Détective Dee II : La Légende du Dragon des Mers

Hong Kong Blues


Après — ou plutôt avant, puisqu’il s’agit d’une prequel — le Mystère de la flamme fantôme (en 2010), le Détective Dee revient dans la Légende du Dragon des mers. Les fans de Tsui Hark en auront pour leur argent. Ceux de Descartes seront sans doute un peu moins satisfaits.


On ne discute pas. C’est écrit en haut de l’affiche de Detective Dee II : « le nouveau chef-d’œuvre de Tsui Hark ». S’ajoutent deux ou trois jugements critiques pour étayer cette formule. Et c’est vrai, ce n’est pas sans raison que certains ont pu surnommer Tsui Hark « le Spielberg asiatique », puisqu’il s’est imposé, en tant que réalisateur et en tant que producteur, comme un très grand capitaine d’industrie. Mais, alors que les spielbergiens les plus respectueux ne craignent pas d’admettre qu’il y a certains films — Jurassic Park II, Indiana Jones IV — que Spielberg aurait mieux fait de ne pas tourner, il semble qu’on n’ait pas le droit d’émettre la moindre réserve sur Tsui Hark. Et pourtant, ceux qui ont vu une abomination telle que Black Mask 2 savent bien que son œuvre est loin d’être un diamant sans faille…


L’histoire nous dit qu’il commença par tourner dès l’âge de douze ans des films expérimentaux, mais que, déçu par le manque d’enthousiasme du public face à certaines de ses « expériences », il opta assez vite pour un cinéma plus commercial, qu’il justifie et définit ainsi : « Film is a mass medium, so we attempt to become one with the audience. Otherwise, sooner or later the audience will confront you. They’ll say : “ I don’t believe it. ” Sometimes, even after twenty minutes of a film, I don’t know what it’s about. That’s bad ; the director can explain the logic all he wants, and it doesn’t matter. The masses go to feel, not to understand. » Pascal, en gros, avait dit la même chose en affirmant : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. »


Mais cette remise en cause de la toute-puissance de la raison ne saurait exclure une certaine cohérence. Il y a une trentaine d’années, alors même que le cinéma de Hong Kong avait commencé à s’imposer largement au-delà des frontières de l’Asie, Tsui Hark offrit sur l’écran du jamais vu avec son film Zu — Warriors from the Magic Mountain. Le spectacle de guerriers sautant et volant sur de gigantesques cymbales n’avait rien en soi de nouveau, mais ces pirouettes et ces virevoltes s’effectuaient dans cette fantasy à une telle vitesse, à un tel rythme que le public ne pouvait pas ne pas être secoué, dans tous les sens. Dans tous ses sens. Bien sûr, ceux qui n’ont pas revu le film depuis sont bien incapables de vous dire quelle histoire il racontait, et même s’il racontait quelque histoire que ce soit, mais ils gardent encore dans la tête certaines images éblouissantes et, à l’époque, on ne pouvait qu’être séduit par cette nouveauté. Style over substance, diraient les Anglais de manière un peu condescendante ? Peu importe — l’émotion était là.


Seulement, un tel principe, qui, assez paradoxalement, restait dans une large mesure  expérimental, ne saurait se prolonger ad vitam eternam. Tsui Hark ne s’est pas à proprement parler reposé sur ses lauriers, puisque, comme nous l’avons dit, il n’a jamais cessé, depuis trente ans, de produire et de réaliser des films, mais son attachement obsessionnel à la forme l’amène à faire fi, toujours et encore, de ce fond que les vieux croûtons s’obstinent à réclamer, et qui correspond dans certains cas à une nécessité objective. Si l’on ne savait depuis longtemps que la distribution des films en France relève de la roulette russe, on pourrait se demander ce qui vaut une sortie en salles à son nouveau Detective Dee, préquelle, en fait, du précédent, avec non plus Andy Lau, mais Mark Chao dans le rôle du héros traditionnellement défini comme le Sherlock Holmes chinois (et connu en France, à travers les traductions des romans de Robert Van Gulik, sous le nom de Juge Ti). Bien sûr, on pourra voir cette Légende du Dragon des mers comme une « fête des sens », pour reprendre l’expression d’un critique français. Et on ne saurait nier qu’il y a là des séquences aussi inspirées que les plus belles séquences d’Histoire(s) de fantômes chinois, avec en plus une 3-D souvent pertinente, pour ceux qui aiment la 3-D. Mais peut-on mélanger des fantômes et un détective censé représenter la raison raisonnante ?


