Christopher Gérard, le fidèle irrégulier

Il n’est pas aisé de parler froidement et de façon distanciée de l’œuvre d’un ami ; et la chaleur de la passion pourrait quant à elle vite passer pour de la complaisance. J’ai déjà souvent eu l’occasion de dire tout le bien que je pensais de l’œuvre de Christopher Gérard, romancier aussi ancré dans son sol bruxellois qu’il est déraciné de son époque ingrate. Voici que je reçois ses Quolibets, le journal de ses dilections littéraires, dont je connaissais déjà certains des disjecta membra qui le composent, pour les avoir rencontrés sur les tablettes de son site Archaïon ou dans d’autres revues où ce chantre de Sol invictus publie.


Je serai donc concis avant de laisser la parole à l’intéressé. La galerie de 68 (quelle ironie, quand même chez ces réactionnaires!) portraits qu’il aligne ici n’intéressera sans doute que le happy few. Et c’est tant mieux. Parce que si les foules en venaient à se jeter sur un tel ouvrage et à se l’arracher, cela voudrait dire soit qu’elles se sont tout à coup détournées des plaisirs faciles, sous l’effet dont on ne sait quelle réforme endémique ou quel brutal dessillement, ce qui reste du domaine de l’utopie ; soit que l’auteur a trahi, en choisissant de flatter le goût du plus grand nombre plutôt que d’affirmer le sien propre.


Or, Christopher Gérard n’a rien du poseur. Il est homme de fidélité autant que de délicatesse. Il faut donc le croire sur parole quand il décrit en ces termes son idéal littéraire : « La littérature comme sacerdoce. L’écriture comme théurgie, comme exaltation du monde visible et invisible. L’écriture doit consister à chanter les fiançailles et les noces plutôt que le divorce, l’Amour qui tout étreint plutôt que la Discorde aux noires prunelles : l’art comme digue dressée face au déclin, aux forces de la déréliction et de la mort. » Les cyniques au cœur éteint qui ricaneraient face à cette profession de foi, généreuse, dégagée, libre enfin, n’ont qu’à demeurer au bord de la route, c’est leur place. Les autres, tenants d'une vision littéraire, et donc tragique, de l'existence, se mettront en marche, pour suivre la fantasque caravane de ceux que Christopher Gérard nomme les « Nobles voyageurs ».


On croisera dans ces pages des auteurs encore bel et bien vivants, et d’autres disparus – donc rendus à l’immortalité. Ils s’appellent Michel Déon, Pol Vandromme, Gabriel Matzneff, Paul Morand, Jean Clair, Roland Cailleux, Alain de Benoist, Guy Dupré, Jean Forton. Gérard ne les croque pas, non, il les hume, les cerne, les savoure enfin, à petites bouchées gourmandes. Bref, il va à leur rencontre comme peu de critiques contemporains ont l’audace de le faire, et nous donne en partage ses plus lumineux côtoiements.


Il nous offre ainsi de connaître, par réfraction, de sacrés tempéraments. Parmi ce singulier défilé, certains sont loin devant, aux avant-postes, d’autres font mine de traîner un peu ou zigzaguent selon leur caprice. Tous servent un idéal qui ne se formule pas mais qui se communique par les ondes mutiques et sensibles de l’affinité. Ainsi se reconnaissent-ils entre eux, les membres de cette phratrie disparate, qui ne prennent plaisir qu’à arpenter les chemins de traverse. Chemin de quelle solitude, de quelle douleur parfois, mais aussi de quel souverain bonheur…



 

Entretien avec Christopher Gérard


Vous placez votre panthéon sous l’égide de Dominique de Roux, qui semble être le phare vers lequel convergent, peu ou prou, tous les noms rassemblés dans Quolibets. En outre, de nombreux auteurs que vous citez n’ont pas (encore) accédé à la visibilité du succès qu’ils mérit(ai)ent. Est-ce à dire que selon vous, pour être un bon écrivain, il faut se maintenir dans une zone obscure, secrète, être « rare » pour reprendre un adjectif que vous affectionnez ?

