"L'Oranais", entretien avec son réalisateur Lyès Salem

Les souricières de Salem


Le réalisateur franco-algérien Lyès Salem évoque dans l’Oranais (qui sort en dvd chez Blaq’Out) les débuts de l’Algérie indépendante, mais le mot « indépendance » a-t-il vraiment un sens quand les héros de l’histoire sont emportés dans les inévitables mascarades de l’Histoire ?


Ceux qui ont vu il y a vingt-cinq ans sur la scène du théâtre du Lycée Molière Lyès Salem interprétant le rôle du Comte Almaviva dans le Mariage de Figaro s’en souviennent encore. Il y avait du Cary Grant chez ce jeune homme, capable de traduire le désarroi du Comte avec des airs de fieffé abruti, mais sans jamais perdre une once de sa dignité. Lui aussi s’en souvient encore, et laisse entendre qu’il pourrait bien un jour revisiter ce Mariage sous la forme d’une adaptation cinématographique, mais il tient à souligner la part déterminante qu’avait eue dans la composition de son personnage son professeur de théâtre, Yves Steinmetz. A dix-sept ans, Lyès Salem avait déjà fait du théâtre à Alger, puis au Lycée Voltaire, mais Steinmetz lui a appris deux choses essentielles : d’abord, l’exigence ; ensuite, ce principe paradoxal, mais corollaire du principe d’exigence et mis en pratique avec Almaviva : « Soyons sérieux ; déconnons. »

Poursuivant sur cette lancée, Lyès Salem a fait beaucoup de théâtre, mais il explique qu’il a presque toujours éprouvé sur les planches une frustration qui lui a tôt fait préférer le cinéma (même s’il n’a jamais reçu pour celui-ci de formation spécifique), en tant qu’acteur ou en tant que réalisateur. En tant que réalisateur, il peut penser et contrôler toute la machine. En tant qu’acteur ? « On tourne sa scène et on s’en va. On ne sait pas toujours ce que fait l’autre. Et l’on ne découvre véritablement le film que lorsqu’il est fini. » Au théâtre, l’affaire se complique, parce qu’on est toujours là : « Peut-être changerai-je un jour, mais jusqu’ici je n’ai jamais eu la capacité de me fondre dans le désir de celui qui m’a appelé. “ Joue-le comme ça, me dit-on. Et trouve donc ton bonheur à jouer comme ça.  L’ennui, c’est que j’ai très souvent une idée — mon idée. »


L’essentiel du travail de Lyès Salem est donc cinématographique (même si tout ne s’est pas toujours passé merveilleusement pour lui pendant certains tournages [1]), mais on retrouve dans son nouveau film, l’Oranais, quelque chose du paradoxe almavivien. L’ambiguïté n’est plus dans un même personnage, mais dans deux… à ceci près que ces deux personnages sont comme les deux facettes d’un seul personnage et que Lyès Salem pourrait reprendre à son compte ce que Sergio Leone avait déclaré à propos des héros incarnés par Robert De Niro et James Woods dans Il était une fois en Amérique : « Ces deux hommes, me semble-t-il, ne sont pas tant l’expression de deux personnalités différentes que les aspects parfois contradictoires d’un même personnage… D’une certaine manière, j’ai séparé d’un coup de hachette les différents aspects de la nature humaine pour les attribuer à différents personnages, mais je réunis ceux-ci dans une même histoire dans laquelle ils se heurtent, se battent, s’associent, et de nouveau se séparent. »


Le Il était une fois en Amérique de Lyès Salem pourrait s’intituler, si l’on veut tirer le fil léonien jusqu’au bout, Il était une fois la révolution en Algérie. L’action commence juste avant l’Indépendance et l’évocation de la guerre d’Algérie est réduite à quelques minutes lors desquelles nous voyons Djaffar embringué malgré lui dans une opération assez modeste ayant pour but de permettre à un « frère rebelle » de contourner un barrage de l’armée française, mais l’affaire s’assombrit rapidement. Il y a mort d’homme — involontaire, mais qu’est-ce que cela change ? — et Djaffar est pris dans une spirale qui fera de lui d’abord un héros de la révolution, « l’Oranais », puis, lorsqu’il est convoqué par son camarade Hamid dont nous ne saurons jamais le statut exact (ministre ? officier ? peu importe) un homme de pouvoir. Mais il découvre — et nous découvrons avec lui — que la gloire attachée au pouvoir ne va pas sans certains compromis, voire certaines compromissions qu’il n’accepte pas aussi facilement que Hamid. Pire encore, il se rend compte peu à peu qu’il a été manipulé, mais que même les manipulateurs dont il a été le jouet ont dans une large mesure été manipulés eux-mêmes, le véritable pouvoir restant le plus souvent dans l’ombre.


