Entretien avec Keren Yedaya, qui aborde la question de l'inceste dans son film "Loin de mon père"

Aucune nuance de gris


En abordant de plein fouet dans Loin de mon père la question de l’inceste, la réalisatrice Keren Yedaya confirme, si besoin était, la force critique du cinéma israélien.


Énergique, joviale, souriante, éclatant de rire à la moindre occasion… Ce n’est pas exactement l’image qu’on se faisait a priori d’une réalisatrice qui n’a pas vraiment pour spécialité le feelgood movie. Mon Trésor, qui a valu à Keren Yedaya de remporter en 2004 la Caméra d’Or à Cannes, avait pour héroïne une jeune fille faisant tout pour convaincre sa mère de cesser ses activités de prostituée, mais finalement contrainte par un sinistre fatum de devenir à son tour escort girl pour vieux messieurs lubriques. En 2009, Jaffa, version israélo-palestinienne de Roméo et Juliette, tout en n’étant guère plus guilleret, se terminait malgré tout sur une vague lueur d’espoir.

Le troisième long métrage de Keren Yedaya, Loin de mon père(i), n’est pas loin d’être, pour reprendre, sauf erreur, la définition d’un critique de cinéma israélien, un film d’horreur, un vrai, autrement dit un film qui va constamment plus loin dans l’horreur. Sans vampires, sans loups-garous, sans fantômes. Non, un huis-clos, ou presque, avec seulement deux personnages : un père incestueux et sa fille.

Comment, demandera-t-on, une fois la situation exposée, l’horreur pourrait-elle s’amplifier ? Elle s’amplifie du fait de la perversité infinie du père-bourreau, qui fait que la fille-esclave devient complice objective de sa propre servitude. Car Monsieur s’amuse parfois à ne pas coucher avec sa fille, pour lui prouver qu’elle n’est pas indispensable. Il a même une maîtresse qu’il invite à la maison un soir de fête. Et la fille, donc, qui n’est déjà plus grand-chose, qui s’empiffre de barres de chocolat et qui se scarifie tant son propre corps la dégoûte, mais qui, malgré tout, ne voudrait pas être réduite à rien, fait tout pour séduire ce père et le garder auprès d’elle.

Il y a, comme on dit, des « scènes de sexe » dans Loin de mon père, mais, outre le fait que ceux qui attendraient d’être émoustillés en seront pour leurs frais, le malaise est sans doute plus grand et plus lourd encore dans les « parenthèses ». Même lorsque — rarement — un certain calme semble s’installer, c’est le calme qui précède la tempête. On dirait volontiers que ces rapports entre père et fille s’apparentent à ceux qui unissent chez Molière Don Juan et Sganarelle si Keren Yedaya ne disait et ne répétait que l’inceste n’est pas dans son film une simple métaphore. Cependant, l’intérêt de Loin de mon père est de montrer que la sexualité dans l’inceste n’est peut-être que la partie émergée de l’iceberg. Elle est en fait l’outil d’une manipulation, d’une humiliation constante, d’un abus de pouvoir de tous les instants.

Malgré tout ce qu’on vient de décrire, Keren Yedaya n’hésite pas à s’affirmer comme une optimiste à tout crin et assure que la conclusion de son film marque le début de la libération de la victime. On peut ne pas partager cette vision positive des choses, cette fin ouverte n’excluant pas un retour à l’anormal. Mais, quoi qu’il en soit, l’esclave aura malgré tout pu sentir pour la première fois le goût de la liberté.

« Le monde peut s’améliorer. Je fais des films parce que je crois en la possibilité d’un changement. Sinon, je ne les ferais pas », explique la réalisatrice. « Mais évidemment, ajoute-t-elle en souriant, il reste beaucoup de travail à faire. »



Votre film, Loin de mon père, sort à Paris deux semaines exactement après Mon fils d’Eran Riklis, et, dans les deux films, Yaël Abecassis incarne une figure de mère.


Et elle le fait magistralement… Je connais Eran Riklis — c’est un garçon charmant — et je me réjouis que le cinéma israélien soit distribué en France, mais, vous savez, le nationalisme n’est pas mon fort. A aucun moment Eran Riklis et moi ne nous sommes concertés. Sauf erreur, j’ai tourné mon film avant qu’il ne tourne le sien, et, de toute façon, chacun a fait ses affaires de son côté et je ne pense pas qu’il avait vu Loin de mon père quand il a engagé Yaël Abecassis.


Lorsque vous avez obtenu la Caméra d’Or à Cannes en 2004 pour votre film Mon Trésor, vous avez déclaré que vous trouviez très drôle que des critiques s’enthousiasment pour votre emploi systématique des plans fixes quand celui-ci était en fait dû à votre inexpérience et à votre incompétence…


Aujourd’hui encore, beaucoup de gens pensent que j’avais dit cela par pure coquetterie. Mais j’étais sincère. Bien sûr, je ne ne suis pas née de la dernière pluie, mais, avant de commencer à tourner un film, je me sens toujours d’une ignorance crasse face au langage du cinéma. Parce que, comme l’a dit Pasolini, qui a beaucoup parlé de cette question, ce langage est tellement infini que nous l’utilisons comme des enfants l’utiliseraient. Nous jouons avec les outils du cinéma sans trop savoir quel sens ils ont. Sans doute certains réalisateurs savent-ils pourquoi il faut déplacer la caméra à droite ou à gauche, mais je ne pense pas qu’ils soient très nombreux et moi, en tout cas, je ne sais pas. Il faut essayer de revenir aux racines mêmes de ce langage, pour éviter les clichés. Dans Loin de mon père aussi, même si le parti pris est moins systématique que dans Mon Trésor, il y a très peu de mouvements de caméra. Mais j’ai, c’est vrai, un faible pour les zooms. En un mot, je suis constamment en train de découvrir ce langage du cinéma et, qui sait ? viendra peut-être le jour où je bougerai ma caméra !


