"Phoenix", d'un mauvais roman faire un excellent film

Une femme reparaît


Ce n’est pas seulement l’héroïne qui ressuscite dans Phoenix : le réalisateur Christian Petzold démontre par son talent qu’un roman français exécrable peut renaître sous la forme d’un excellent film allemand.





"Qui ferme les yeux devant le passé

s'aveugle pour l'avenir."

          Richard von Weizsäcker

 

Comme, dans les deux cas, l’intrigue tourne autour d’un homme qui entend faire jouer à une inconnue le rôle d’une femme disparue sans savoir que cette inconnue n’est autre que cette femme qu’il croyait disparue, il est difficile, lorsqu’on voit Phoenix, de ne pas songer immédiatement à Sueurs froides, mais cette parenté n’est pas aussi directe qu’on pourrait le croire.

Phoenix est la troisième adaptation cinématographique[1] du Retour des cendres, un roman du Français Hubert Monteilhet paru en 1961. Disciple quasi-officiel de Boileau-Narcejac — au moins pour tout ce qui touche à la partie « policière » de son œuvre —, Monteilhet avait forcément lu leur roman intitulé D’entre les morts, paru en 1958, dont Hitchcock s’inspira pour son Vertigo, alias Sueurs froides en français. Résumons : Phoenix peut être considéré comme un remake « par alliance » du film d’Hitchcock, puisque c’est un film qui s’inspire d’un roman très inspiré du roman qui avait servi de base à Sueurs froides. Mais si, vous me suivez !

Il existe toutefois deux différences de taille entre les deux œuvres. Alors que Sueurs froides adopte le point de vue de l’homme qui entend ressusciter la disparue — Hitchcock pouvait-il résister à l’attrait de cette mise en abyme de son métier de metteur en scène ? —, Phoenix adopte celui de la ressuscitée, fidèle en cela au roman original, qui se présentait sous la forme du journal de celle-ci. L’autre différence est que, si Sueurs froides pourrait grosso modo se situer à n’importe quelle époque, Phoenix, reprenant le cadre historique du Retour des cendres, se déroule nécessairement à l’issue de la Seconde Guerre mondiale : l’héroïne n’est pas reconnue par son ancien mari parce que c’est une rescapée des camps qui, après les traitements qu’on lui a fait subir, a dû passer par la chirurgie esthétique pour retrouver un visage humain, mais différent de son visage original.

Sans doute convient-il de préciser ici que, quelle que soit l’habileté de sa construction, le roman de Monteilhet est d’une tonalité très déplaisante, pour ne pas dire franchement abjecte. Il y a d’abord ce jeu de mots qui constitue son titre et qui n’est pas franchement du meilleur goût étant donné le contexte qu’on vient de dire[2]. On citera aussi cet extrait du journal de l’héroïne[3], toute contente de constater que la chirurgie esthétique lui a rendu son pouvoir de séduction : « A la sortie [du concert auquel elle vient d’assister], j’ai été suivie par un sous-officier américain. Ç’avait beau être un énorme nègre, le fait est encourageant. » Que les lecteurs noirs se rassurent, les lecteurs juifs n’ont rien à leur envier : il est difficile d’imaginer plus antisémite que le twist final et que l’épilogue du Retour des cendres…

Mieux vaut donc oublier ce concentré de fiel littéraire, même s’il est pieusement réédité en France aujourd’hui encore, le « politiquement correct » n’ayant pas toujours la force qu’on lui prête. Et, si l’on veut absolument s’en souvenir, que ce soit pour n’en apprécier que mieux les mérites du réalisateur Christian Petzold. Celui-ci en effet, avec l’aide de son scénariste Harun Farocki (mort l’an dernier), a su ne garder que la trame de l’histoire pour en tirer un film subtil, nuancé, humain, qui n’est d’ailleurs pas loin de former un diptyque avec son précédent film. Barbara. A travers le cas d’une femme médecin d’Allemagne de l’Est préparant son évasion vers l’Ouest, Barbara montrait qu’il est facile de tracer des frontières lorsqu’on ne s’attache qu’aux idéologies, mais que le tracé devient vite beaucoup moins net dès lors qu’on s’attache aux hommes et aux individus. Soit dit en passant, Christian Petzold est né dans une de ces rares familles d’Allemagne de l’Ouest qui choisirent de passer à l’Est (son père, chômeur, pensait qu’il trouverait plus facilement du travail en RDA qu’en RFA). Ce déplacement insolite explique sans doute sa capacité à envisager et à traduire plusieurs points de vue autour d’une même situation.