L’Oranais est donc un film sur les lendemains de l’Indépendance algérienne, mais ces lendemains qui déchantent, ou qui pour le moins chantent souvent très faux, sont ceux de toute révolution et le film peut et doit être vu aussi comme une réflexion sur le pouvoir en général. Qu’on n’attende pas une conclusion définitive de cette réflexion. Le dénouement a un goût d’inachevé, mais c’est cet inachèvement qui permet de nourrir encore un vague espoir, puisque c’est l’inachèvement propre au suspense permanent de l’Histoire et que, comme le disait Flaubert dans sa formule définitive, « la bêtise consiste à vouloir conclure ».



L’Oranais fait partie des films impossibles à doubler, puisque le jeu sur les langues, en l’occurrence l’oscillation entre l’arabe et le français, constitue, pour ainsi dire, l’un des éléments majeurs de l’intrigue.


Lyès Salem <> Oui, sans que jamais d’ailleurs cette oscillation soit justifiée. Je pourrais, moi, expliquer pourquoi j’ai choisi de passer de l’arabe au français à tel ou tel moment, mais les choses ne sont pas toujours très claires dans ce domaine. Mon père est issu d’un milieu extrêmement populaire dans lequel tout le monde parlait et parle aujourd’hui encore algérien, mais lui avait une maîtrise parfaite du français et le parlait sans aucun accent.


Ce bilinguisme n’est-il pas à mettre en rapport avec le fait que les personnages ne cessent de mentir ? Lorsqu’on parle deux langues différentes et qu’une même chose peut avoir deux noms, on peut toujours se dire qu’il n’y a pas de vérité ontologique du langage.


Effectivement. Mes personnages parlent arabe pendant la guerre, parce que ne pas parler français est un acte de résistance. Mais, à la vérité, ils n’ont rien contre le français et se remettent spontanément à parler français quand le détenteur officiel de cette langue est parti. En outre, plus personne ne viendra leur taper sur les doigts s’ils font des fautes ! Il y a des tournures vraiment bizarres dans le français algérien parlé, voire dans celui qu’on trouve dans la presse algérienne. Vous me direz qu’il y a aussi des tournures bizarres dans le français canadien, mais celui-ci a su se donner un statut officiel, alors que le français algérien ne s’est jamais assumé comme tel et connaît de toute façon — et c’est regrettable — un très net recul. Si l’anglais n’a pas atteint en Algérie les couches populaires, j’ai été très impressionné par le niveau en anglais des étudiants que j’ai pu rencontrer à l’École polytechnique d’Alger. Ils sont capables de faire des conférences dans un anglais très fluide. Disons que les rapports de l’Algérie avec la langue française sont encore du type « Je t’aime, moi non plus ».


Quelle est exactement votre langue maternelle et dans quelle langue avez-vous pensé votre scénario ?


Je suis né à Alger, mais ma langue maternelle est le français, puisque ma mère ne parlait que français. Le français reste ma langue la plus immédiate. J’ai adapté les dialogues en arabe avec l’aide de mon vieux copain Kamel Daoud [connu pour sa variation sur l’Étranger de Camus, Meursault — Contre-enquête], qui a d’abord été consultant sur le scénario. Nous nous voyions trois fois par semaine pendant que je préparais le film. Il avançait sur l’adaptation pendant que je faisais les repérages. Nous testions les dialogues ensemble, mais c’est lui qui s’occupait des recherches linguistiques, puisqu’il y a des mots ou expressions arabes qui étaient en usage dans les années cinquante et qui avaient disparu dans les années quatre-vingt.


Alors que vous parlez français sans le moindre accent, vous avez donné à votre personnage un accent algérien. Ne risquiez-vous pas de tomber dans la caricature ?


