De l’Autre côté du mur

Incomplètement à l’Ouest


Le thème du « passage » de l’Est à l’Ouest a déjà été souvent traité au cinéma, mais De l’Autre côté du mur [édité chez Blaqout] commence exactement là où tant d’autres films s’achevaient et montre, après Flaubert, que « la bêtise consiste à vouloir conclure ».


Quand un homme en a fini,

c’est alors qu’il commence,

et lorsqu’il s’arrête,

sa perplexité demeure.


Siracide, 18.6.


Où l’on voit que la traduction peut être une entreprise totalement désespérée. — L’un des derniers plans de Westen (De l’Autre côté du mur) nous montre la façade d’un cinéma allemand sur la marquise duquel est annoncé un film de Pierre Richard [1], sous son titre allemand comme il se doit, …und jest das Ganze noch mal von vorn… Le responsable des sous-titres français n’a pas eu la courtoisie d’indiquer, ce qui n’eût pas été bien difficile, qu’il s’agissait du film qui se nomme en France Je suis timide, mais je me soigne, mais il faut bien comprendre que, s’il l’avait fait, il aurait dû ajouter une note de bas de page qui n’a pas sa place sur un écran.


Un brin de cinéphilie s’impose ici. A l’époque du Mur, la séparation des deux Allemagne se marquait même dans l’exploitation cinématographique : les films étrangers faisaient l’objet de deux traitements totalement distincts. Le doublage n’était pas le même à l’Est et à l’Ouest. Un même western italien pouvait être traité comme un western sérieux dans sa version est-allemande, et comme un western parodique, trinitesque, dans sa version ouest-allemande [2]. Je suis timide, mais je me soigne n’a pas eu le même titre des deux côtés du Mur. A l’Est, il se nommait Ich bin schüchtern, aber in Behandlung, traduction littérale du titre français. Mais à l’Ouest, il se nommait, comme on l’a dit plus haut, …und jest das Ganze noch mal von vorn…, ce qui signifie à peu près « Et maintenant, on repart à zéro ». On ne s’étonnera pas de trouver à l’Ouest plus d’élan et plus d’optimisme qu’à l’Est — se soigner, ce n’est pas forcément guérir et entamer une vie nouvelle —, mais, redisons-le, ce plan de façade de cinéma que nous avons mentionné constitue pratiquement la conclusion de Westen, alors même que la quasi-totalité du film se déroule en Allemagne de l’Ouest. C’est que, si l’on veut rester dans la tonalité médicale du titre de la comédie de Pierre Richard, même lorsqu’une opération chirurgicale est parfaitement réussie, on ne saurait faire abstraction de la convalescence. Et c’est cette convalescence, longue et difficile, que nous raconte Westen.


Westen commence en fait là où se concluaient bien d’autres films, allemands ou américains. Au bout de dix minutes, l’héroïne, Nelly, escortée de son jeune fils, franchit, de façon parfaitement légale — au grand dam, d’ailleurs, de certains fonctionnaires est-allemands peu avenants — la frontière entre l’Est et l’Ouest et n’est pas loin de sauter de joie dans le car qui la conduit au centre d’accueil réservé aux gens dans son cas.


Mais il faut se méfier des happy ends qui arrivent trop vite. Ce sont parfois de sinistres commencements. Nelly a beaucoup de mal à comprendre le langage des fonctionnaires de l’Ouest. Parce que, paradoxalement, il est très souvent identique à celui que tenaient les fonctionnaires de l’Est. « Oh non, pas encore ! » ne peut-elle s’empêcher de crier quand on lui demande de remplir des piles de formulaires — après qu’on l’a fait se déshabiller entièrement pour vérifier qu’elle ne portait pas de germes suspects. Bien sûr, elle imaginait bien qu’il lui faudrait rester quelques jours, voire quelques semaines, « en transit », mais elle découvre vite que nombre de ses voisins, dans ce centre d’hébergement spartiate où on l’a conduite, sont là depuis plusieurs années. Il y a même ces Polonais qui, fatigués d’attendre dans ce purgatoire, finissent par repartir pour leur Pologne natale.


