lambeaux d’une existence d’une écoeurante banalité. Il serait question de se racheter, et pour se faire, réunir les pièces éparses de ce dossier « judiciaire » afin qu’il tienne debout. Peu importe alors la chronologie, l’auteur a organisé son amnésie, de toute façon la mémoire est tapissée de reflets trompeurs et de miroirs déformants. Ayant tenu le registre des menus faits de son existence, il constate que le temps n’est pas perdu – à peine retrouvé – mais suspendu. Manière de dire qu’il ne passe pas, que la jeunesse est éternelle et qu’il n’y a donc pas lieu de regretter la vie qu’on a vécu, ni celle qu’on a cru vivre. Devant le peu de péripéties de ce livre étonnant, l’auteur confesse qu’écrire est une manie et qu’on écrit toujours le même livre. L’homme est une cassette à souvenirs. Tout se mélange, le temps s’atomise et se recompose comme il peut.
L’auteur se remémore aussi les menus épisodes qui ont forgé sa personnalité, son étrangeté naturelle : mon existence n’a jamais été qu’une suite de brouillons. Une fois n’est pas coutume, c’est ce qui fait le charme de la prose poétique de Pirotte : les aphorismes, les confidences, les bribes de confessions émaillent un texte fragmenté qui se déroule au petit bonheur, et retombe toujours sur ses pattes. Le cancer est la métaphore filée du texte, et l’auteur confie souffrir d’un cancer moral, qui l’a toujours tiré vers le bas : c’est le pire qui m’exalte et me rend peut-être un courage perdu en route.
Alors, malgré toutes ces précautions oratoires, qui auraient vocation à détourner le lecteur comme le personnage de ce « roman » se plaît à dévoyer les femmes et les amis vers la marge, qu’est-ce qui fait qu’on ne se détourne pas, mieux qu’on relit le texte au hasard, en piochant les phrases de cet honnête arnaqueur ? C’est le ton, juste et amical, peu enjoué pourtant, qui touche le lecteur, le poussant à partager cette sincérité non feinte.
La poésie s’invite dans le roman, partout, parce que Pirotte esthétise sans cesse une vie qui manque – comme chacune des nôtres – de panache. A grand renfort de camion de livres, l’écrivain a diffracté, amplifié, embelli sa vie. Ici, les grands frères de plumes – Jacottet, Dhôtel, Baron, Mac Orlan, Arland, Michaux, Joubert, Grosjean et d’autres que j’oublie s’infiltrent dans le récit comme ils ont aidé son auteur à traverser la vie.
Qu’est-ce qu’une vie, au fond ? Un brouillard, peut-être. Une construction branlante, un sujet d’étonnement perpétuel, à l’image de cette mort qui n’en finit pas d’aller et venir. Pirotte cite, à la fin de cette fable, ce roman, ce journal, les Paludes de Gide, lues dans sa jeunesse : Nous avons bâti sur le sable / Des cathédrales périssables. Dans ce monde de tricheurs si contents d’eux-mêmes, le désespoir « souriant » de Pirotte devant la bouche d’ombre est une marque de courage dont l’écrivain n’a pas conscience lui-même. Mais les romanciers ont vocation à tricher devant les faits, comme on trafique les mots et le reste. Le seul fait d’écrire dénature, on ne le sait que trop. Au début du récit, Pirotte se revoit enfant, inspecteur des araignées, observant la toile des tégénaires. La vie est un piège, résistant à l’épreuve des faits. L’écrivain – et chacun de nous autres lecteurs – est tour à tour le fil de l’araignée et la victime qui est prise dans la nasse.
Merci à Jean-Claude Pirotte de nous avoir tricoté ce magnifique memento mori.
Frédéric Chef
Jean-Claude Pirotte, Brouillard, roman, septembre 2013, Le Cherche-midi, 142 pages, 13, 50 €
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J'AI RENCONTRE PIROTTE LA PREMIERE FOIS AVEC ANNIE SAUMON A LA VILLA YOURCENAR IL ETAIT DE LA RACE DES BLONDIN DES VIDALIE DES AUTEURS DONT ON RESSENT TOUT DE SUITE LE VRAI TALENT ET LEUR FACULTE DE FAIRE PASSER HUMANITE A TRAVERS LEUR OEUVRE