Oui, et c’est même pour cette raison que je me suis demandé qui allait jouer quoi. Le comédien Khaled Benaïssa a naturellement cet accent. Dans mon histoire, le personnage de Hamid peut avoir un accent très peu prononcé, alors que Djaffar, issu d’un milieu modeste, ne saurait parler un français impeccable. Quand, finalement, j’ai décidé d’interpréter Djaffar, j’ai voulu éviter la caricature ; je ne me suis pas mis à rouler les –r. Disons que nous sommes là face à ce qu’on pourrait appeler « ma schizophrénie », face au fait que je suis assis entre deux chaises. A Alger, où j’étais hier, quand je parle avec des copains, je sens remonter en moi un petit accent. Mais je pense que je le fais un peu exprès, que cela me plaît, puisque je me mets aussi à avoir un petit accent du Sud de la France quand je me retrouve avec la branche de ma famille originaire du Midi.


Vous avez dit, en reprenant une expression de Kateb Yacine, écrivain que vous semblez beaucoup apprécier, que le français était un « butin de guerre ».


En Algérie, la question linguistique et la question de l’identité nationale sont indissociables. Et donc, comme la réflexion sur la seconde a été bâclée, la réflexion sur la première a été forcément bâclée elle aussi. Ç’a été l’arabisation forcenée commencée sous Boumédiène dans les années soixante-dix, mais qui, il ne faut pas l’oublier, était déjà dans les esprits bien avant. Si j’aime beaucoup Nedjma de Kateb Yacine, je ne suis pas particulièrement fanatique de son théâtre. Ce que j’admire chez lui, en fait, c’est le combat intellectuel qu’il a mené et qu’on retrouve dans ses conférences et dans ses essais et dans le recueil extraordinaire publié au Seuil sous le titre le Poète comme boxeur.


On peut s’étonner, étant donné le sujet de l’Oranais, que vous ayez pu trouver une partie importante de votre financement en Algérie même. Comment votre film s’inscrit-il dans le cinéma algérien ?


La production algérienne est maigre. Il a dû y avoir cette année quatre ou cinq films authentiquement algériens, dont le Crépuscule des ombres de Lakhdar Hamina dont j’ignore s’il sortira en France. Ce sont des films « artisanaux ». Rien à voir avec la France, bien sûr, puisque du point de vue de l’industrie cinématographique, la France est un pays à part. Mais rien à voir non plus avec des pays tels que l’Espagne ou l’Italie.

Le cinéma algérien ne dispose pas de financiers, mais il dispose de techniciens qui ne demandent qu’à travailler. Bien sûr, lorsqu’on monte une production en Algérie, c’est un peu compliqué, car les gens manquent de pratique, mais on trouve une énergie exceptionnelle dans les équipes de tournage. Les horaires ? Qui parle d’horaires ? Quand nous avons en France des règles dérivées de combats syndicaux, la seule règle que porte en lui un comédien ou un technicien algérien est « je veux ».

Disons que, comme mon film Mascarades n’était pas passé inaperçu, on ne pouvait pas ne pas m’aider à financer celui-ci. Mais, alors que la part algérienne du budget de Mascarades était de 8%, elle est de 25% pour l’Oranais, ce qui est vraiment beaucoup. C’est que le Ministère de la Culture a mis en place une commission assez indépendante. Non seulement je n’ai pas été censuré, mais j’ai même reçu une lettre saluant « le courage du scénario ». Le seul refus auquel nous nous soyons heurtés est venu de l’armée. Et encore, on ne nous a rien interdit à proprement parler — on s’est contenté de ne pas nous répondre. Nous avions sollicité une autorisation pour un tournage en mer. Notre demande s’est perdue dans les limbes et nous nous sommes débrouillés autrement. La seule chose qui nous ait véritablement été imposée, c’est le carton signalant que le langage employé dans le film pouvait choquer certaines sensibilités. Le langage, et la consommation d’alcool.


De fait, on boit beaucoup — un peu trop ? — dans votre film. La scène où, complètement ivre, vous ne cessez d’insulter un des employés de votre restaurant est peut-être un peu trop appuyée pour être convaincante.


