Dustin Hoffman est Lenny Bruce — réédition du film de Bob Fosse

La Vie parlée debout

 

Entretien avec Samuel Blumenfeld, journaliste au Monde, spécialiste du cinéma américain et auteur du livre Seul sur scène, judicieux complément du B-r/dvd du film de Bob Fosse Lenny dans le coffret récemment édité chez WildSide.

 

Les équivalences ont toujours quelque chose d’approximatif, mais disons, pour ceux qui n’auraient jamais entendu parler de Lenny Bruce, que ce stand-up comedian (le premier du genre, selon certains) fut pour les Américains dans les années soixante ce que Coluche fut pour les Français. Même insolence — mais nettement plus agressive —, même consommation de substances que la morale réprouve, même mort prématurée. Leonard Alfred Schneider, alias Lenny Bruce, succomba en 1966 à une overdose de morphine.

C’était d’une certaine manière dans la logique des choses, puisqu’il avait passé le plus clair (ou le plus sombre ?) de sa vie à voir jusqu’où il pouvait aller trop loin, sans jamais trouver la limite. Juifs, Noirs, hommes politiques, figures familiales… tout le monde y passait ; tout le monde, au fil de ses sketches, en prenait pour son grade. A une époque où l’expression politically correct n’existait pas encore, Lenny Bruce avait choisi d’affirmer haut et fort les vertus du politiquement incorrect. Ce qui lui valut d’être constamment en délicatesse avec la justice américaine. Les flics l’attendaient très souvent « à la sortie », puisque, malgré toutes les mises en garde, il se faisait une joie de prononcer sur scène des four letter words. Sa vie privée — qu’il évoquait d’ailleurs parfois dans son spectacle — n’échappa pas à cette tourmente. Il fut marié et père de famille, mais à sa manière :  victime de sa cruauté mentale, Honey, la strip-teaseuse qu’il avait épousée et qui l’accompagnait dans certains de ses sketches, finit par se séparer de lui.

Six ans à peine après sa mort, le réalisateur Bob Fosse, qui s’était imposé avec Cabaret, décide de transposer au cinéma une pièce de théâtre déjà présentée à Broadway et intitulée tout simplement Lenny. En cet empêcheur de tourner en rond il voyait probablement un frère. Les Français se souviennent encore de l’exaspération de Kirk Douglas, piaffant sur la scène et martelant, en français dans le texte : « Un télégramme, ce n’est pas assez » à l’issue du Festival de Cannes 1980. Oui, la bienséance aurait voulu que Fosse fût présent pour recevoir la Palme d’Or attribuée à All That Jazz, mais il avait d’autres choses à faire et était déjà retourné à New York.

Lenny n’est pas exactement un feelgood movie. Dès les premières secondes, il est clair que ce vrai-faux documentaire en noir et blanc [1] va évoquer Lenny Bruce comme les Grecs anciens évoquaient les morts. On ne sait trop si, à travers cette narration présentée comme une enquête journalistique et ponctuée par des témoignages, Fosse entend recomposer un passé décomposé ou parachever sa décomposition. Dieu, que la chair est triste dans Lenny ! Que tout est désespérant dans cet inexorable compte à rebours, dans ce thanatopic où la victime est à bien des égards un Héautontimorouménos ! Mais Lenny Bruce a l’insupportable qualité des marginaux : il est ce mal nécessaire qui renvoie la société à ses hypocrisies. Si, comme le rappelle Samuel Blumenfeld dans l’entretien qui suit, les rapports entre Bob Fosse et le comédien Dustin Hoffman ont été pour le moins tumultueux — Hoffman a d’ailleurs expliqué que Fosse avait à l’origine quelqu’un d’autre en tête [2] et ne s’était rabattu sur lui que parce que le studio avait exigé une star —, les deux hommes œuvraient bien dans le même sens. On saluera évidemment le talent protéiforme d’Hoffman qui fait s’écrier Who else ?, qu’on le voie en Benjamin Braddock dans le Lauréat ou en Lenny, ou encore en Dorothy dans Tootsie, mais tous ces rôles ont un point commun : chacun dévoile à sa manière la face cachée de l’Amérique (et les Hommes du Président sont une autre illustration de cette même démarche). Quant à Bob Fosse, ce n’est pas un hasard si tous ses films se situent dans le milieu du spectacle : il pensait lui aussi qu’il n’est pas mauvais de rappeler au monde que le monde n’est qu’un théâtre, même si d’autres l’avaient dit avant lui.

