Cicéron, Fins des biens et des maux

Fins dernières


Nouvelle traduction du De Finibus de Cicéron. Où l’on pose que la mort est peut-être un terme, mais n’est en aucun cas une fin.


Tout au long de sa carrière politique, Cicéron avait su se tirer de situations difficiles, voire périlleuses — on dirait aujourd’hui qu’il avait su rebondir —, mais, avant même l’assassinat de César — qu’il aurait, selon Carcopino, approuvé au moins tacitement —, il sent que le vent devient trop mauvais pour lui et décide de se retirer définitivement des affaires pour se consacrer exclusivement à la philosophie. Calcul juste, mais à moitié juste seulement, car la philosophie, quand elle est romaine, et donc pragmatique, ne saurait se détacher totalement de la politique : si Cicéron a bien vu la tournure que vont prendre les événements, sa réflexion philosophique l’amène à dénoncer les aspirants tyrans qui détournent à leur profit les institutions républicaines. De tels propos dérangent. En 43, à la suite d’un accord conclu entre Antoine et Octave, il est assassiné, ou, plus exactement peut-être, se laisse assassiner par des séides du premier.


Le De Finibus est l’un des multiples traités écrits pendant les trois ans qui ont précédé sa mort. Une nouvelle traduction, due à José Kany-Turpin (la même qui a naguère ébranlé d’heureuse manière les chaumières latinistes par sa version en vers libres du De Natura rerum), paraît aujourd’hui en GF sous un titre, Fins des biens et des maux, qui entend refléter comme il convient la polysémie du titre original, où le mot finibus désigne tout à la fois les limites et la finalité de l’existence humaine, ce qui revient à poser la question de savoir si les homoncules que nous sommes peuvent trouver un moyen de dépasser leur condition.


« Va donc, hé, doxographe ! » continuent de dire à Cicéron, au moins en substance, certains commentateurs, aujourd’hui encore. Les encouragent dans cette voie certaines éditions partielles, des tirés à part, pour ainsi dire, de ce De Finibus, se présentant chacun comme de petits mémentos de la philosophie épicurienne ou de la philosophie stoïcienne. Mais une telle segmentation, si pratique qu’elle puisse être à certains égards, constitue un contresens total. Pris séparément, les éléments exposés par Cicéron n’ont rien de spécifiquement nouveau et sont empruntés aux différentes philosophies qu’il a pu rencontrer et en Grèce et à Rome ; mais, bien avant Pascal, il a maintes fois déclaré avec raison qu’il n’existe guère de pensées nouvelles en elles-mêmes, et qu’une pensée nouvelle est presque toujours le résultat d’une compositio, d’un agencement différent de pensées déjà existantes (de la même manière que l’art de l’orateur — voisin de celui du poète… — consiste le plus souvent à créer de l’inédit en alliant de façon inattendue des mots puisés dans le langage commun ; on parle alors de compositio verborum). Bref, il ne saurait y avoir de pensée que dynamique, et l’on ne s’étonnera pas que, fidèle en cela à la tradition platonicienne, Cicéron ait écrit pratiquement tous ses traités sous la forme de dialogues.


Injustice et ironie du sort : comme beaucoup des sources dont il s’inspire ont aujourd’hui disparu, certains en profitent pour l’accuser de plagiat, et, qui plus est, de plagiat maladroit. Mieux inspirés sont ceux qui saluent son travail de passeur. Sans Cicéron seraient demeurées dans l’oubli nombre de thèses auxquelles il s’opposait parfois farouchement…


La partie, dans le De Finibus, se joue initialement entre les stoïciens et les épicuriens. Mais, même s’il accorde un léger avantage aux premiers (ce qui lui vaut d’être parfois catalogué lui-même comme stoïcien dans certains vade mecum approximatifs), ni les uns ni les autres ne satisfont Cicéron. Certes, il voit bien et dit bien que la recherche du plaisir chez les épicuriens ne doit pas être réduite à la caricature qu’en font certains et est le fruit d’un véritable effort, mais elle ne fait pas entrer en jeu la vertu qui permet à l’homme de continuer à exister au-delà de la mort, nonobstant la décomposition de ses atomes. Quant aux stoïciens, la démarche qu’ils proposent est bien fondée sur l’idée d’une progression et d’un progrès intérieur, mais l’idéal qu’elle dessine est tellement lointain, tellement inaccessible qu’elle semble faire de la sagesse une affaire divine bien plutôt qu’humaine. Mutatis mutandis, Cicéron renvoie donc dos à dos épicuriens et stoïciens comme vingt siècles plus tard Bergson allait renvoyer dos à dos déterministes et finalistes. Dans les deux cas, ce qui est en jeu est la marge de liberté dont nous disposons face à la Nature, ou plutôt à l’intérieur même de celle-ci.


Le De Finibus ne s’arrête évidemment pas là. La solution proposée par Cicéron pour sortir de cette double impasse n’a certes pas la luminosité définitive du dénouement d’une enquête de Sherlock Holmes et relève de ce qu’il faut bien appeler un compromis, mais ce traité philosophique a souvent des allures de page-turner, dans la mesure où, esprit antique oblige, il n’est jamais purement théorique et fourmille d’anecdotes historiques et de cas concrets saisissants (passionnante, mais un peu abstraite, l’introduction de José Kany-Turpin gagnera probablement à être lue comme une postface). Et c’est, répétons-le, l’abondance de ces renvois directs à la réalité qui a valu à Cicéron d’être « éliminé ».


Sa parole était d’autant plus dangereuse qu’elle était vraiment rhétorique, au bon sens du terme : il savait toucher son public. Et il nous touche encore, même si nous n’en avons pas toujours conscience : savez-vous, savons-nous que quand, pour ne donner que deux exemples, nous employons l’adjectif moral ou le nom qualité, nous utilisons deux mots créés par Cicéron ? De toutes pièces ? Non, puisqu’il les a façonnés pour transposer en latin certains concepts grecs, mais que seraient aujourd’hui les langues romanes, que serait aujourd’hui l’Europe s’il n’y avait pas eu Cicéron ?


FAL


P.S. — Pour rafraîchir sa mémoire stoïcienne, on pourra lire deux ouvrages tout juste publiés dans la collection (qui vient de subir un léger ravalement de façade) Folio Sagesses : Épictète, De l’Attitude à prendre envers les tyrans et autres textes (trad. par Joseph Souilhé et Amand Jagu), et Sénèque, De la Constance du sage, suivi de De la Tranquillité de l’âme (trad. par Émile Bréhier) ; 3,50 € chaque volume. On attend aussi avec intérêt la version française de Dictator, épais roman historique entièrement centré autour de Cicéron, par le Britannique Robert Harris, auteur de plusieurs romans du même type ainsi que du roman Ghost Writer qui a inspiré le film de Polanski, et d’un roman sur l’Affaire Dreyfus que Polanski, toujours lui, devrait prochainement adapter au cinéma.


Fal


Cicéron, Fins des biens et des maux, traduction, introduction, notes, chronologie, bibliographie et index par José Kany-Turpin, GF Flammarion 1568, mars 2016, 15€

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