La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil. Et avec un petit pois à la place du cerveau ?
La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil. Et avec un petit pois à la place du cerveau ?
François Truffaut et Michel Audiard avaient déclaré qu’il n’arrivait presque jamais qu’un film inspiré d’une grande œuvre littéraire soit un grand film.
Ce théorème n’est malheureusement pas réversible. Joann Sfar prouve avec la Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil qu’un roman très médiocre peut donner lieu à un film tout aussi médiocre.
A l’origine, il y a donc un récit de Sébastien Japrisot qui se présente comme un roman policier classique, mais qui ne tient pas debout au moins pour trois raisons. Même si l’on veut bien accepter dans toute œuvre d’art un certain nombre de licences poétiques, il est bien difficile d’admettre que l’héroïne du titre puisse être, au même moment, victime de deux manipulations qui n’ont strictement rien à voir l’une avec l’autre. Il est bien difficile de croire un instant en la première manipulation, puisque — believe it or not — elle implique que, sur la route entre Paris et Villefranche-sur-Mer, autrement dit sur mille kilomètres, il n’y ait qu’un café, qu’un hôtel, qu’une seule station-service. Il est bien difficile enfin d’avaler le dernier chapitre, celui de l’explication, puisque, là où le regretté Commissaire Bourrel se contentait d’un « Bon sang, mais c’est bien sûr » pour dénouer en cinq (dernières) minutes, d’un coup, tous les fils de l’intrigue, Japrisot a besoin de soixante pages bien tassées pour révéler qui a fait quoi quand et comment. Autant dire qu’il aurait mieux valu prendre des notes en lisant le récit proprement dit pour voir si tout concorde. Et nous ne parlons pas de cette petite fille qu’on laisse en plan on ne sait trop où. Non, non, elle n’est pas assassinée ; elle n’est pas morte ; elle ne disparaît pas. On l’oublie, tout simplement.
La faute majeure de Japrisot est que, dans ce roman comme dans son Piège pour Cendrillon, il a voulu réaliser le mariage de la carpe et du lapin, autrement dit celui du nonsense — un de ses personnages se présente à un moment donné sous le (faux) nom de Louis Carroll — et du sens. Mais si, comme l’avaient fort bien expliqué Boileau-Narcejac, entre autres dans leur Que Sais-Je ? intitulé tout simplement le Roman policier, tout le plaisir du récit à énigme consiste à transformer du sensible en intelligible, une telle métamorphose ne saurait se produire pour le nonsense, puisque celui-ci, par définition, does not make sense. A moins qu’on ne téléphone au Docteur Freud, mais, encore une fois, le roman policier ne saurait faire l’économie d’un certain réalisme et se cantonner au Wonderland, autrement dit au pays des fantasmes.
Ajoutons que cette sinistre médaille a un revers optimiste. Notre dame s'est toujours crue moche et nunuche. Cette « autre » avec qui on la confond est chaque fois présentée comme un modèle de séduction. Il y a donc dans cette fable tragique l'idée positive que, tous autant que nous sommes, nous valons peut-être mieux que ce que nous pensons valoir. (Le même message était d'ailleurs présent dans Piège pour Cendrillon.)
Mais, encore une fois, tout cela serait bel et bon si le dénouement dénouait vraiment. Celui du roman étant, comme on l’a dit, interminable et imbuvable, les scénaristes ont décidé de faire court et de tout résumer sous la forme d’un monologue de deux ou trois minutes ponctué de quelques brefs flashbacks. Las ! le remède est pire que le mal et l’on se demande à certains moments si certains personnages n’ont pas fait plusieurs fois l’aller-retour Paris-Nice en avion en une même nuit. Bref, on s’en moque.
Certains critiques bienveillants ont trouvé, tout en dénonçant sa fin pour le moins bâclée, que le film n’était pas dépourvu d’un certain charme, dans sa reconstitution des années soixante-dix, et dans son style. Ils n’ont pas dû connaître les seventies, ces braves gens. Il n’y a jamais eu à Orly un panneau de signalisation indiquant la direction Cannes/Nice (on s’est toujours contenté d’indiquer Lyon). Les individus de sexe mâle n’ont commencé à porter des boucles d’oreille que dans les années quatre-vingt. Et, inversement, quand l’histoire porte la marque de son époque, elle la porte d’une manière telle qu’on ne peut plus avaler le moindre élément de l’intrigue. Ah ! cet épisode n’est plus concevable aujourd’hui avec les téléphones portables. Ah ! ce truc ne marcherait plus, puisqu’on a l’ADN. Ah ! elle n’en serait pas là si elle avait à sa disposition un GPS. Mauvais procès ? Non. Si toute œuvre doit se rattacher à son époque, il faut aussi qu’elle offre une certaine marge qui permette, ne serait-ce que fantasmatiquement, une transposition : Don Juan n’avait ni le téléphone, ni Internet à sa disposition, mais son mythe, comme on dit, « fonctionne » encore aujourd’hui.
Quant au style de cette Dame, il se résume essentiellement à une idée de mise en scène, dont on ne niera certes pas l’efficacité : Sfar, pour traduire graphiquement le vertige qui envahit son héroïne, martèle son affaire de flashbacks et de flashes-forward, faisant ainsi sauter tous les repères temporels qui sont l’architecture d'un récit « normal ». Mais, alors même que, dans un récent numéro du Figaro, il avouait toute une série d’influences, dont celle de Chabrol — puisque sa Dame n’est pas si éloignée de la Femme infidèle —, il ne signale à aucun moment le film de Soderbergh l’Anglais, qui était tout entier conçu à partir de ce principe du mélange entre le back et le forward. Il est bien difficile d’imaginer qu’il n’ait pas vu cette chose, ou que son monteur ne l’ait pas vue.
Nous évoquions plus haut le bon Docteur Freud. On pourra réfléchir, en rapport avec cette histoire de dédoublement de la personnalité, au fait que « Sébastien Japrisot » était non seulement le pseudonyme de l’auteur — un tel déguisement est chose bien banale en littérature —, mais l’anagramme de son véritable nom, Jean-Baptiste Rossi. On pourra se demander si ce « ni tout à fait le même-ni tout à fait un autre » n’est pas l’écho de la difficulté d’intégration, à une certaine époque, des immigrés italiens dans une France somme toute assez peu « accueillante », d’autant plus qu’en choisissant de prendre la route du Sud, la Dame rejoint la partie de la France la plus proche de l’Italie. Pourquoi pas ? Mais pour déchiffrer un tel sous-texte, il eût fallu que nous disposions d’un vrai texte.
Les cinéphiles se souviennent peut-être que le roman de Japrisot avait déjà été porté à l’écran il y a plusieurs décennies par Anatole Litvak, avec Samantha Eggar dans le rôle de la Dame. Sans doute cette version est-elle disponible sur certains illi-sites de téléchargement, mais elle n’a été nulle part dans le monde commercialisée sous la forme d’un dvd. Souhaitons à la Dame de Sfar un destin plus glorieux.
FAL
La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil
un film de Joann Sfar, avec Freya Mavor, Benjamin Biolay
août 2015
Adapté du roman de Sébastien Japrisot, La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil, Gallimard, édition originale 1966, folio policier pour l'édition courante
Voir quand même la bande-annonce ?
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