 

 

Qu’est-ce qui vous a amené à écrire le livre qui accompagne le B-r/dvd Lenny édité chez WildSide ?

 

Samuel Blumenfeld <> Je l’ai fait pour deux raisons. La première, c’est que Lenny est dans mon souvenir un film que j’estimais, mais qui s’était effacé de ma mémoire. La seconde tient à ma curiosité : tout bien considéré, ce que je connaissais de Bob Fosse était forcément lacunaire, puisqu’il fait partie d’un petit groupe de grands réalisateurs des années soixante-dix que la cinéphilie a quelque peu délaissés. S’ajoutait chez moi un intérêt pour le stand-up, qui pouvait trouver avec Lenny Bruce de quoi se satisfaire, puisque celui-ci passe pour avoir été le père de ce genre.

Mes recherches m’ont conduit à faire deux découvertes surprenantes. Lenny Bruce, c’est une affaire entendue, a été une figure centrale dans l’histoire du stand-up aux États-Unis. Mike Nichols & Elaine May, Woody Allen, Richard Pryor, Jerry Seinfeld même, sont ses cousins, sinon ses enfants. Il a été le pivot de ces comiques juifs ou noirs, étant entendu que le stand-up est un art de minorités qui prend racine sur la côte Est des États-Unis. Mais quand j’ai réécouté les sketches de Bruce, j’ai eu le sentiment qu’ils avaient pris un coup de vieux, et l’on se trouve là dans le cas, finalement assez rare, d’un maître dépassé par ses disciples. Lenny Bruce déployait une énergie hors du commun sur scène, mais ses textes sont datés tant ils sont ancrés dans leur époque. Mon autre découverte a été que Lenny n’est pas seulement un biopic de Lenny Bruce — c’est aussi, et peut-être plus encore, une autobiographie de Bob Fosse. Plus je regarde le film, plus j’ai l’impression que Fosse s’intéresse peu à son sujet. Rien à voir, par exemple, avec ce que Michael Mann peut faire, de manière tout aussi remarquable, avec Ali, se montrant fasciné par la figure de ce champion, et très respectueux des faits. Lenny Bruce est un miroir que Fosse se tend à lui-même.

 

Le personnage qui se dessine dans le film ne suscite pas vraiment la sympathie : ses malheurs ne nous laissent pas insensibles, mais nous nous disons aussi qu’il est lui-même largement responsable de ce qui lui arrive.

 

En lisant des textes sur et de Lenny Bruce, j’en suis arrivé à la conclusion que le point de vue de Bob Fosse sur le personnage était assez juste. Lenny Bruce était effectivement un type assez peu sympathique, manipulateur, un fou vaniteux que sa folie a conduit à se muer en avocat, au sens littéral du terme. Artiste la nuit et étudiant en droit le jour. Il avait acquis une véritable compétence juridique pour faire face aux multiples procès pour obscénité dont il était sans cesse l’objet et qui l’ont ruiné. Il s’était d’une certaine manière éloigné de son talent pour se mettre tout entier au service de sa folie. Ego démesuré. Don Quichotte suicidaire. Un immense gâchis. Disons qu’il a exploré de nouveaux territoires dans le registre de la provocation : il a eu des audaces que personne, ou presque, n’avait eues avant lui. Mais un Woody Allen avait indubitablement un talent bien plus grand.

 

Son malheur n’a-t-il pas tenu au fait que la période qui était la sienne était une période de libération, mais encore très marquée par certaines traditions ?

