"Maestro", Léa Fazer édifie un "tombeau" lumineux à la mémoire d’Éric Rohmer

Ma Nuit américaine chez Maud


A partir d’un scénario écrit par le comédien disparu Jocelyn Quivrin, Léa Fazer a édifié un « tombeau » lumineux à la mémoire d’Éric Rohmer.


Les citations célèbres sont, par la force des choses, le plus souvent très courtes, mais cette brièveté peut conduire à des interprétations inexactes, voire à des contresens. On sait que, pendant le tournage de Marathon Man, Laurence Olivier, étonné de voir son partenaire Dustin Hoffman s’astreindre à courir deux ou trois kilomètres pour jouer un personnage essoufflé, lui rappela que l’art du comédien consiste à faire semblant. Mais il faut se garder de trouver là une apologie de la paresse. Ce qu’Olivier voulait dire, c’est que l’essoufflement requis par la scène que Dustin Hoffman avait à tourner pouvait être obtenu en se mettant « dans la peau » du personnage et en tenant compte des circonstances dans lesquelles celui-ci se trouvait. Travail sans doute un peu passif, mais qui n’en exige pas moins un effort, bien plus important, au fond, qu’un pur effort physique.

            

Citée dans Maestro à la faveur d’un dialogue entre deux comédiens jouant le rôle de deux comédiens — car Maestro est un film sur le tournage d’un film —, cette remarque devient d’une clarté cristalline en trouvant un écho dans une autre remarque, empruntée à Jean Renoir et mise dans la bouche du metteur en scène. Lorsqu’une comédienne entend lire son rôle en mettant le ton, celui-ci se hâte de modérer ses ardeurs. Qu’elle dise donc son texte recto tono : la situation suffit. Mettre le ton ? Mettre le ton, c’est introduire un élément extérieur. Or la vérité doit jaillir spontanément. Des mots eux-mêmes.


Il est difficile de ne pas penser à la Nuit américaine de Truffaut quand un film a pour sujet le tournage d’un film, mais aux constructions baroques que nous connaissons s’ajoute ici un vertige nouveau : Maestro s’offre le luxe  d’être un vrai faux making of. Je vous présente Paméla, le film au tournage duquel nous étions conviés dans la Nuit américaine, était un film imaginaire. Ici, même si les noms ont été modifiés, nous savons que le film dans le film, les Amours d’Astrée et de Céladon, a vraiment été tourné. Il est même d’autant plus présent dans la mémoire des cinéphiles que ce fut le dernier film réalisé par Éric Rohmer.


D’où, d’ailleurs, quelques minauderies dédaigneuses chez certains critiques. Peu importe que le scénario original de Maestro ait été écrit par le défunt Jocelyn Quivrin, qui interprétait l’un des protagonistes de ces Amours… Nos censeurs tiennent à souligner les inexactitudes de la reconstitution. Sacrilège, ce Michael Lonsdale, avec ses airs de Raminagrobis, dans le rôle de Rohmer le filiforme ! Et à qui va-t-on faire croire que Rohmer pouvait engager un comédien sur la foi d’un CV bidon ? Était-il naïf au point de croire que ce figurant de pubs, amateur de blockbusters américains, avait pu vraiment jouer Corneille et Shakespeare ?


Ils ne voient pas, ces chichiteux, que Maestro ne dit pas le contraire et qu’il se présente, comme sa « matrice » Céladon, comme une variation sur l’imposture comme moyen d’accéder à la vérité. Dans Céladon, un jeune homme était amené à se faire passer pour une jeune fille. C’était ridicule, ç'aurait dû être ridicule, mais on y croyait. Alors même que le film avait été fait, comme tous les films de Rohmer, avec trois francs six sous. C’est que, voyez-vous, la situation… Ici donc, il est clair que Rohmer-Lonsdale fait semblant de croire ce comédien qui fait semblant d’avoir joué Shakespeare. Nulle naïveté. Nulle hypocrisie. Simplement, un acte de foi : l’art est plus vrai que la vie, et la vie finira bien par imiter l’art. L’ironie n’exclut pas un grand respect et une grande sincérité. Toute cette affaire est très drôle, d’un bout à l’autre, mais, encore une fois, elle n’est jamais ridicule, dans la mesure où nous assistons en même temps à a work in progress et à des hommes en progrès.


La clef du film pourrait bien se trouver dans le nom qu’on a donné ici au maestro : Éric Rohmer ne s’appelle plus Éric Rohmer, mais Cédric Rovere. Nouvelle référence cinématographique clairement affichée : le Général Della Rovere, de Rossellini. Fable où l’on voit un escroc à la petite semaine contraint de prendre la place d’un chef de la Résistance, mais finissant par se prendre au « jeu » au point de mourir en héros. Eh bien, sur un mode plus léger, nous avons ici la même histoire. Celle d’un comédien fanfaron qui fait semblant d’être amoureux de sa partenaire et qui fait semblant d’être cultivé, mais qui découvre (et nous convainc) que, dans ces deux domaines, on ne peut pas « faire semblant ». Qui fait semblant d’être amoureux devient vraiment amoureux. Qui fait semblant d’être cultivé devient cultivé malgré lui. Bien sûr, l’imposteur ne sait pas tout de suite qu’ils sont de Verlaine, ces vers qu’il répète pour épater la galerie. Il n’empêche qu’il les a appris et faits siens sans la moindre difficulté, tant ils le touchaient.


Pouvons-nous ajouter encore un nom après ceux de Truffaut, Renoir et Rossellini ? On oublie souvent que l’un des premiers grands textes de Rohmer critique a été l’ouvrage qu’il a écrit (avec la complicité de son confrère des Cahiers, Claude Chabrol) sur Hitchcock. Rohmer n’a jamais eu à sa disposition les budgets du gros Hitch, mais il avait puisé chez celui-ci la recette du suspense. Point de meurtre chez lui, bien sûr. Mais quelle émotion dans l’attente de l’apparition du Rayon vert dans le film du même nom ! Quelle tension digne de Sueurs froides dans les déguisements de l’Astrée ! La recette est finalement toujours la même : un homme ordinaire pris dans une situation extraordinaire. A ceci près que, chez Rohmer, et ici chez sa « disciple » Léa Fazer, l’extraordinaire de la situation est à trouver dans la situation la plus ordinaire.


FAL


Film de Léa Frazer

avec Pio Marmaï, Michael Lonsdale, Déborah François, Alice Belaïdi

Juillet 2014

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1 commentaire

bravo pour cette brillante critique. J'ai aimé le film sans tout saisir (par exemple l'hommage du nom du maestro !) mais peu importe... C'est un vibrant hommage au cinéma en même temps qu'une comédie enlevée. J'ai revu le soir même Les Amours d'Astrée et Céladon, et j'ai presque été déçue de ne pas y reconnaître certaines scènes du film ! Léa Fazer sera un nom que je suivrai dorénavant.