"American Sniper" de Clint Eastwood, La Guerre sans étoiles

Clint Eastwood n’est pas le premier à signaler que toute guerre débouche sur le Néant, mais peu de films avaient su montrer ce Néant aussi bien que son American Sniper.

Cela s’appelle American Sniper, mais ce titre est un mensonge par omission. Car il y a aussi dans l’histoire, même s’il n’apparaît qu’épisodiquement, un sniper iraquien auquel certains critiques ont reproché d’être un personnage fictif et totalement déplacé, mais que Clint Eastwood et son scénariste, descendants directs de l’Eschyle des Perses, ont mis en face du héros éponyme (et réel) pour rappeler que, s’il y a par définition deux camps dans une guerre, ce qui se déroule d’un côté ressemble fort à ce qui se déroule de l’autre, et que, passé un certain stade, il est bien difficile de savoir où se situe la frontière entre le bien et le mal. D’ailleurs, lorsque notre sniper américain tue, parce qu’il n’a pas le choix, ou, plus exactement, parce qu’entre deux maux il faut choisir le moindre, un enfant qui s’apprête à lancer une grenade contre un groupe de Marines, fait-il autre chose que tuer l’enfant qu’il a lui-même été et qui a appris directement de son père le maniement des armes ? Certes, il ne s’agissait alors que de chasser des animaux, mais cette éducation avait déjà quelque chose de terriblement militaire.

Bref, si American Sniper est, comme on dit en anglais, un film controversial, c’est parce que c’est un film ambigu, étant entendu que l’ambiguïté n’est pas toujours une chose négative. Elle peut, c’est vrai, transformer l’or en plomb, mais elle peut aussi transformer le plomb en or. Et si Clint, même pour ceux qui ne l’aiment guère, est un cinéaste dont il faut forcément tenir compte, c’est parce que toute sa carrière s’est précisément construite sur cette ambiguïté. Il serait bien trop long d’étudier celle-ci film après film, mais disons, pour simplifier, qu’elle est sans doute d’abord l’héritage du cynisme lyrique de la trilogie des Dollars de Sergio Leone — même si le décor n’est pas le même, certains plans d’American Sniper ne laissent pas de rappeler certaines images du Bon, la Brute et le Truand — et qu’elle s’est exprimée de trois manières. D’abord par une alternance très régulière entre grosses machines et films intimistes (Honkytonk Man et l’Épreuve de force sont-ils bien l’œuvre du même réalisateur ?). Ensuite par des échos « compensatoires » d’un film à l’autre : à Dirty Harry, avec son héros faisant sa loi d’une manière que certains n’hésitèrent pas à qualifier de fascisante, succéda peu après Magnum Force, qui affirmait la souveraineté incontestable de la loi ; plus tard, quand Eastwood décida de donner sa version de la guerre américano-japonaise, il choisit de le faire sous la forme d’un diptyque, afin d’offrir un double point de vue. Enfin, par des films ambigus par eux-mêmes, et qui sont probablement les plus intéressants de toute sa filmographie : citons simplement Impitoyable, avec son héros aux allures de Drunken Master chinois et dont la conduite héroïque se révèle n’avoir été qu’une conduite en état d’ivresse¸ ou Gran Torino, fable digne de Bernanos, où l’on voit une espèce de redneck devenir quasiment red tout court, la ligne droite renfermant parfois des revirements inattendus.

Cela ne signifie pas qu’il n’y ait aucune responsabilité dans une guerre et qu’au départ il n’y ait pas un camp plus mauvais que l’autre. Ou qu’il n’y ait pas des méthodes plus ou moins humaines pour mener une guerre. En n’hésitant pas à montrer au début sur un écran de télévision la chute des Twin Towers, Eastwood affirme, si besoin était, de quel côté son cœur penche a priori, mais ce choix de mise en scène un peu lourd prend tout son sens lorsque le même poste de télévision réapparaît plus tard, toujours plein de bruit et de fureur pour le héros cependant qu’un travelling circulaire vient nous révéler que, cette fois-ci, le poste est en fait éteint.

Clint Eastwood ne fait pas de la « communication » quand il affirme que son film est un film qui condamne la guerre de la première à la dernière image. Car, si juste que soit la cause initiale, si « chirurgicales » que soient les frappes, le chaos ne tarde pas à s’installer dans le paysage et, plus grave encore, dans les âmes mêmes. Et de façon définitive. Il y a a priori quelque chose de très étrange dans American Sniper. C’est un film un peu long, assez répétitif, et qu’on a, à certains égards, déjà vu. Nombre de scènes ne sont pas sans rappeler le Platoon d’Oliver Stone ou le Démineurs de Kathryn Bigelow. Et le scénario se contente de faire se succéder, très traditionnellement, les séquences de combats sur le front et les « parenthèses » des permissions Stateside, comme disent les Américains, autrement dit les retours au pays. Mais, et c’est là qu’Eastwood écrase littéralement tous ses confrères ou consœurs cinéastes, alors que, dans Démineurs, le chaos s’installait à la suite d’une simple amplification de l’horreur, aussi peu imaginative que celle d’un jeu vidéo, la folie dans American Sniper s’installe dans la mesure même où l’humanité essaie d’affirmer ses droits. Paradoxalement, le héros sera, à la fin, bien plus bouleversé par l’enfant qu’il aurait pu tuer et que, Dieu merci (« Dieu merci » parce que c’est lui-même qui ne peut s’empêcher en la circonstance de faire une prière), il n’a pas tué que par l’enfant qu’il a abattu au début. Dans le même ordre d’idée, ce traître iraquien qui invite tout un groupe de Marines à dîner chez lui parce que c’est jour de fête et qu’un jour de fête tous les hommes sont frères, mais qu’il faut bien exécuter parce que sa demeure se révèle être un véritable arsenal, était peut-être d’une sincérité totale dans la « trêve » qu’il proposait au moment où il la proposait. Finalement, ce n’est pas si compliqué, la paix. C’est juste une trêve qu’il convient de faire durer un peu plus que les autres...

Oliver Stone, dira-t-on, n’avait pas attendu Eastwood pour montrer les absurdités de la guerre et l’on se souvient, dans Platoon, de cette séquence où l’aviation américaine est contrainte de bombarder une forêt remplie de soldats américains pour venir au « secours » de ceux-ci. Nous avons exactement la même scène dans American Sniper, à ceci près que le bombardement collatéral et la confusion totale et barbare qui l’accompagne est la conséquence immédiate du plus beau tir, net, propre et précis, de toute la carrière du héros éponyme : le Sniper vient enfin d’atteindre sa cible, la cible qui était au cœur de sa mission, alors même qu’elle se trouvait à près de deux mille mètres. Oui, c’est de cette mathématique si pure et si linéaire que va surgir l’Enfer. Eastwood se permet alors de montrer longuement sur l’écran ce qu’aucun réalisateur normalement constitué n’oserait montrer aussi longuement — l’immontrable. De la fumée, du sable. Du vent. Et rien d’autre.

Rêve de l’architecte, qui voudrait asseoir ses constructions sur du vide. Rêve de l’écrivain, qui sait bien que la littérature se joue entre les lignes lorsqu’elle entend, ce qui est sa fonction, dire l’indicible. Eastwood, lui, réussit avec American Sniper à faire du cinéma entre les images.


FAL  


American Sniper

un film de Clint Eastwood

avec Bradley Cooper, Sienna Miller, Luke Grimes

sortie en salle le 18/02/2015

2h12 minutes

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