 

Ç’a été effectivement son drame, mais il n’a pas été le seul dans ce cas. Les années soixante ont été une période d’émancipation et de libération des mœurs. Mais cette libération — en particulier sexuelle — n’est devenue effective que dans les années soixante-dix. Disons que les cartes étaient sur la table, mais la partie ne faisait que commencer. L’ordre nouveau se dessinait, mais il n’avait pas encore supplanté l’ordre ancien. Même cas de figure pour certains artistes noirs qui avaient senti un appel d’air avec le mouvement des droits civiques, mais cet appel d’air ne permettait pas encore de respirer librement. Ce « retard à l’allumage » a constitué pour Lenny Bruce une véritable tragédie : il n’avait pas sa place dans son époque, et pourtant, sans lui, cette époque ne serait pas la même.

 

Vous accordez dans votre ouvrage plus d’importance au scénariste du film, Julian Barry, qu’au réalisateur Bob Fosse…

 

Je pense qu’il y a plusieurs manières d’écrire l’histoire d’un film. On peut le faire du point de vue du réalisateur, du point de vue du comédien, du scénariste, du chef opérateur même. Par goût, parce que cela me semble souvent plus stimulant, j’aime assez entrer par des portes un peu « latérales ». La politique des auteurs est une notion qui a ses limites, surtout quand on traite du cinéma américain, où le jeu consiste avant tout à marier des talents. Le cumulard réalisateur-scénariste est une spécialité française. S’ajoute, dans le cas qui nous occupe, le fait que Bob Fosse était mort depuis trente ans. Si je voulais trouver une matière humaine vivante, c’est Julian Barry qui pouvait me la fournir, d’autant plus qu’il était tout heureux de pouvoir s’exprimer, puisqu’on ne parle jamais des scénaristes. Il avait été la cheville ouvrière de Lenny, puisqu’il était l’auteur de la pièce de théâtre dont s’est inspiré le film. Bien sûr, il a souffert comme ont souffert tous ceux qui ont dû travailler avec Bob Fosse, autrement dit avec un perfectionniste pathologique et un fou autodestructeur, mais il est totalement satisfait du résultat. Bob Fosse ne l’a pas trahi.

 

Per-fectionniste ou per-vers ?

 

Pervers ? Je n’ai pas envie de porter un jugement. Bob Fosse était assurément un personnage très complexe. Un toxicomane — j’entends un type accro aux médicaments. Il ne s’arrêtait jamais. Il déstabilisait systématiquement ses collaborateurs, estimant que, dans son travail, la fin justifiait les moyens. Pendant le tournage de Lenny, il regardait par le trou de la serrure pour vérifier qu’un comédien était bien là dans sa chambre d’hôtel — la chose est attestée. Il voulait tout régenter.

Il y a évidemment quelque chose de profondément suicidaire dans une telle attitude. Fosse a obtenu la même année l’Oscar du Meilleur Réalisateur pour Cabaret au nez et à la barbe de Coppola et de son Parrain, un Tony Award, un Emmy Award. Cinéma, théâtre, télévision. N’est-ce pas admirable ? Mais un tel tableau de chasse implique qu’il ne dormait jamais. Médicaments. Médicaments. Cures de sommeil. Cigarettes. Fosse avait choisi de dépenser son énergie plus vite que le reste des mortels. Et que racontent ses films, sinon des vies avortées ? Ils se conjuguent tous à l’imparfait. Cabaret raconte une société morte ou en train de mourir. Lenny est l’histoire d’un suicide. Star 80 ? Une jeune femme assassinée. All That Jazz, le film le plus ouvertement autobiographique de Bob Fosse, est un film sur la mort. Le vrai sujet des films de Bob Fosse, c’est Bob Fosse lui-même.