Comme je le précise dès les premières pages, Quolibets est un journal de lectures, par définition lacunaire et subjectif. Bien des auteurs que j’aime manquent à l’appel, de Borges à Waugh, de Roth (Joseph !) à Corti. Si les Dieux me prêtent vie, je présenterai un jour mon Walhalla littéraire.

Je ne sais pas s’il faut être « rare », en revanche je fais mienne l’injonction de mon cher Stendhal dans son Journal : être soi-même. Léautaud, un autre confrère que je place très haut, ne pensait pas autrement. Aujourd’hui, alors qu’imposteurs et charlatans sont encensés de manière absurde, que le tintamarre des médias recouvre tout de sa gluante mélasse, je sais que « celui qui se respecte ne peut vivre que dans les interstices de la société », pour citer Gómez Dávila (j’adore citer, c’est un vice que m’ont enseigné mes professeurs de philologie classique). C’est ce que j’appelle la secessio nobilitatis : retrait ironique pour sauvegarder l’empire de soi-même, regard critique sur une modernité destructrice et ses parodies, refus passionné de la veulerie et de l’ensauvagement.


Duquel des écrivains disparus que vous citez et que vous n’avez pas connu auriez-vous aimé être l’ami ou du moins le proche ?

Dangereuse question, mon cher ! Je donnerais vos deux bras pour m’asseoir aux pieds d’Homère scandant l’Odyssée, partager un sorbet chez Tortoni avec Stendhal, boire une coupe de champagne en compagnie des Morand, me faire enguirlander par Céline, écouter Jünger réciter Hölderlin … ou Jacques Laurent dicter une page de Caroline chérie* !


Michel Déon disait à propos du critique belge Pol Vandromme : « Il parle uniquement de ce qu’il aime et réfléchit bien avant de se laisser aller à une colère ». Est-ce cela qui vous a insufflé l’idée de ne retenir ce qui vous plaisait, parmi vos lectures ? La polémique littéraire vous apparaît-elle comme un exercice stérile ?

Sauf en cas d’imposture manifeste, je préfère en effet le silence à la polémique où l’on s’épuise en vain. Comme je le précise d’emblée, je préfère célébrer les noces que le divorce. Et, en fait, je choisis mes lectures, qui ne relèvent pas d’une occupation salariée mais de mon seul bon plaisir. Je lis ce qui me plaît et non ce dont il faut parler dans les gazettes ou « dans les dîners en ville », pour citer une expression désormais dénuée de sens, car les gens semi-cultivés ne vous parlent plus que d’émissions télévisées (« j’ai vu sur Arte, blablabla ») ou d’expositions que l’on visite les écouteurs aux oreilles. Le temps m’étant compté, je tâche de lire des auteurs dont je sais - ou perçois par de mystérieuses antennes – la valeur et l’authenticité. Je ne suis pas de ces critiques qui s’époumonent à vitupérer les nullités : tout simplement, je les ignore. Parler de ces gens, c’est les faire exister davantage. Flatus vocis. Les lire, c’est se polluer l’esprit et perdre son temps. Noli me tangere.


A l’inverse, on devine en filigrane des portraits que vous alignez l’intention de créer une famille spirituelle… Les générations se côtoient, entre mort et vivants, Hussards de la première génération et Jeunes Turcs de la dernière pluie, dans un joyeux pêle-mêle. Voyez-vous cependant une constante se dessiner au fil du recueil ? N’y a-t-il que le souci du style pour les fédérer ? Comment qualifieriez-vous cette famille ?