Nous savons bien que les déductions soufflées par Conan Doyle à l’oreille de Sherlock n’étaient rationnelles qu’en apparence — à qui va-t-on faire croire qu’une simple trace de boue sur une chaussure suffit à détruire l’alibi d’un assassin ? Mais il y a au moins chez Doyle la forme extérieure d’un raisonnement, un effort de rationalité. Il arrive chez Tsui Hark que les effets spéciaux viennent illustrer une déduction de Dee. Il y a par exemple cette séquence où l’on voit un plan de la ville affiché au mur prendre corps « dans son cerveau », ce qui l’amène à deviner le crime qui se prépare à plusieurs kilomètres de l’endroit où il se trouve. Mais ce héros n’a globalement pas grand-chose à faire de ses petites cellules grises, tant il est ballotté entre des séquences réalistes et des séquences fantastiques. Si la raison est, dans une detective story, ce qui nous permet de transformer le sensible en intelligible, peut-elle jouer son rôle dans un monde où il est « naturel » que des personnages sautent à pieds joints sur des pagodes hautes de dix mètres et se battent en plein vol ? L’intrigue de palais (oui, encore une…) que doit débrouiller Dee obéit sans doute à certains moteurs psychologiques, mais Sherlock Holmes et Harry Potter ne sauraient être une seule et même personne.


Une telle confusion n’a pas empêché le premier Dee, et, probablement ce Dee Deux, de séduire le public asiatique, mais c’est que le « contexte » n’est sans doute pas tout à fait le même. D’abord, ces aventures de Dee s’inscrivent dans des éléments authentiques de l’histoire de la Chine, qui les ancrent, pour un public chinois, dans une réalité qui, pour des Occidentaux, semble plutôt relever de la fantasy. En outre, les aspects fantastiques mêmes sont sans doute beaucoup plus « naturels » pour des spectateurs pour qui, aujourd’hui encore, l’univers est peuplé de divinités et pour qui les faits les plus quotidiens ne s’opposent pas à des croyances animistes. Pour ceux qui ont été nourris au lait du principe de non-contradiction d’Aristote, et qui voudraient encore croire un peu aux vertus de la raison, il n’est pas interdit d’éprouver face aux visions de Tsui Hark le même désarroi, pour ne pas dire le même ennui, qu’on peut éprouver face à certains films de Mario Bava, autre intouchable génie. Celui-ci, nous expliquent doctement les spécialistes, était beaucoup plus soucieux de filmer la matière que de raconter une histoire. Oserons-nous soutenir ici, très naïvement, qu’une œuvre d’art est une œuvre d’art quand le fond et la forme sont indissociablement mêlés ? Pour un petit pan de mur jaune, il faut beaucoup de jaune, mais il faut aussi un mur.


Détective Dee II : La Légende du Dragon des Mers

réalisé par Tsui Hark

avec Mark Chao, William Feng, Carina Lau, Angelababy

sortie août 2014

durée 2h14



FAL


P.S. — Puisque nous parlons ici de cinéma chinois, ayons, en cette fin de juillet, une pensée pour Bruce Lee, mort le 21 juillet 1973. Selon l’expression consacrée et idiote, il aurait eu cette année soixante-quatorze ans, mais l’expression est encore plus idiote en ce qui le concerne, car on ne peut imaginer Bruce Lee, éternel jeune fauve, sous les traits d’un homme de soixante-quatorze ans.

Et pourtant, Bruce Lee n’était pas seulement ce jeune fauve. C’était aussi un garçon féru de philosophie chinoise, auteur de plusieurs ouvrages, et, si les combats qui l’ont immortalisé  sur les écrans peuvent apparaître quelque peu primitifs et répétitifs aux yeux des profanes, ils restent aujourd’hui immensément populaires parce qu’ils sont tous à leur manière l’illustration de ce principe dialectique : « La vérité échappe à tout cadre préétabli. » Pratiquement, cela signifiait, expliquait Lee, qu’on était sûr de perdre un combat dès lors qu’on cherchait à le planifier. Il faut s’adapter aux circonstances comme l’eau s’adapte aux parois du bol qui la contient. The style of no style. Ce que des philosophes plus récents et plus occidentaux que ceux du Tao ont résumé par la formule : « On ne peut vaincre la nature qu’en se soumettant à ses lois. » La caméra est de manière générale plutôt statique quand elle enregistre les combats de Bruce Lee. Point de montage cut à l’américaine destiné à produire l’impression d’un mouvement. Le mouvement vient du corps même de Lee, qui absorbe l’énergie de ses adversaires et l’utilise contre eux, sans même les voir. L’un des plans les plus marquants, dans l’un de ses films, le montre en train de terrasser d’un seul coup de coude un adversaire que nous n’avions même pas entrevu, puisqu’il était hors champ.

 

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