Certains commentateurs ont dit que, du fait de ce parti pris, vos personnages sortaient du cadre. Ne sont-ils pas plutôt, le plus souvent, coincés au bord du cadre ? Ne sont-ils pas enfermés dans l’image ?


Oui, cet enfermement est le reflet de l’enfermement mental d’un personnage, soumis à la volonté d’un autre personnage. Mais le choix de plans fixes m’aide en outre à échapper à certains clichés attachés au cadrage — car il est très difficile d’aller contre ce qui est communément considéré comme beau au cinéma. Ne pas bouger la caméra me permet d’accorder plus d’attention à d’autres éléments esthétiques que le mouvement.


Cette obsession de l’espace clos n’est-elle pas foncièrement israélienne ? Ne parlons même pas du conflit israélo-palestinien. Plus simplement, si l’on en croit les témoignages de touristes, on se bouscule peut-être un peu plus dans les rues et on joue un peu plus des coudes en Israël pour monter dans un bus que dans d’autres pays.


Schéma mental d’esclave. Les Israéliens ne savent pas ce que c’est que vivre dans un espace ouvert. Ils sont venus de ghettos, ils se sont construit un ghetto. Ghetto agréable, certes, mais ghetto quand même : ils ne peuvent pas aller au Liban ou en Syrie. Ils ne peuvent pas sortir. Bien sûr, Israël, ce n’est pas Gaza, puisque les Israéliens peuvent monter dans des avions. Mais disons que nous vivons dans un ghetto et que nous avons mis les gens de Gaza dans un ghetto encore plus affreux.


Pourquoi, alors, ne voulez-vous pas qu’on voie dans Loin de mon père une métaphore politique ?


Parce que le mot métaphore semble suggérer que le sujet traité n’est qu’un prétexte. Or le sujet de Loin de mon père, c’est bien l’inceste. C’est un sujet qui se suffit à lui-même. Et je trouve inutile qu’on vienne y ajouter la question palestinienne. Bien sûr, toute œuvre d’art se prête à différents niveaux de lecture, et on pourra toujours, à travers la question qui est au cœur de l’inceste, à savoir celle d’un esclavage, et de la difficulté pour l’esclave de se libérer, s’interroger sur le conflit israélo-palestinien ou sur les rapports entre les hommes et les femmes. Mais, je le répète, l’inceste n’est pas ici un prétexte ; c’est le cœur même du sujet.


Pourquoi, alors, présentez-vous une situation sans préciser quoi que ce soit sur ce qui a pu l’entraîner ? Vous ne dites pas comment et quand les choses ont commencé. La mère est-elle partie ? est-elle morte ?


Mais qu’est-ce que cela change ? La mère pourrait tout aussi bien être encore là, complice ou elle-même victime du père. Et alors ? Et que le père ait commencé à violer sa fille quand celle-ci avait un an, cinq ans ou dix ans, quelle importance ? Il n’y a pas ici de degrés dans le mal. L’inceste, c’est l’inceste. C’est l’horreur absolue


Même si vous avez décidé de montrer ce que, le plus souvent, on se contente de suggérer, vous vous êtes fixé certaines limites. Vous choisissez même un léger flou pour certaines séquences.


Sur cette question, j’ai changé d’avis depuis Mon Trésor. Je pense aujourd’hui qu’il convient de ne pas blesser mes comédiens et que leur intégrité est plus importante que le film qu’ils tournent. Je pense aujourd’hui que la nudité n’est pas une nécessité, alors que j’étais convaincue du contraire quand j’ai tourné Mon Trésor. Et si quelque chose dérange les comédiens lorsqu’ils ont tourné une scène, je coupe au montage.


Certains estiment que vous transformez le spectateur en voyeur. Ne pourrait-on pas dire, au contraire, que vous lui donnez parfois envie de détourner son regard de l’écran ?


Je comprends et je partage votre point de non-vue, et vous avez parfaitement le droit de détourner la tête si bon vous semble. Mais je crois qu’il faut voir ce que je montre. Je puis vous dire que la vision du film a été une révélation même pour des gens qui s’occupent quotidiennement et professionnellement d’affaires d’inceste et qui n’étaient pas censés être surpris. Il est important de parler de l’inceste si l’on veut modifier la réalité de l’inceste.


Votre film, du fait du malaise permanent qu’il suscite, ne risque-t-il pas de s’adresser uniquement à un public déjà converti ?


Sans doute. Et que les amateurs de blockbusters hollywoodiens continuent à aller voir des blockbusters hollywoodiens si c’est le seul cinéma qui les intéresse ! Mais je prétends, moi aussi, faire du cinéma. Je ne travaille peut-être pas dans l’entertainment, je ne fais pas des films qui s’adressent au « grand public », mais je suis cinéaste avant tout. Et je pense qu’un film comme Loin de mon père pourra permettre à certains spectateurs d’aller plus avant dans la connaissance d’un sujet qui retenait déjà leur attention a priori.


Votre prochain film sera-t-il encore une dénonciation ?


Non. It will be fun.


Vraiment ?


My kind of fun.


Propos recueillis par FAL



Loin de mon père

Scénario et réalisation de Keren Yedaya

Avec Maayan Turjeman, Tzahi Grad, Yaël Abecassis, Tal Ben Bina.


(i) D’après le roman de Shez Loin de son absence, publié en France chez Grasset.

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