Même point de départ, donc, dans Phoenix que dans le Retour de cendres. L’héroïne, juive déportée, a hâte de revenir au bercail et de retrouver son mari. Mais, outre le fait que le bercail n’est plus qu’un tas de pierres, le mari n’est plus tout à fait celui qu’elle a connu. Il était musicien ; il fait maintenant la plonge dans les cuisines d’une boîte de nuit. Il ne veut plus de son ancien surnom Johnny et exige qu’on l’appelle Johannes. Et surtout, il ne reconnaît pas sa femme. Cependant, comme il voit devant lui une femme qui ressemble quand même un peu à sa femme disparue, il se dit qu’elle pourrait lui permettre de « ressusciter » celle-ci et de toucher plus facilement un héritage pour l’instant perdu dans des paperasses administratives. Il va donc être le Pygmalion de cette nouvelle Galatée.

Tout cela, bien entendu, ne tient pas une seconde si l’on croit qu’il existe en art quelque chose qui se nomme le réalisme. Il est inconcevable qu’au bout de plusieurs semaines de vie commune, le mari ne reconnaisse pas sa femme, même s’ils font chambre à part. Cependant, on comprend vite qu’un tel aveuglement est la condition même de sa propre survie lorsqu’on apprend que c’est lui-même qui l’avait dénoncée comme juive à la Gestapo. La reconnaître, ce serait reconnaître le monstre qu’il a été. Ce serait reconnaître que Johannes a été Johnny. Bref, ce serait se suicider alors même que lui aussi essaie de renaître à la manière d’un phénix.

Le paradoxe extraordinaire de la chose, c’est qu’il trouve une complice objective en la personne de sa femme. Celle-ci découvre vite que c’est lui qui l’a trahie, mais, comme elle voudrait renaître telle qu’elle était avant, revivre avec l’homme qu’elle croyait être un mari aimant, elle en vient presque, tout comme Alceste face à Célimène dans la scène la plus célèbre du Misanthrope, à souffler au traître le texte qui lui permettrait, sinon de justifier son immonde traîtrise, du moins de se trouver des circonstances atténuantes. Mais comment pourrait-il saisir cette perche qu’elle lui tend ? Il sait bien, lui, que cela l’amènerait à reconnaître tout à la fois l’infamie qu’il a commise et celle qu’il est en train de commettre à travers l’imposture qu’il échafaude.

Un de nos anciens Ministres de l’Intérieur, promu un temps au rang de Président de la République, avait un jour déclaré : « A force de vouloir expliquer l’inexplicable, ne risque-t-on pas d’excuser l’inexcusable ? » La formule était assez belle, non dénuée d’une certaine poésie, mais elle était aussi rhétorique, au mauvais sens du terme, car elle essayait de faire passer des rimes pour des raisons. Phoenix est la preuve qu’on peut expliquer, ou tout au moins essayer d’expliquer, sans pour autant excuser — le dénouement de l’histoire est, d’une certaine façon, un champ de ruines plus désastreux encore que les monceaux de gravas aperçus au début. Mais un cartésianisme mal compris fait qu’en France, on ne veut pas admettre que raison et morale ne sont pas toujours de la même nature. On n’évoque plus la seconde que dans des phrases négatives (« Je ne suis pas là pour vous donner un cours de morale… » est une rengaine chère à tous nos hommes politiques) — tout en ne craignant pas de se noyer souvent dans des océans de repentance.

L’Allemagne nous montre, à travers un film comme Phoenix, que l’art est pour un peuple le moyen le plus calme, le plus efficace et le plus franc de sortir de ses aveuglements volontaires, de revisiter son histoire et de retrouver son humanité.

 

FAL

                

             


[1] Précédentes adaptations : le Démon est mauvais joueur (Return From the Ashes), de J. Lee Thompson (1965), et le Retour d’Elisabeth Wolff, téléfilm de Josée Dayan (1982).

[2] Le titre Phoenix, il est vrai, n’est rien d’autre qu’une « traduction » de ce Retour des cendres, mais il inscrit le récit dans un registre mythologique

[3] P. 21 dans l’éd. du Livre de Poche.

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