Vous êtes évidemment parfaitement libre de réagir ainsi, mais je voudrais vous dire que cette scène n’était pas dans le scénario et qu’elle est venue « comme ça ». Elle est donc juste, vraie. Vous êtes en face d’un type bourré qui découvre que son ami l’a trahi pendant trente ans. Nous n’allons pas entrer ici dans des subtilités psychanalytiques : en un mot, il hait les autres parce qu’il se hait lui-même. Une telle attitude est d’ailleurs à mettre en rapport avec un des effets toujours présents de la colonisation. L’Algérie est, à ma connaissance, le seul pays où « Sale race » soit une insulte courante, en particulier dans la haute société quand elle entend mépriser la base. Viendrait-il à l’idée d’un Français d’insulter un autre Français en le traitant de « sale Français » ?


Pourquoi Sergio Leone constitue-t-il pour vous une référence si importante que vous vous demandez même, dans l’un des bonus du dvd de l’Oranais, si votre film ne porte pas un peu trop la marque d’Il était une fois en Amérique ?


J’aime le lyrisme de Leone. Et j’ajouterai : son lyrisme artisanal. Si le finale du Bon, la Brute et le Truand s’accompagne d’une musique incroyable de Morricone, les plans n’en sont pas moins montés à la va-comme-j’te-pousse. C’est cette imperfection même qui, chez Leone, me touche. Elle n’existe plus dans Il était une fois en Amérique, film tourné vingt ans plus tard, en 1984, et naturellement beaucoup plus maîtrisé, mais dont le montage inclut néanmoins des audaces invraisemblables. Et il y a aussi l’humour de Leone.

Leone est lié à mon enfance parce que j’ai découvert ses films à la télévision alors que j’étais encore très jeune, et qu’ils présentaient pour nous, même si le genre du western ne nous était pas étranger, des allures de terra incognita. Ajoutons pour l’anecdote que j’ai eu une petite affaire avec Carla Leone, petite-nièce de Sergio, quand j’étais élève au lycée d’Alger !


Prochaine étape ?


Je travaille sur une comédie qui prendra plus à bras le corps la question des rapports entre l’Algérie et la France. Tous les films de Mahmoud Zemmouri, depuis Prends dix mille balles et casse-toi, vont dans ce sens, mais ma veine comique ne sera pas du tout la même que la sienne.

France-Algérie, Algérie-France… On n’en sort pas. Je vous avoue que je commence à en avoir un peu assez de me sentir obligé de traiter ce sujet, et j’aimerais bien m’en affranchir. Mais inversement, tant que la question se posera, il faudra bien la poser. Voyez Abdellatif Kechiche : il lui a fallu réaliser quatre films avant d’en réaliser un cinquième qui ne traite pas des émigrés. Ici et là-bas, là-bas et ici, c’est un sujet qui colle à la peau.


Propos recueillis par FAL



[1] Lyès Salem résume ainsi son expérience spielbergienne : « Quelqu’un m’a appelé un jour pour me dire que Spielberg avait vu mon film Cousines et qu’il voulait me proposer un rôle dans Munich. J’ai raccroché au nez de mon interlocuteur, persuadé que c’était une blague. Mais non, on m’a rappelé pour me dire que tout cela était très sérieux. Je me suis donc retrouvé sur l’île de Malte en me disant que j’allais rencontrer Dieu. Mais quand je me suis présenté sur le plateau, j’ai dû faire quelque chose, même si je ne sais pas quoi, qui a fait que Dieu m’a mis à l’écart. Nous étions quatre qui devions interpréter des gardes. Chacun a eu quelque chose à faire, sauf moi. Quand l’assistant-réalisateur a demandé à Spielberg : “ Et lui ? ”, la réponse a été : “ Rien. ” Et quand, dans les jours qui ont suivi, j’ai eu l’occasion de le croiser, Spielberg m’a chaque fois regardé d’une façon un peu étrange. J’en ai conclu que j’avais rencontré Dieu, mais que Dieu était un homme très occupé. J’attends de revoir un jour Spielberg pour pouvoir lui demander ce que j’avais bien pu faire, ou ne pas faire, pour récolter un pareil traitement. »


L’Oranais

Un film de Lyès Salem

avec Lyès Salem, Khaled Benaïssa, Djemel Darek, Amal Kateb, Najib Oudghiri

Blaq Out

20€

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