Faut-il en vouloir aux autorités ? Elles ne sont pas a priori mal intentionnées, mais elles craignent non sans raison la présence, parmi les transfuges, de faux transfuges — en un mot, d’espions. Et elles font d’autant moins confiance à Nelly que le père de son fils s’est mystérieusement évanoui dans la nature quelque temps avant qu’elle ne passe à l’Ouest. Elle ne comprend pas. Elle voudrait simplement qu’on lui donne du travail, un travail, le même que celui qu’elle avait à l’Est. Le même ? Allons donc ! Vous voulez rire ! Ne sait-elle pas que les diplômes dont elle se pare n’ont guère de valeur de ce côté-ci du Mur. A l’Est, camarade Nelly, on n’avait pas le même degré d’exigence…


Peu à peu, c’est un dialogue de sourds qui s’instaure. Elle ne peut supporter de n’être pas reconnue pour ce qu’elle est ; elle se braque. Et non pas seulement contre ces fonctionnaires tatillons qui la harcèlent — même si elle entame une liaison avec un de leurs conseillers américains. Elle ne fait plus confiance à personne. Si la situation n’était aussi désespérée, nous pourrions évoquer un autre film de Pierre Richard, le fameux Grand blond avec une chaussure noire. Posez sur l’individu le plus innocent, le plus ahuri, l’étiquette « espion », et le moindre de ses gestes prendra une signification vertigineuse. La paranoïa s’installe de part et d’autre : Nelly se met à trembler lorsqu’elle voit son si aimable et si serviable voisin jouer avec son jeune fils. Derrière tant d’amabilité, n’y aurait-il pas des horreurs ?


La situation finira par se débloquer — sans cela, il n’y aurait pas d’histoire, ni d’Histoire — grâce à ce jeune fils qui forcera l’héroïne à accepter certains compromis, à regarder l’avenir sans se référer à son passé, à repartir à zéro, donc. Mais, comme le souligne Heide Schwochow, scénariste du film, mère du réalisateur Christian Schwochow, et, d’une certaine manière, double de Nelly puisqu’elle a subi le même parcours, Westen aura mis en lumière, au-delà de la question du Mur et des deux Allemagne, la difficulté fatale qui s’attache à l’immigration en général et qui ne tient pas seulement à la barrière des langues : « Nous parlions allemand des deux côtés, explique-t-elle. Mais nous ne comprenions pas ce qu’ils nous disaient et ils ne comprenaient pas plus ce que nous essayions de leur dire. » Car comment l’immigré pourrait-il ne pas avoir, dans un premier temps tout au moins, des idées un peu floues ? Le monde dont il s’est échappé et dont il tenait à s’échapper n’en demeure pas moins sa principale référence. Tecum fugis. « Tu n’échappes pas à toi-même quand tu t’enfuis », disait Sénèque.


Une telle lucidité n’est malheureusement pas la chose du monde la mieux partagée, mais elle semble être l’une des constantes de ce que d’aucuns appellent, d’une expression assez maladroite, « le nouveau nouveau cinéma allemand ». La Vie des autres, Barbara, Phoenix, De l’Autre côté du mur sont des films qui, sans pour autant être désespérés, ont le courage de dire ce que leurs héros mêmes n’osent point trop admettre : les lendemains qui chantent sont toujours aussi, par la force des choses, des lendemains qui déchantent. Mieux vaut dès lors penser au surlendemain.


FAL


De l’Autre côté du mur (Westen)

Un film de Christian Schwochow

Avec Jördis Triebel

Dvd édité chez Blaqout



[1] Point de snobisme dans cette mention d’un film de Pierre Richard, comédien français, dans cette histoire si allemande. Pierre Richard a expliqué lui-même que la fin de carrière assez peu glorieuse de Louis de Funès (mort en janvier 1983) lui avait laissé un « boulevard » qui lui avait permis, au départ à son insu, de devenir à la fin des années soixante-dix une célébrité en Allemagne et dans plusieurs autres pays d’Europe.


[2] Mais faut-il vraiment s’en étonner ? Sait-on que l’importance des corporatismes est telle, de nos jours, que les films des grandes compagnies américaines font l’objet de deux doublages distincts pour la France et pour le Québec, et que des lois interdisent l’usage d’une version québécoise en France et inversement. [Toutefois, cette contrainte n’existe pas pour les téléfilms et pour les séries télévisées.]

Sur le même thème

Aucun commentaire pour ce contenu.