Les Nobles Voyageurs. Les écrivains initiés, les porteurs de lumière, que sais-je encore ? Peut-être les Cavaliers seuls. Esthètes, ils ont en commun l’amour du vrai et du beau ; réfractaires, ils font preuve d’indocilité. Esprits tragiques, ils partent sans illusions à la chasse au bonheur. Je cite dans mon livre une phrase bien connue de Nimier qui me plaît à la folie et qui pourrait résumer cela : « Nous sommes quelques-uns dont les traits communs sont un certain sérieux, un besoin de vérité, un air sombre. Mais les choses sont établies de telle sorte que nous faisons figure d’esprits légers (…) Nous sommes les libertins du siècle. »

Si je cite Nimier, ce n’est pas pour me constituer à la hâte une panoplie d’arrière-néo-hussard, en laquelle je ne crois pas (comme du reste je ne crois pas aux panoplies littéraires, quelles qu’elles soient, car elles relèvent d’un jeu de rôle sans rien d’authentique). Non, je partage sincèrement avec l’officier perdu, comme je l’appelle dans Quolibets, ce sentiment d’être exilé chez mes contemporains, d’aller à rebours du siècle. J’aime les cœurs rebelles, que je ne confonds pas avec les marginaux, si souvent récupérés et métamorphosés en notaires de la parole. De toutes les fibres de mon être et depuis toujours, j’appartiens à l’Europe secrète, en apparence submergée - mais, pareille au Soleil, invaincue.

Quant au style, je tâche de m’inspirer d’une lignée claire ou sévère, la seule qui me soit lisible : Stendhal, Léautaud, Morand – pour faire bref. J’ai en horreur les bavards et les cacographes, le charlatanisme et le jargon – particulièrement celui des « sciences » humaines, qui pollue tant de livres contemporains et les fait vieillir à toute allure. Voilà pourquoi je lis peu la presse et je n’écoute jamais ni la radio ni la télévision, pour me préserver des toxines.

Etant d’Athènes et disciple du divin Platon, pour qui le Vrai, le Bien et le Beau sont consubstantiels, je sais qu’utiliser le mot juste, c’est faire preuve à la fois de courage et de probité. Suivant d’Apollon, je me rappelle que le Dieu Archer est celui de la claire rigueur, de la mise en forme, du métron ariston : proportion, beauté, ordre et mesure. Comme nous l’enseignent Horace et Plutarque, le poète a pour mission de rayonner, d’ennoblir l’homme en lui révélant le sens de la cohérence et de la mesure. C’est en cela que l’écriture relève à mes yeux de la fonction sacerdotale : elle a pour rôle de créer de la beauté et d’initier à l’excellence. Nul doute que ces propos « intempestifs » me feront taxer d’illuminé, mais tant pis : j’assume ma fidélité à Delphes l’Immuable.

Philo-logue, c’est-à-dire amoureux de ma langue, je sais que défendre celle-ci, c’est lutter contre la tyrannie, qui génère toujours une corruption du langage sur laquelle s’appuyer. Pourquoi croyez-vous que les pédocrates s’attaquent avec une telle hargne aux cours de latin et de grec ? Pourquoi la grammaire et l’orthographe françaises sont-elles systématiquement raillées, triturées, et pour finir désapprises ?


Vous vous êtes jusqu’à présent brillamment illustré dans le roman et la critique. Pourriez-vous envisager de quitter ces genres, pour la poésie par exemple ou des narrations plus brèves telles que la nouvelle ?

Pourquoi pas en effet, mais je n’aime pas parler de mes projets, car, en Vieux Romain superstitieux, je crains de les vider de leur substance.


Une dernière question, au scrutateur du passé que vous êtes, si vous voulez bien un moment tourner le regard vers le présent et même (aïe, je sais, c’est douloureux) le futur : de quel profil de grand écrivain aurait bien besoin ce XXIe désabusé et confus, tout acquis aux pseudos miracles de la technologie et au virtuel, mélange improbable d’immaturité et de gâtisme, anti-littéraire au possible, pour lui remettre les idées en place et lui administrer la claque dont il aurait bien besoin ?

Mon cher, lisez Quolibets et mes Opera omnia, disponibles sur Japon impérial à L’Age d’Homme, la maison des dissidents, et vous aurez la réponse à votre pertinente question.


* Caroline Chérie vient d’être réédité par Arnaud Le Guern, chez Archipel.


Entretien réalisé par Frédéric Saenen (avril 2013)


Christopher Gérard, Quolibets. Journal de lectures, L’Âge d’homme, mai 2013, 224 pp., 14 €. 


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