L'appel du vide

Entre un désir d’adéquation au ton de Brest Easton Ellis et celui de la nécessité narrative, l’adaptation du recueil de nouvelles Zombies tombe à plat : on reste aussi froid que les personnages devant une pellicule sans personnalité, qui pourtant, en certains instants, épouse parfaitement le monde d’Ellis. Des acteurs inégalement exploités, des dialogues fidèles à l’économie de l’écrivain, une caméra paresseuse, une photographie trop terne : peu de réussites, beaucoup d’écueils.

Personnages en quête d’auteur

Ellis en personne a participé à l’écriture du film ; il est bon de rappeler que ces nouvelles, loin de figurer parmi les œuvres les plus inspirées de l’auteur, auraient été écrites avant le premier roman d’Ellis, Moins que zéro, qui le fit accéder à la célébrité, alors qu’il avait seulement vingt ans. Le style en est le même, sorte de mariage entre un script de soap opera et le style minimaliste d’un Raymond Carver (on songe à Cathedral de cet auteur, mis en images par un réalisateur d’un tout autre calibre, Robert Altman, sous le titre Short Cuts). Destins entrecroisés, télescopage d’intrigues, elles-mêmes fort succinctes, dans la chaleur et l’immobilité du Los Angeles de 1983. La stagnation de quelques paumés, étudiants drogués, familles décomposées, chanteurs au faîte de leurs addictions, est bien rendue, c’est un fait : la caméra s’attarde sur ces coiffures et ces bronzages de jeunes premiers, sur ces corps parfaits, la plupart du temps nus, parvenant à faire oublier tout semblant de personnalité. Nulle âme n’habite ces corps qui se meuvent soutenus par les tranquillisants et les amphétamines. Les prénoms paraissent interchangeables, les identités se fondent en une gestalt de l’ennui blasé, de la lente descente soporifique dans le néant ; on ne connaîtra guère qu’un seul nom de famille, Price : on retrouvera Tim Price après ses années de faculté dans le roman American Psycho. Le film insiste beaucoup sur les scènes de famille, de repas de famille, topos chez Ellis ; l’impossibilité de la réunion, de la concorde familiale est une constante du film, comme des nouvelles. Divorces catastrophiques, rapports filiaux formels, finalement impossibles, voire désamorcés par les protagonistes.

Les personnages sont en quête de leurs auteurs, de leurs parents, et préfèrent oublier au son d’un groupe de pop insipide le vide total de leurs vies formatées. C’est là que réside la plus grande réussite du film, dans la faculté de communiquer au spectateur l’ennui existentiel des protagonistes. On appréciera notamment le jeu « lessivé », débarrassé de toute expression faciale de Billy Bob Thornton, le père de Graham, pris au piège d’on-ne-sait-quelle illusion de cohésion familiale.

Diet Ellis


Hélas, dès que l’on cherche à dépasser cette indéniable qualité dans la recréation de l’atmosphère d’Ellis, on se heurte à des difficultés que même la présence de l’auteur à l’écriture du scénario ne parvient pas à surmonter. Le recueil de nouvelles développait une sorte de méta-intrigue où affleurait, dans un style qui préfigurait alors Lunar Park, le genre fantastique : les morts-vivants, et notamment les vampires font leur apparition, de façon macabre. Tim Price, le jeune homme qui finit par renoncer à la présence du père, devient un vampire dans le texte ! Le film évacue ces sous-entendus, cette étrangeté qui confine à l’absurde, ces affleurements de délire (de delirium tremens, ou d’hallucinations, serait-on tenté de dire vu le « régime » des personnages d’Ellis). La caméra se contente de nous promener dans les chambres, entre deux ou trois scènes de sexe de groupe, à la bisexualité suggérée. Ou bien pour contempler le rapt d’un enfant, épisode complètement raté, à la narration cahotique, que même Mickey Rourke ne parvient pas à dominer, tant il a l’air de perdre son temps dans un rôle qu’il eût marqué de son imposante présence sans un tel découpage haché. De la même manière, le personnage de journaliste de télévision incarné par Winona Ryder est totalement laissé de côté sans aucune justification ! Œuvre de chambre, du « Ellis light », qui sait aborder le consumérisme déshumanisant de l’auteur par petites touches, mais qui ne peut restituer la grandeur de cette vision presque apocalyptique que les mots seuls parvenaient à faire éprouver. Toutefois, on retiendra deux scènes marquantes : le père de Tim se faisant malsain en séduisant deux femmes à Hawai, ouvrant la porte sur une scène possible violant tous les principes moraux liés au tabou de la scène primitive ; le père et le fils couchant ensemble avec deux femmes, voilà qui met mal à l’aise et qui en même temps renvoie au lieu commun d’une certaine pornographie qui invente des scénarios d’inceste, et qui fournit à Ellis son imagerie sexuelle. Autre scène, plus explicite, quand la petite amie de Graham et une fille quelconque se retrouvent au lit avec deux amis de Graham, dont un de ses amants, Graham étant comme souvent pour les personnages dominants d’Ellis, bisexuel, plus par curiosité ou opportunité que par réel désir. La caméra nous montre une masse de chair nue agitée de quelques soubresauts, tandis que le visage vide de Graham s’arrête sur cette saynète avec la même expression que sa mère (jouée par Kim Basinger, très crédible dans ce rôle de dépressive) lorsqu’elle regarde au réveil les publicités à la télévision en se gavant de Valium et autres Xanax. Eros et Thanatos réunis en un plan, voilà une bonne idée, mais qui ne sera pas mieux exploitée, ni plus longuement, au cours de ce film fort décousu, à la mise en scène pathologiquement sabordée. Ce n’est pas tout de suggérer, même efficacement, l’ennui, encore faut-il l’éviter au spectateur !

Un film moyennement réussi, qui ne va pas jusqu’au bout de son modèle, par manque d’audace, peut-être, de cohésion d’ensemble, sans doute.


Romain Estorc

 

The Informers, un film de Gregor Jordan, d'après Zombies de Bret Easton Ellis, sorti en salle en 2009, sorti en DVD en septembre 2010, avec Billy Bob Thornton, Kim Basinger, Mickey Rourke, Winona Ryder, 19,99 €.


Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.