La Duchesse de
Varsovie n’est évidemment pas le premier film à
traiter des camps de concentration, mais le réalisateur Joseph
Morder entreprend de raconter une histoire qui propose en même temps une réflexion sur le sens
même du cinéma. Le résultat n’est peut-être pas entièrement
convaincant, mais il force le respect.
Il y a à peu près
autant de duchesses de Varsovie dans la Duchesse de Varsovie que
de vérités dans les promesses de nos hommes politiques, mais ce
décalage, ou, pour parler pompeusement, cet écart entre le
signifiant et le signifié est précisément ce qui est en jeu dans
ce film. Disciple de Claude Lanzmann et se revendiquant comme tel,
Joseph Morder reprend le principe de celui-ci suivant lequel on ne
saurait montrer l’horreur — en l’occurrence celle des camps de
concentration — quand elle est absolue et se situe au-delà des
images. On ne saurait contester la validité d’un tel principe,
mais les choses ne sont pas simples dans cette Duchesse, film
à maints égards expérimental, à mi-chemin entre la fiction et le
documentaire.
Elle descend du train. Il
l’attend. Elle menace de « lui en coller une » s’il
l’appelle « grand-mère » et ils entament une longue
promenade à pied à travers Paris. De fait, cette grand-mère a une
jeunesse et une largeur d’esprit peu communes, qui se manifestent
entre autres quand son petit-fils lui révèle son homosexualité.
Grand niais ! Comme si elle ne savait pas ! Comme si elle
n’avait pas tout deviné, ou plus exactement tout compris depuis
longtemps ! Il pensait la surprendre. Mais la surprise ira dans
l’autre sens, lorsque la vieille dame, dont il savait bien qu’elle
était rescapée d’un camp, mais sans plus de précisions, se
lancera dans un long monologue où elle racontera comme elle ne
l’avait jamais fait, en détail, l’expérience qu’elle a
vécue.
Le film se compose donc
de deux parties, d’inégale longueur bien sûr : la balade
dans Paris et le discours final. Nous ne verrons jamais le vrai
Paris. Tous les décors sont des toiles peintes représentant
différents lieux de la capitale, et les deux ou trois
personnages que nous pouvons croiser ici ou là sont des silhouettes
en carton. A maints égards, la Duchesse de Varsovie est un
hommage au cinéma de Méliès, plein d’une poésie aussi
convaincante que celle du Voyage dans la lune. Car il faut
bien se rendre à l’évidence : si, dans les premières
minutes, toutes ces toiles peintes sont un peu déconcertantes, elles
ont tôt fait de sembler parfaitement naturelles et les changements
de décor ne nous surprennent pas le moins du monde. Ces
représentations ne sont pas réelles — elles sont vraies, ce qui
est beaucoup mieux. (Soit dit en passant, assez curieusement,
Dominique Farrugia a utilisé dans sa comédie Bis, sortie la
semaine dernière, un système graphique tout à fait analogue
lorsqu’il catapulte ses deux héros dans le Paris des années
quatre-vingt, la réalité de l’époque comptant beaucoup moins que
le souvenir qu’ils en ont.)
Déterminé en partie par
le fait que le jeune homme qui déambule devant nous avec sa
grand-mère est un peintre en mal d’inspiration — ne voit-il donc
pas tout ce qu’il pourrait tirer de ces rues de Paris pour composer
ses tableaux ? —, ce choix esthétique est aussi et avant tout
là pour préparer le terrain. Ces toiles peintes sont comme des
filtres nous permettant de mieux percevoir l’essence de ce qu’ils
semblent a priori déformer, sinon dissimuler. Elles sont comme la
« répétition générale » du monologue qui conclura le récit :
après les tableaux, c’est ce monologue de la grand-mère qui aura
la charge de nous faire voir ce que des images ne sauraient
transmettre.
D’où vient alors que
ce monologue, s’il nous émeut, ne nous émeut jamais autant qu’il
devrait nous émouvoir ? Si authentique soit-il — le
réalisateur l’a composé à partir de notes rédigées par sa
propre mère —, et si sincère que puisse être Alexandra Stewart
lorsqu’elle le prononce, et si dépouillé que soit le décor
(puisqu’il n’y a même plus de toile peinte à l’arrière-plan),
il n’en reste pas moins que ce texte est mis en scène, interprété,
reproduit, et perd fatalement de sa force initiale. S’ajoute
le fait que le glissement des images aux mots qui s’opère avec
cette conclusion ne sonne pas tout à fait juste, puisque le cinéma
reste, qu’on le veuille ou non, un art de l’image, et que la
référence initiale à Méliès nous a renvoyés à un cinéma muet.
Bien évidemment, on comprend tout ce qui se dessine derrière
ces phrases où la grand-mère explique qu’elle n’a jamais de sa
vie éprouvé de plaisir plus grand qu’en voyant et qu’en sentant
l’eau couler des pommeaux de douche sous lesquels elle avait été
conduite avec ses compagnons de misère, mais Joseph Morder ne semble
pas s’être rendu compte que la même difficulté se dresse quand
on entend représenter par des mots que lorsqu’on entend
représenter par des images (Robert Antelme avait bien fait
comprendre que le seul outil à sa disposition et à la disposition
des lecteurs de son Espèce humaine était l’imagination),
et il est difficile d’entendre certains passages de ce monologue
final sans se souvenir que Spielberg avait su « dire » la
même chose à travers des images, dans sa Liste de
Schindler. Inutile de préciser que Claude Lanzmann s’était
déchaîné contre Spielberg, et avec lui certains critiques, dont
Gérard Lefort (dans Libération), qui trouvait scandaleux que
le cinéaste Spielberg ait pu oser jouer avec l’injouable, en faisant jaillir de
l’eau de ses pommeaux de douche. L’argument serait recevable si,
comme l’avait souligné Spielberg et comme le montre le kaddish, cet étrange chant funèbre qui parle beaucoup moins des disparus que des générations à venir, le peuple juif n’avait pas
toujours fait passer dans son histoire la vie et la survie avant la
mort.
Et c’est bien
d’ailleurs ce que voulait dire au départ notre « Duchesse »
en menaçant son petit-fils de lui en coller une à travers la
figure s’il osait l’appeler « grand-mère ». Cela
s’appelle, tout simplement, l’humour juif.
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