 

A l’occasion de la sortie d’une biographie de Meryl Streep, on vient d’apprendre que Dustin Hoffman avait été particulièrement odieux à son égard pendant le tournage de Kramer contre Kramer, n’hésitant pas, pour la mettre in the mood, à la gifler sans prévenir ou à plaisanter sur le cancer fatal de son compagnon John Cazale…

 

Oui, il semble que Hoffman, après le tournage de Lenny, ait voulu se venger sur les autres de tout ce que lui avait fait subir Bob Fosse. En fait, et c’est sans doute ce qui a fait la dynamique du film, Fosse et Hoffman ne jouaient pas la même partition. Fosse veut très vite réaliser un film autobiographique. Hoffman accepte immédiatement d’incarner Lenny Bruce (l’affaire n’a pas été aussi rondement menée pour le rôle finalement interprété par Valerie Perrine), mais il entend incarner Lenny Bruce ! Il fait des recherches, rencontre des gens qui ont connu Bruce… Il envisage sans doute ce rôle comme un défi, sa formation de comédien n’ayant pas eu grand-chose à voir avec le stand-up. Mais Fosse se moque de lui et de ses recherches. Fosse envisage le travail du metteur en scène comme une prise de pouvoir, y compris sur sa star. Hoffman est la première vraie star avec qui il travaille (il y avait bien eu Shirley MacLaine dans Sweet Charity, mais le cadre musical imposait ses règles propres) ; il faut qu’il l’humilie. La force de Lenny doit sans doute beaucoup à ce heurt.

 

Vous dites que, après Lenny, la carrière de Dustin Hoffman n’a plus été ce qu’elle avait été.

 

Dans les années soixante, Dustin Hoffman n’aurait jamais fait carrière. Il n’aurait pas eu sa place dans les standards de l’époque. Il a pu éclater grâce à ce qu’on a appelé la Jew Wave (jeu de mots sur New Wave), une nouvelle vague de jeunes comédiens, tous juifs : James Caan, George Segal, Woody Allen, Barbra Streisand, Elliott Gould. La fin des années soixante a vu l’avènement de comédiens non-WASP, et c’est cette Jew Wave qui a permis un peu plus tard l’ascension de comédiens italo-américains et de comédiens noirs.

Dans les années soixante-dix, période bénie du cinéma, la carrière d’Hoffman est rectiligne : Little Big Man, les Chiens de paille, Papillon. Ensuite, il tourne moins. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas dans sa filmographie des choses excellentes — les Hommes du président, Marathon Man, le Récidiviste —, mais il calcule plus sa carrière et entre dans la catégorie des comédiens difficiles, puisque, comme on l’a dit, il veut faire payer à d’autres ce que Bob Fosse lui a fait subir. Et le cinéma n’est plus tout à fait le même. L’époque a changé. Hoffman a laissé filer un moment.

 

Guy Bedos a rendu hommage à Lenny Bruce dans un de ses sketches.

 

Je comprends que Bedos ait voulu se reconnaître en Lenny Bruce : Bruce était un opposant au pouvoir, et Bedos commente régulièrement l’actualité. Mais l’humour de Bruce était un humour américain, inscrit dans une époque et avec des références politiques précises. Lenny Bruce ne dédaignait pas d’exploiter l’actualité, mais cet aspect se doublait d’un authentique courage, qui le rend bouleversant. Il y avait chez ce contestataire une éthique irréprochable : le perfectionniste Bob Fosse pouvait s’identifier à cette figure d’artiste. Guy Bedos est plus opportuniste. Il appartient à la tradition française des chansonniers, étrangère à celle du stand-up. Et puis, Lenny Bruce était prêt à se mettre à dos la terre entière. Son comique était radical. Le comique de Bedos s’appuie toujours sur une connivence avec son public. Il manque à Bedos, me semble-t-il, l’innocence de Lenny Bruce.

 

Propos recueillis par FAL

 

 

[1] Sur ce « noir et blanc », dû à Bruce Surtees, l’un des chefs opérateurs favoris de Clint Eastwood, on verra avec intérêt l’entretien avec Darius Khondji proposé en bonus sur le dvd. Khondji est lui-même un chef opérateur à la filmographie impressionnante (Seven, Minuit à Paris, Amour…).

[2] Cliff Gorman, créateur du rôle de Lenny Bruce dans la pièce de théâtre. Fosse lui offrit un « prix de consolation » en lui faisant interpréter dans All That Jazz un personnage à la Lenny Bruce.

 

Lenny

Un film de Bob Fosse

Avec Dustin Hoffman et Valerie Perrine

Coffret dvd & Blu-ray avec livre de Samuel Blumenfeld Seul en scène

WildSide, 30€.

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.